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Évelyne Buissière (mars 2006)

Heidegger - Conlusion

Conclusion

Penser l'art pour la philosophie, ce n'est donc pas penser un quelconque objet. Accorder un statut philosophique à l'art suppose une réévaluation de la sensibilité et une rupture avec le platonisme : la beauté est dans le sensible et non uniquement un attribut des idées. Elle es la présence de l'intelligible dans le sensible. Le sensible a donc sa part d'idéalité, il participe à l'intelligible. C'est la raison pour laquelle il n'y a de réelle philosophie de l'art qu'après Kant et sa critique radicale de la métaphysique par la mise en évidence du rôle fondamental de l'esthétique dans la connaissance.

La tradition spéculative fait de l'art le révélateur de la vérité : premier stade de l'esprit absolu, connaissance tragique ou dévoilement de l'être. Elle pose ainsi le problème du rapport de la philosophie et de l'art. La considération du sens philosophique de l'art ne vient-il pas rendre inutile le contact direct aux œuvres ? L'art ne rend-il pas le discours philosophique inutile ? C'est le problème qui se pose chez Nietzsche aussi bien que chez Heidegger, l'art semble dire mieux ce que la philosophie tente d'exprimer. Mais chez Hegel, l'art n'est-il pas un degré inférieur à la philosophie. Le discours philosophique dirait mieux et plus clairement ce qu'il n'exprime qu'imparfaitement. On peut avoir cette impression en lisant Hegel même s'il faudrait nuancer car l'aliénation de l'esprit est une nécessité inhérente à l'esprit et la philosophie a besoin de l'art tout autant que l'art de la philosophie. Il n'empêche que le contenu de l'art est repris à un niveau supérieur par la philosophie.

Mais dans les traditions spéculatives de l'art, on peut surtout se poser le problème de l'attention accordée aux œuvres dans leur particularité. Les théories spéculatives de l'art pensent une essence de l'art qui ensuite sert de moyen pour interpréter les œuvres. « Art » devient une valeur et non seulement une description : on va juger si une œuvre correspond ou non à l`essence de l'art. Ainsi, Hegel rejette à la marge de l'art les drames purement psychologiques. Mais si chez Hegel on trouve encore une attention aux détails concrets des œuvres et aux procédés techniques de l'artiste, chez Nietzsche et Heidegger cette dimension disparaît. Peut-on parler de l'essence de l'art sans faire attention aux œuvres d'art ? Les théories spéculatives ne reconstruisent-elles pas une idée de l'art à leur propre usage, sans grand rapport avec la réalité des oeuvres ?

Une œuvre véritable n'est-elle pas un objet qui excède toute compréhension exhaustive possible et qui ne se laisse pas enfermer définitivement dans un concept ?

La critique des théories spéculatives de l'art

Schaeffer dans L'art de l'Age Moderne va faire un bilan très critique de la tradition spéculative de l'art en pointant ce que la philosophie spéculative de l'art a manqué. Il lui adresse essentiellement trois reproches :

Schaeffer cite Michaux :

Il me semble qu'on peut tolérer beaucoup de choses de l'art, qu'il soit difficile, vulgaire, choquant, maniéré, blasphématoire, intellectuel, pornographique, pittoresque - et même, plaisant, beau, sublime, séduisant. Il me semble en revanche absolument contraire à son concept qu'il fasse mourir d'ennui. Quand l'art n'est pas plus intéressant qu'une conversation de vernissage, il vaut mieux s'intéresser à une autre chose. (in, L'artiste et les commissaires)

C'est peut-être le plaisir esthétique qui est fondamental pour définir une œuvre d'art. Jean-Marie Shaeffer montre l'impact de la théorie sur la pratique même de l'art. Selon lui, Malévitch définit de façon nietzschéenne son programme « Nous voulons que la modernité devienne la vie et la forme de notre force. Nous voulons que notre énergie se consacre à la création de nouvelles formes. ». L'artiste est un voyant, une figure du surhomme nietzschéen. Malévitch voit dans l'art nouveau une rupture avec l'art précédent. L'art nouveau élucide l'essence de l'art alors que l'art ancien voulait élucider le monde extérieur. « L'art s'est divisé en deux parts fondamentales : les uns sont devenus figuratifs (concrétistes), peintres de chevalets et réflecteurs du mode de vie sans avoir élucidé l'essence de l'art ; les autres sont devenus non-figuratifs (abstractionnismes) après avoir élucidé l'essence de l'art et avoir renoncé au portrait et à refléter le mode de vie. ». L'art « suprématisme » de Malévitch est pour Schaeffer « un art philosophique. ». Malévitch écrit « Nos ateliers ne peignent plus de tableaux, ils édifient des formes de vie. ». Certains critiques voient un lien entre la volonté de Malévitch de peindre le « rien » et l'idée heideggerienne d'un retrait de l'être.

