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Évelyne Buissière (avril 2006)

II - La beauté comme liberté dans le phénomène : vers une définition objective du beau

Pour définir le beau, nous allons faire un détour par l’application de la beauté à la personnalité morale de l’homme. Qu’est-ce qu’une belle personnalité, un bel acte ? Pour les Grecs, l’action morale doit être bonne et belle, il est impensable de séparer les deux dimensions. Pourquoi l’action morale a-t-elle aussi une dimension esthétique ? . On trouve le modèle de la belle âme dans le Wilhelm Meister de Goethe : le livre 6 est intitulé « Les confessions d'une belle âme » : Goethe nous présente une héroïne qui s'éloigne de la vie mondaine pour donner de plus en plus de place à une expérience mystique dans laquelle elle vit la plénitude d'une relation avec Dieu. «peu à peu, je me mis à douter des points de vue de tant de gens hautement célèbres .... Je connaissais mon dieu et voulais l'avoir pour seul guide.» . Elle vit en ne se tournant que vers «l'ami invisible, unique et fidèle.» La belle âme est donc concentrée sur sa vie intérieure et pense que seule sa vie intérieure a valeur. L'héroïne de Goethe ne se marie pas, ne fait rien de concret sinon vivre sa vie intérieure. Hegel critiquera sévèrement cette figure de la moralité : «Elle se prend elle-même comme ce qui dans sa contingence est pleinement valide.» (Phénoménologie) Mais l’héroïne vit dans son mode intérieur en suivant ses impulsions et atteint une sorte d’équilibre dans la pureté. L'héroïne de Goethe affirme ainsi «En face de l'opinion publique, ma conviction profonde, mon innocence étaient mes plus sûrs garants».

Ce n’est pas seulement la personne morale qui est en jeu car l’accomplissement d’un acte moral n’a pas une dimension esthétique. Souvent, pour agir moralement, il nous faut contraindre notre nature sensible à l’obéissance à la loi morale. Dans la « belle âme », sa sensibilité la pousse spontanément à accomplir ce que la morale exige. La vie raisonnable et la vie sensible sont naturellement d’accord en elle. La sensibilité se plie à la morale tout en semblant conserver sa liberté.

La liberté de la belle âme est donc une liberté de tout son individu, à la fois sensible et rationnel : Schiller la décrit en ces termes : « La volonté de l’homme est pleinement libre entre le devoir et l’inclination et aucun déterminisme physique ne peut et ne doit empiéter sur ce droit royal de sa personne. En conséquence, l’homme ne pourra conserver la faculté de choisir et cependant être un chaînon sûr dans la chaîne causale des forces que si dans le monde des apparences,les deux mobiles de l’inclination et du devoir engendre des effets complètement identiques et que si, quelle que soit la forme de la volonté, la matière en demeure la même : il faut donc que ses instincts se trouvent avec sa raison en un accord tel qu’ils soient mûrs pour une législation universelle. » L4. Elle obéit à son devoir par goût et par plaisir.

La beauté est donc l’harmonie de la nature et de la liberté qui peut exister en l’homme. Seul l’homme peut être beau car lui seul se pose le problème d’harmoniser le devoir moral et la sensibilité. Il n’y a beauté que là où il y a liberté. Tout ce qui est purement descriptif est donc à exclure de l’art. Le poète ou le peintre doivent transformer la nature inanimée en symbole de la nature humaine pour qu’elle exprime la liberté. (Schiller dit par exemple que la poésie parle de paysage riants, d’arbres majestueux, qu’elle donne ainsi des qualités humaines à la nature qui sans cela ne pourrait être belle.)

C'est seulement en présence d'un objet beau que l'homme éprouvera une intuition de son humanité totale, qu'il se sentira entièrement homme car l’objet beau éveille en lui sa beauté intérieure.

