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Évelyne Buissière (avril 2006)

I - L’art comme réalisation de la double nature de l’homme

L'homme a une nature sensible, il vit dans la relativité du temps et de l'espace qu'il perçoit à travers ses sensations. La sensibilité pour Schiller comme pour Kant, c’est la dispersion, ce qui est juxtaposé, accumulé et non ordonné par une forme. La nature sensible, c’est le moi phénoménal. Il a aussi une nature raisonnable, une personnalité qui assure sa permanence à travers ses changements d'états, qui ne dépend donc pas du temps ni des sensations, qui est libre par rapport à l'expérience. Cette nature rationnelle, c’est la capacité de mettre en forme, Kant aurait dit la spontanéité de l’entendement qui se fonde dans le moi comme synthèse a priori (le je pense qui accompagne toutes les représentations). «Le second des instincts que l'on peut appeler l'instinct formel procède de l'existence absolue ou de la nature humaine raisonnable, et il tend à rendre l'homme libre, à introduire de l’harmonie dans la diversité de ses manifestations, à affirmer sa personne en dépit de tous les changements de ses états.»L12.

Le but de la vie humaine et donc d’harmoniser ces deux tendances, de satisfaire à la fois son être sensible et son être rationnel, de parvenir à une unité qui n’annule pas la diversité et à une diversité qui ait un sens. « Pour n’être pas simplement monde, il faut qu’il donne forme à la matière. Pour n’être pas simplement forme, il faut qu’il procure réalité à la disposition qu’il porte en lui…. Il doit extérioriser tout ce qui lui est intérieur et mettre en forme tout ce qui est extérieur.» L11.

Ces deux natures sont divisées dans leur principe. L’une tend au changement, l’autre à l’immutabilité. Et chacune d’elle a tendance à dépasser ses limites pour envahir le domaine de l’autre. La dispersion dans le sensible peut empêcher la constitution d’une personnalité cohérente. Au contraire, l’instinct raisonnable peut imposer une règle invariable à la vie sensible et en annuler la diversité (si par exemple, un homme suivait toujours la loi morale kantienne). Ces deux natures s'expriment le plus souvent l'une au détriment de l'autre. Lorsque l'homme s'impose un devoir, il est bien sûr libre, c'est lui-même qui se l'impose, la loi morale vient de sa propre raison, mais il y a pourtant contrainte car l'instinct physique n'obéit pas naturellement à la loi morale : la partie physique de l'homme est sous la contrainte, par exemple lorsque l'on doit estimer quelqu'un pour qui l'on a aucune affection. Pour Kant, il s’agit d’une réelle liberté, pour Schiller, la raison exerce une contrainte sur la sensibilité et si la raison est libre, l’homme en tant qu’être sensible ne l’est pas. Inversement, lorsque l'on suit seulement l'instinct physique, c'est souvent l'aspect moral de l'homme qui est contraint : lorsque l'on est par exemple, emporté par une passion à aimer un être pour lequel on n'a aucune estime. Il faut dépasser cette double contrainte pour parvenir à réconcilier l'homme avec lui-même sinon, l’homme est incomplet, fragmentaire. « Il y a deux façons pour l’homme d’être en opposition avec lui-même : il peut l’être à la manière d’un sauvage si ses sentiments imposent leur hégémonie à ses principes, à la manière d’un barbare si ses principes ruinent ses sentiments. »L4.

L'homme peut être incomplet en tant que sauvage ou que barbare. Le sauvage suit ses sentiments qui dominent sa raison, sa liberté. Le barbare, c'est celui qui ne suit que la raison et est insensible à tout sentiment : «La prépondérance de la faculté discursive doit nécessairement dépouiller l'imagination de sa force et de son feu, celle-ci ne peut que perdre de sa richesse. C'est pourquoi le penseur abstrait a bien souvent un coeur froid car il décompose les impressions qui n'émeuvent l'âme que dans la mesure où elles restent une totalité; l'homme d'affaire a bien souvent un coeur rétréci car son imagination, enfermée dans le cercle borné de sa profession, ne peut pas se dilater jusqu'à comprendre des conception qui lui sont étrangères.» L6.