Kandinsky s'inspire de la théorie des couleurs de Schopenhauer. Il reprend l'idée de l'art comme révélation supérieure. L'art doit être une recherche de l'esse de l'art et de l'essence du réel : « ne représenter que l'Essentiel Intérieur par élimination de toute contingence extérieure. ». Les couleurs, les traits ne revoient qu'à eux-mêmes et non à un objet extérieur. L'art est auto-référentiel mais dans le même temps, il rend sensible l'essence du réel. Il peut changer la face de l'humanité : Kandinsky : « la grande période l'art abstrait qui vient de commencer, la révolution fondamentale qui bouleverse l'histoire de l'art, compte parmi les prémices les plus importantes de ce que j'ai appelée naguère, l'époque des Grands Spirituels. ».

La théorie spéculative finit par attaquer la création qui devient philosophique plus qu'artistique. Or, pour Schaeffer, «une œuvre ne saurait être réduite à ses légitimations. ». Elle est avant tout un travail sur un matériau et non un discours théorique.

Pour Schaeffer, la théorie spéculative de l'art repose sur une erreur : « Loin de décrire les arts, la théorie spéculative construit un idéal artistique. ». Elle est toujours obligée d'exclure centaines formes comme n'étant pas de l'art. Or, ce qui importe, ce sont les œuvres réelles auxquelles nous nous confrontons comme à des objets. Une approche analytique des œuvres d'art serait donc plus appropriée si l'on suit la démonstration de Schaeffer.

Danto dans L'assujettissement philosophique de l'art va montrer le caractère contradictoire de la volonté philosophique de s'approprier l'art et produire une autre critique des théories spéculatives de l'art. Il ne s'intéresse qu'à Hegel (Nietzsche et Heidegger ne sont pas pris en compte !) avec un intérêt-répulsion qui montre bien la difficulté à saisir la conception hégélienne de l'art.

Le rapport de la philosophie à l'art est marqué par « de véritables agressions menées par la philosophie contre l'art. Le premier mouvement tente de rendre l'art éphémère en le considérant comme apte uniquement à donner du plaisir ; le second consiste dans l'idée qu'il n'est autre chose qu'une forme aliénée de la philosophie : un baiser provoquant le réveil suffit à faire reconnaître que de tout temps, l'art a été en réalité une forme envoûtée de la philosophie. ». Que ce soient Platon ou Hegel, les philosophes refusent une réelle autonomie à l'art et en même temps tentent de neutraliser son caractère dangereux. Il est temps de penser une nouvelle approche des œuvres qui les laissent librement nous parler.

Une autre façon de penser les œuvres : une philosophie analytique et l'art

Le problème est de penser l'œuvre d'art alors que la distinction entre art et non art n'est plus perceptible par les sens. Les Ready-made ou la boite Brillo hisse au staut d'art des objets dont la réplique identique n'a pas un statut artistique. Danto s'interroge :

Pourquoi ceci - c'est-à-dire Fontain- serait-il un œuvre d'art alors que cela-c'est-à-dire la classe des urinoirs non affranchies- tout en étant exactement identiques à ceci, n'est rien d'autre qu'un collection d'objets de plomberie industrielle ?

D'autre part, un objet qui possède des qualités esthétiques (harmonie des couleurs, des formes) n'est pas forcément une œuvre d'art : par exemple, un paysage, une photo scientifique... - On ne peut donc pas dire que l'œuvre d'art possède des qualités esthétiques qui font que cet objet est une œuvre et un autre non. Il n'y a pas de différence perceptive entre une œuvre d'art et un objet matériel indiscernable. On peut imaginer un faux tableau exactement semblable à l'original, pourtant, ce faux n'aura pas de valeur artistique alors qu'il a les mêmes caractéristiques esthétiques. La spécificité de l'œuvre d'art n'est pas de l'ordre de la perception, elle n'est pas une propriété matérielle des objets. Il faut donc tenter de comprendre pourquoi certains objets deviennent des œuvres d'art.