On peut donc définir l'objet beau non seulement par ses effets mais en lui-même : la beauté est une forme vivante, un mélange harmonieux de contenu et de forme. Le contenu est ce qui vient du monde, de la nature, ce que l'homme ne crée pas mais qui est son contenu concret et se présente sous l’aspect de la diversité. La forme, c'est ce que l'homme impose au monde extérieur, la transformation qu'il lui fait subir. Forme et contenu peuvent s'opposer, la forme apparaître comme une contrainte (la technique est une façon de contraindre le contenu).

Dans l'art, c'est comme si la forme et le contenu étaient faits l'un pour l'autre, la matière matérielle et la forme idéelle se rencontrent harmonieusement (Platon, qui pourtant méprise le sensible, dit bien dans le Banquet que la contemplation de la beauté physique est le premier pas vers la beauté des Idées). L'homme travaille à donner une forme, le contenu épouse de lui-même la forme, c'est comme si l'homme et la nature cessaient de s'opposer, comme ils le font dans le travail, pour travailler ensemble. L’œuvre est comme une forme vivante : son âme habite son apparence sensible sans contradictions. Son apparence manifeste son âme. L’œuvre est donc bien comme un reflet de l’infini dans le sensible, comme la présence de la liberté à travers l’activité formelle exercée sur le divers de la sensibilité. Du coup, sa forme vit dans notre sentiment, son apparence prend forme dans notre entendement : elle cause ce libre jeu qui libère nos deux natures.

L'art, c'est l'homme réconcilié avec lui-même dans un monde réconcilié avec l'homme. L’œuvre est forme vivante : contenu et forme vivent de leur harmonie. La vie est bien cette unité totale, indivisible des parties : contenu et forme sont dans l'art dans un rapport vivant : on ne peut changer une note d'une symphonie, un mot d'un poème. « L’objet de l’instinct de jeu pourra donc représenté par un schème général, s’appeler forme vivante, ce concept servant à exprimer toutes les qualités esthétiques des choses et en bref ce que au sens le plus large du mot on appelle beauté….. Un bloc de marbre, bien qu’il soit et demeure inerte, n’en peut pas moins devenir, grâce à l’architecte et au sculpteur une forme vivante….. Dans la mesure seulement où sa forme vit dans notre sentiment et où sa vie prend forme dans notre entendement, il est forme vivante, et il en ira ainsi dans tous les cas où nous jugerons qu’il est beau. » L15. L’œuvre est la liberté dans le phénomène.

La beauté a donc idéalement un rôle à la fois apaisant puisqu’elle réduit l’opposition de nos instincts et un rôle énergisant puisqu’elle les porte à leur intensité maximale. Dans la réalité, l'idéal de l'art n'est jamais total : Schiller distingue la beauté énergique et la beauté apaisante. La beauté énergique accroît notre activité, notre force morale et l’intensité de nos sentiments mais elle ne peut nous guérir des restes de sauvagerie en nous. La beauté apaisante détend l’âme, elle l’harmonise mais elle risque de conduire à la mollesse. (cf Lettre10). Le rôle de la culture, c'est d'équilibrer les deux tendances de l’homme en les développant. L'art n'a donc pas de but autre que représenter l'idéal de l'humanité.

L'objet beau est donc celui par lequel l'homme a une intuition de son humanité totale. Face à l'objet beau, il sent pleinement la diversité et la richesse des sensations et l'unité et la liberté de la forme choisie par l'artiste. C'est comme si la sensation et l'entendement concourraient au même but en harmonie. Cet objet réveille l'instinct de jeu : le jeu=s'imposer une contrainte librement, liberté dans des règles strictes. «L'instinct sensible aspire à recevoir une détermination, à accueillir son objet; l'instinct formel aspire à déterminer lui-même, à engendrer son objet; l'instinct de jeu s'appliquera donc à être réceptif dans la disposition où l'instinct formel eût lui-même engendré et à engendrer dans la disposition où la sensibilité tend à recevoir.» L14 .Dans le jeu, la règle, la forme est vivante. Les deux instincts sont satisfaits.