Il faut donc parvenir à harmoniser ces deux natures. C’est l’un par l’autre que ces deux instincts vont se limiter. Si chacun d’eux développe son aptitude particulière, ils parviendront à s’équilibrer. L’instinct sensible doit produire une grande diversité d’expérience et l’instinct raisonnable doit développer une grande capacité de synthèse. Ce n’est pas en s’appauvrissant qu’ils s’équilibrent mais au contraire en se développant mutuellement. C’est le rôle de la culture. « Son œuvre est par suite double : elle est premièrement de protéger la vie sensible contre les empiètements de la liberté, deuxièmement d’assurer la sécurité de la personnalité contre la puissance des sensations. Elle atteindra le premier objectif en développant la faculté de sentir, le second en développant la faculté raisonnable…. Lorsque l’homme réunira ces deux aptitudes, il associera à la suprême plénitude d’existence l’autonomie et la liberté suprême, et au lieu de se perdre en prenant contact avec le monde, il l’absorbera bien plutôt en lui avec tout l’infini de ses phénomènes et il le soumettra à l’unité de sa raison. » L12.

L’expérience de la beauté est l’occasion qui permet cet équilibre. En présence de la beauté, l’homme se sent un homme total. Il acquiert la liberté esthétique qui est supérieure à la liberté morale. Intervient ici un troisième instinct : l’instinct de jeu qui est défini par l’absence de contrainte. « L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot, il est homme et il n’est tout à fait homme que là où il joue. »L15 c’est-à-dire ni subit aucune contrainte, ni sensible ni rationnelle.

Ce n’est que lorsque l’homme joue qu’il est pleinement homme et seul l’homme est capable de jouer. « En un mot l’instinct sensible doit être par la personnalité maintenu dans ses justes limites et l’instinct formel doit l’être dans les siennes par la réceptivité ou la nature. »

La scission tragique de l’homme est accentuée par la société. Schiller va critiquer la montée de la déshumanisation liée à la division du travail. L'homme est aussi divisé de par son rôle social. La fragmentation des facultés a été rendue nécessaire par le développement de la société moderne. Chacune des sciences ou des activités a obligé l'homme à penser avec précision, à se spécialiser dans un domaine, chaque faculté est obligée de se limiter à un domaine propre. La spécialisation est efficace techniquement mais elle est dangereuse humainement car l'homme ne développe plus en lui l'humanité totale, il n'est plus toutes les potentialités de son espèce mais il devient un rouage de la société, voué à des tâches parcellaires. Il n'est rattaché à la totalité de l'Etat que par l'aspect partiel de son activité et non par toutes les fibres de son humanité. L'Etat en retour fait de la spécialisation le critère pour juger la valeur de l'homme et ne tient pas compte de sa réalité totale concrète (l'abstraction=détacher un aspect partiel de la totalité). Lettre 6 «Ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l'humanité moderne. Dès que d'un coté une séparation plus stricte des sciences, et de l'autre une division plus rigoureuse des classes sociales et des tâches furent rendues nécessaires, la première par l'expérience accrue et la pensée plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des Etats, le faisceau intérieur de la nature humaine se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l'harmonie de ses forces… Tandis que sur un point, l’imagination luxuriante dévaste les plantations laborieusement cultivées par l’entendement, sur un autre, la faculté d’abstraction dévore le feu auquel le cœur aurait dû se réchauffer et la fantaisie s’allumer. ».» L 6. Mais il ne s'agit pas de vouloir abolir la civilisation, retourner à un état antérieur, critiquer le développement de la raison.

Pourtant, nous sommes dans une situation intenable : « La communauté sociale fait fonction de critère de l’homme ; elle n’honore chez tel de ces citoyens que la mémoire, chez tel autre que l’intelligence de tabellion, chez un troisième que l’aptitude mécanique… »L6. C’est cependant une étape nécessaire. Schiller se souvient de l’insociable sociabilité kantienne. « L’antagonisme des forces est le grand instrument de la culture, mais il n’est que l’instrument…. Une activité unilatérale des forces conduit certes immanquablement l’individu à l’erreur mais elle mène l’espèce à la vérité….Aussi considérable donc que soit pour l’ensemble de l’humanité le bénéfice qui résulte de cette culture parcellaire des facultés humaines, on ne peut pas nier que les individus qui y sont voués n’en souffrent comme d’une malédiction de cette finalité de l’univers. »L6. La finalité de l’univers en peut entrer en contradiction avec celle de l’homme réel. Les générations présentent en peuvent éternellement se sacrifier pour l’avenir : « L’homme peut-il avoir pour destination de faire abstraction de lui-même en considération d’une fin quelconque ? »L6 demande Schiller. La réponse est évidemment que l’homme ne peut-être que lui-même sa propre fin car rien dans l’univers n’est au-dessus de la dignité et de la liberté humaine (souvenez-vous du sublime dynamique).