« Le fait que quelque chose est une œuvre d'art dépend d'un ensemble de raisons, et rien n'est vraiment une œuvre d'art en dehors du système des raisons qui lui confèrent ce statut : une œuvre d'art n'est pas telle par nature. » dit Danto (Après la Fin de l'Art).

On peut donc proposer une thèse institutionnelle pour expliquer que certains objets sont des objets d'art et d'autres non. : « Ce qu'on oublie c'est que le discours des raisons est ce qui confère le statut d'art à des choses qui autrement ne seraient que de simples objets, et que ce discours n'est autre chose que le monde de l'art dans sa construction institutionnelle. » AFA. Mais ce discours des raisons doit s'appuyer sur quelque chose qui a un rapport dirent à l'objet désigné comme œuvre. L'institution ne peut désigner n'importe quel objet. Il faut approfondir cette idée. Si le discours institutionnel fonde l'art, il doit lui-même se fonder sur une spécificité des objets qu'il choisit comme œuvre sans pour autant reconstruire une essence de l'art.

Danto va donc présenter sa thèse. Le discours des raisons se construit à partir des sont les interprétations qui hissent l'objet banal au rang d'œuvre, qui le transfigurent : « On aura remarqué que des objets indiscernables deviennent des œuvres d'art tout à fait différentes et distinctes à la suite d'interprétations distinctes et différentes. Je considérerai donc les interprétations comme des fonctions qui transforment des objets matériels en œuvres d'art. » dit Danto dans La Transfiguration du Banal. Une œuvre a une structure intentionnelle et c'est ce qui la rend interprétable.

« Les œuvres d'art sont des expressions symboliques, au sens où elles incarnent leurs significations.... Voir une chose comme de l'art c'est être prêt l'interpréter quant à sa signification et quant à sa manière de signifier. » AFA

L'oeuvre tend vers un sens. Elle est donc liée à une interprétation. L'interprétation est interne à l'œuvre, elle la constitue comme œuvre. « L'œuvre et l'interprétation naissent ensemble dans la conscience esthétique. » APA. L'interprétation ne peut donc pas être complètement arbitraire. L'interprétation transfigure l'objet : il passe d'objet banal au statut d'œuvre. Il ne faut donc pas confondre l'interprétation constituante avec des interprétations explicatives (pourquoi l'auteur a utilisé telle couleur ? Que voulait-il dire ? ). Les interprétations explicatives explorent le sens des éléments de l'œuvre. L'interprétation constituante fait que tel ou tel objet est saisi comme une œuvre d'art.

Etudier les œuvres c'est donc explorer les interprétations qui les constituent comme œuvres, proposer des interprétations qui dégagent des aspects esthétiques ou cognitifs propres à l'art à l'intérieur d'un objet matériel et le rendre ainsi candidat au statut d'œuvre d'art. Mais les éléments doivent bien être dans l'œuvre, les interprétations doivent exister. « Il existe une vérité interprétative et une stabilité de l'œuvre d'art qui ne sont pas relative du tout. »

En conséquence, « La population des œuvres d'art est un système d'auto-enrichissement mutuel. » Après la fin de l'art.

Les interprétations prennent place dans une histoire de l'art qui les constitue. « L'histoire de l'art doit avoir une structure interne et même une sorte de nécessité. » (Assujettissement Philosophique de l'Art). Danto semble partager la thèse hégélienne d'un approfondissement de la conscience de soi delart à travers son histoire. « En prenant conscience de lui-même, l'art a reproduit le processus spéculatif de l'histoire : la conscience de soi de l'art sous une forme réflexive, un peu comme la philosophie est toujours conscience de soi de la philosophie. »

L'art lui-même prend en main sa propre histoire et s'interroge sur ce qui constitue les œuvres. « Aujourd'hui, il est souvent difficile de distinguer l'art de sa propre philosophie. L'art est donc ce qui engendre une réflexion plutôt que ce sur quoi la réflexion s'exerce.

La philosophie qui tente de saisir une essence de l'art risque de méconnaître les œuvres et de les faire disparaître sous cette essence de l'art. Mais cela ne signifie par pour autant que l'art peut complètement se passe de philosophie. Au cours de son histoire, l'art devient sa propre philosophie et enrichit la philosophie.