Alors que Kant refuse une base objective à l’accord de l’entendement et de l’imagination dans le jugement esthétique, pour Schiller, l’objet beau est incarnation de la liberté. C’est comme s’il s’était déterminé lui-même, de par sa propre nature. On va dire libres les beaux objets par analogie avec la liberté humaine. La beauté est la liberté dans l’apparence, dans le phénomène. Tout ce qui contrarie la liberté nuit à la beauté : la raideur dans les attitudes, trop d’artifice, ce qui semble contraindre la nature. « Tout être beau de la nature est un témoin qui me crie sois libre comme moi et qui m’invite à découvrir la liberté qui est en lui » écrit Schiller dans un petit texte analysant l’idée de beauté intitulé Callias. Lorsque Kant dit que l’art est beau quand il ressemble à la nature, il fait bien aussi de la spontanéité de la nature, de sa liberté, une condition de la beauté. « Quand l’artisan porte la main sur une masse amorphe afin de lui donner une forme qui réponde à ses fins, il n’hésite pas à lui faire violence car la nature qu’il élabore en mérite en elle-même aucun respect… Quand l’artiste porte la main sur la même masse, il n’a pas d’avantage scrupule à lui faire violence ; il évite seulement de la laisser paraître. Il n’a pas le moins du monde pour la matière qu’il élabore plus de respect que pour l’artisan, il cherche seulement, en lui faisant une concession apparente, à créer une illusion pour l’œil qui prend sous sa protection la liberté de cette matière. ». Le marbre froid et rigide mime la douceur et la tiédeur de la peau et la statue fait oublier qu’elle est de marbre.

« Dans une œuvre d’art vraiment belle, le contenu doit compter pour rien tandis que la forme y fera tout ; car la forme seule agit sur la totalité de l’homme, le contenu au contraire sur des forces isolées seulement. Le contenu aussi sublime et vaste qu’il soit, exerce donc toujours une action limitative sur l’esprit et c’est de la forme seulement que l’on peut attendre une liberté esthétique véritable. Le vrai secret du maître artiste consiste donc à détruire la matière par la forme. »L22.

La définition objective du beau, c’est donc l’objet fini qui contient en lui l’infini, l’objet dans lequel la liberté de la forme a absorbé en totalité la dispersion du contenu : « La beauté est la seule façon qu’ait la liberté de s’exprimer dans l’apparence. »L23.

Mais l’art ne peut-il pas représenter la douleur, tout ce qui montre l’homme non pas libre mais écrasé par la nature ? Comment exprimer un contenu qui serait négation de la liberté de la forme ? L’art est-il réduit à ne représenter que les belles personnalités exemptes de la pesanteur de la matière (=les dieux grecs) ? Nous allons nous attarder un instant sur l’analyse d’un groupe Le Laocoon. (vous pouvez voir la statue sur le site  http://www.bluffton.edu/-sullivan /laocoon/laocoon.html ou en tapant Laocoon, vous trouvez plusieurs sites présentant la statue. Confrontez la statue avec le texte de Virgile, livre II de l’Enéide qui traite le même sujet. ). En 1766 Lessing publie une étude sur Laocoon et il analyse les rapports de la poésie et de la peinture, entre arts visuels et arts du langage. La peinture est-elle un poème muet et la poésie un tableau parlant ? Deux arts différents peuvent-ils dire la même chose auquel cas, l’oeuvre ne serait qu’une forme de langage qu’on pourrait traduire dans les différents arts. Horace dans son art poétique conseille « ut pictura poésis. ». Pour Lessing, les deux arts en sont pas équivalents. Peinture et poésie forment chacune un système qui a sa cohérence propre qui a ses limites. Le Laocoon de Virgile crie, celui de la statue antique ne fait que gémir. La sculpture en pourrait pas représenter la déformation du visage dans le cri. Ce serait laid. Elle implique une retenue dans les effets alors que la poésie doit au contraire exagérer pour que l’image se forme dans notre esprit, elle doit être fortement évocatrice.