L'homme doit reconstituer son humanité totale dans l'harmonie de ses deux dimensions. Chacune des deux facultés doit se limiter non par sa faiblesse ou sa frustration mais par le plein épanouissement de l'autre. l'instinct sensible doit être borné par la force de la tendance raisonnable et la tendance raisonnable doit être limitée par la richesse des sensations. Il faut réconcilier la nature et la civilisation : c'est le problème même de Rousseau dans son Second Discours et dans le Contrat Social : la civilisation conduit à une destruction de l'homme comme espèce. Il faut la reconstituer. Mais Rousseau voit la solution dans la politique et dans l'éducation selon la nature : Schiller la voit dans l'art qui est d’emblée aussi politique. « La forme victorieuse est à égale distance de l’uniformité et du désordre. »L4.

La belle personnalité est la finalité ultime que l’homme et la société doivent atteindre. Elle consiste dans l’équilibre parfait des deux instincts : « Nous avons donc été conduit à concevoir entre les deux instincts une réciprocité d’action telle que l’activité de l’un à la fois fonde et limite l’activité de l’autre, et que chacun d’eux parvient à la manifestation la plus haute de soi par cela même que l’autre est à l’œuvre. »L14.

L’expérience esthétique permet d’atteindre cet équilibre de l’homme : « Il faut attendre de la beauté un effet à la fois apaisant et énergique : apaisant pour contenir dans leurs limites l’instinct sensible autant que l’instinct formel ; énergique pour les maintenir tous deux dans leur force. ». Elle donne aux deux instincts assez de force pour qu’ils se limitent réciproquement sans s’entraver. « Par la beauté l’homme sensible est conduit à la forme et à la pensée ; par la beauté, l’homme spirituel est ramené à la matière et rendu au monde des sens. »L18. La contrainte est remplacée par le libre épanouissement harmonieux de nos facultés qui culmine dans l’instinct de jeu. La vie semble légère lorsque la sensibilité est naturellement en accord avec la raison, le plaisir de vivre s’allie à l’estime de soi. « Il est donc non seulement permis métaphoriquement mais encore philosophiquement exact d’appeler la beauté notre deuxième créateur. Sans doute nous rend-elle simplement possible d’être homme et s’en remet-elle pour le reste à notre volonté libre de décider dans quelle mesure nous voulons effectivement le devenir ; mais c’est précisément en ceci qu’elle ressemble à la nature qui en nous créant une première fois ne nous a conféré elle aussi que le pouvoir d’être hommes, abandonnant à la décision de notre volonté l’usage que nous ferions de cette faculté. »L21.

Schiller analyse donc en terme de jeu l’effet de la beauté sur l’homme mais il donne une assise anthropologique et sociale à son analyse ce que Kant ne faisait pas, limitant l’analyse à une analyse transcendantale et non anthropologique. En conséquence, Schiller va aller plus loin et donner une définition objective de l’objet beau, ce que Kant refusait puisque que de la beauté il n’y a pas de concept. SI pour Schiller, la beauté a un effet anthropologique (et par suite politique) si le jeu n’est pas seulement la possibilité d’un usage transcendental de nos facultés (vous vous souvenez que l’idée d’un sens commun n’est qu’une hypothèse pour Kant, qui répugne à franchir le pas), et bien, il y a nécessairement pour Schiller un corrélat objectif de cet effet anthropologique. En d’autres termes, il faut donner un contenu objectif à l’idée de la beauté.

Gardons en mémoire cette belle phrase pour définir le beau : « Seul l’usage de la faculté esthétique mène au seuil de l’infini. »L22. En quoi l’œuvre d’art, le bel objet est-il un reflet de l’infini ?