Goethe consacre aussi une analyse au groupe du Laocoon. Pour lui cette sculpture est exemplaire. Elle met en évidence ce que sont les réquisits de la belle œuvre d’art. « Les véritables œuvres d’art, comme les œuvre de la nature, dépassent toujours infiniment les capacités de notre entendement. Une œuvre, on la contemple et on la sent ; elle est agissante mais elle ne saurait être réellement connue. » commence Goethe. L’œuvre ne peut donc être réduite à sa dimension cognitive, il faut la saisir dans sa présence émotive, comme une force agissante qui entre en interaction avec nous. (Goethe et Schiller sont non seulement contemporains mais amis..). « Toute œuvre d’art éminente représente la nature humaine » continue Goethe. L’art ne peut être purement descriptif sinon il serait sans effets sur nous. L’œuvre montre « des natures vivantes hautement organisées. ». On retrouve ici les thèses de Schiller. Goethe énonce les critères de la belle œuvre dont le principal : la beauté ainsi définie « L’objet est soumis à la loi de la beauté spirituelle, qui naît de la retenue à laquelle l’homme formé en vue de la représentation ou de la reproduction du beau sait soumettre tout, même les extrêmes. ». Une œuvre d’art n’est pas un débordement passionnel. Le contenu est toujours soumis à la règle de la forme sans être déformé. L’œuvre n’est donc pas excessive (c’est pour cette raison que Hegel verra dans l’art romantique une sortie des normes de l’esthétique : si l’expressivité l’emporte sur la mise en forme, il n’y a plus d’art. Des larmes sont expressives mais n’ont rien d’esthétique. Les chants les plus beaux ne sont pas les plus désespérés, ils sont ceux qui sont le mieux mis en forme…). A propos du Laocoon Goethe continue : « Que l’œuvre doive être qualifiée de belle, voilà certainement qui est hors de doute pour quiconque saisit avec quelle retenue l’extrême d’une souffrance physique et morale est représenté ici . ». Goethe note que le groupe représente les différents stades de la douleur physique et morale. « Lorsque l’un des corps est rendu incapable de se défendre parce qu’il est ligoté, que l’autre peut certes se défendre mais il est blessé, tandis que la troisième possède encore un espoir de fuite. La première situation est celle du fils cadet, la deuxième celle du père et la troisième celle de l’aîné. ». La statue montre donc le point culminant de l’action et les trois moments de la douleur. Bien que statique, elle suppose une progression. « En face de ses propres souffrances ou de souffrances étrangères, l’homme ne dispose que de trois sentiments : la peur, la terreur et la pitié. Ces trois sentiments, notre œuvre les représente et les fait naître et cela selon les gradations appropriées. ». L’œuvre réalise donc un équilibre formel et expressif parfait évitant à la fois la froideur et la difformité. La souffrance peut donc bien être représentée. L’idéal de la beauté ne réduit pas l’art à la représentation de jolies petites fleurs bleues. La notion de beauté est critiquée dans l’esthétique analytique car elle serait une propriété obscure des œuvres. Pourtant, si l’on veut expliquer le mystère de la création esthétique (d’objet produits en dehors de tout besoin), il faut bien faire l’hypothèse que par l’art l’homme représente l’infini de sa liberté dans le phénomène, qu’il affirme l’unité de sa nature sensible et spirituelle et que l’œuvre est donc bien un équilibre formel parfait, donc qu’elle est belle. L’objet laid peut être expressif, signifiant, avoir une fonction cognitive… mais il n’est pas un éclat de l’infini dans le phénoménal car il manifeste la soumission, la douleur plutôt que la liberté. Une esthétique du beau n’est pas passée de mode, surtout si comme Schiller, la réflexion esthétique prend une dimension politique.