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Évelyne Buissière (mars 2006)

III - L'art comme dévoilement

L'art comme dévoilement

Dès le début de sa conférence sur L'Origine de l'Oeuvre d'art, Heidegger s'intéresse à l'essence de l'art et non aux œuvres. « Ce d'où artiste et œuvre d'art tiennent leur nom : l'art. ». L'art est origine de l'artiste et de l'œuvre. Ainsi, « la question de l'origine de l'œuvre d'art devient celle de l'essence de l'art. ».

Il faut donc interroger l'oeuvre d'art. Elle est d'abord une chose. Le premier temps de la réflexion d'Heidegger porte sur la chose et l'œuvre.

LA CHOSE ET L'OEUVRE

Heidegger reprend la définition classique de l'art : l'œuvre est une chose qui est plus qu'une chose, elle est aussi un symbole, une allégorie, un sens.

Pour comprendre ce qu'est l'œuvre, il faut d'abord tenter de « considérer le coté chose de l'œuvre. ». Il faut donc réfléchir sur l'être chose de la chose. « La pierre sur le chemin est une chose, ainsi que la motte de terre dans le champ. »

Heidegger reprend les trois interprétations traditionnelles de ce qu'est une chose :

On peut tenter de penser l'œuvre d'art comme un produit : « Le produit révèle aussi une parenté avec l'œuvre d'art dans la mesure où il est fabriqué de main d'homme. Mais à son tour, l'œuvre d'art par cette présence se suffisant à elle-même qui est le propre de l'œuvre, ressemble plutôt à la simple chose reposant pleinement en cette espèce de gratuité que son jaillissement naturel lui confère. ». L'œuvre participe à la fois de la chose et du produit.

Le produit apparaît comme un intermédiaire entre la chose et l'œuvre mais lui non plus ne nous dit pas ce qu'est l'œuvre d'art. Notre incapacité à penser la chose, notre oubli de l'être du produit, nous portent à méconnaître ce qu'est l'œuvre d'art. La chose ne se laisse pas penser. Cette méconnaissance de l'être de la chose structure l'histoire de l'esthétique que Heidegger retrace dans son cours sur Nietzsche. L'histoire de l'esthétique suit pour Heidegger cette histoire de la difficulté à penser la chose pure et simple qui est la difficulté à penser l'être expérimentée dans la métaphysique occidentale.

L'esthétique suit les grandes étapes de la métaphysique. A chaque époque de la métaphysique correspond une forme de l'art.

Dans la première partie de son cours sur Nietzsche, intitulé « La volonté de puissance en tant qu'art », Heidegger évoque 6 traits fondamentaux tirés de l'histoire de l'esthétique. L'esthétique est la théorie des effets de l'art sur la sensibilité. Les concepts de l'esthétique sont insuffisants pour penser l'œuvre d'art. Heidegger donne pour exemple les concepts de matière et de forme qui sont issus de la fabrication des objets, les concepts de signifiants et de signifié issu du langage : « L'œuvre d'art ne présente jamais rien, et cela pour cette simple raison qu'elle n'a rien à présenter, étant elle-même ce qui crée tout d'abord ce qui entre pour la première fois grâce à elle dans l'ouvert. »

  1. Le premier moment est l'existence du grand art grec qui se déploie en son époque de splendeur indépendamment de toute réflexion philosophique. Dans la « clarté de leur savoir originel, les présocratiques n'avaient pas besoin d'une théorie esthétique ». Le grand art grec va avec l'éclosion de la pensée des physiciens présocratiques qui tentent de dire la présence de l'être. L'art se déploie avec la même aisance pour laisser éclore la présence.
  2. Le second moment correspond à l'invention de l'esthétique avec Platon et Aristote. Elle marque la fin du grand art en fixant « les concepts fondamentaux qui délimiteront à l'avenir la sphère de toute interrogation concernant l'art. » Il y a pour Heidegger 4 concepts fondamentaux : la distinction de la forme et de la matière qui montre que la constitution de l'esthétique a partie liée avec la séparation métaphysique de l'être et de l'étant. L'étant c'est la totalité de ce qui existe, les choses qui constituent le monde et aussi l'homme en tant qu'il est distinct de toutes les autres choses. L'être c'est l'essence commune, le fondement de tout ce qui existe. Pour Platon, l'essence des choses renvoie à leur idée. L'idée signifie l'être qui se montre de façon distincte et clairement délimitée à la vision sensible et théorique. « Ce qui délimite est la forme et le limité est la matière » Aristote conçoit l^'être comme l'unité d'une forme et d'une matière. L'art se pense dans ces catégories et devient incapable de s'ouvrir à l'être (la forme est prédéterminée, elle n'est jamais ouverture, finitude du Dasein mais seulement reflet de sa puissance théorique exercée sur la matière : l'art devient ainsi une sorte de métaphysique). Le second concept est le couple nature-technique dont le sens originel s'est obscurci lors de son appropriation par la philosophie. A l'origine (=avant Platon), la techné désignait le savoir par excellence : la connaissance de l'étant et de « l'irruption humaine au sein de l'étant », c'était une pensée du monde et du rapport de l'homme au monde. Pour Aristote, la techné ne signifie plus qu'une espèce de savoir parmi d'autres avant de se dégrader à l'époque moderne pour ne plus désigner qu'un simple savoir faire. La notion de physis sur laquelle s'exerce la techné signifiait d'abord « le nom essentiel de l'étant même dans sa totalité » et pour les Grecs, la nature était le principe commun à tout ce qui existait dans l'univers. La notion perd de son sens ; la nature est réduite à une modalité inférieure de l'être, vidée de sa substance au profit du sujet, de l'esprit, et aujourd'hui « nous ne pensons à rien ou presque », quand nous voulons saisir ce concept. La théorie esthétique se développe au prix d'un appauvrissement des notions de matière et forme et surtout de nature et de technique. Tout se passe comme si la raison jugeant en pensant l'art en voilait l'essence. L'art peut-il être pensé comme un objet ou bien est-il ce qui nous fait penser, ce à quoi nous devons nous abandonner pour retrouver l'être ?
  3. Le troisième fait fondamental est l'émergence de la philosophie cartésienne de la subjectivité. C'est un bouleversement de la vision métaphysique de l'être qui a des répercutions sur la pensée de l'art. L'homme devient « le lieu où se décide la manière de subir de déterminer et de structurer l'étant. ». Il s'impose comme le centre de référence autour duquel s'organise la pensée et l'action sur l'être. La réflexion sur l'art et le beau se limite à une réflexion sur l'état affectif du sujet, son goût, sa sensibilité.
  4. La quatrième étape est l'accomplissement de l'esthétique philosophique avec Hegel. Hegel reconnaît et théorise la fin de l'art qui trouve sa destination et son sens par la philosophie. Le concept s'est emparé de l'être pour le penser dans sa totalité. Plus d'éclosion possible, plus de rencontre avec l'extériorité de la présence. Nous ne sommes jamais qu'à l'intérieur d'une pensée qui se repense elle-même dans son absoluité. Le résultat étant la mort de l'art dépassé par la philosophie.
  5. Le cinquième moment est la tentative de Wagner pour réaliser « l'œuvre d'art intégrale » et faire renaître l'art après Hegel. Mais c'est un échec qu'on peut imputer à « la conception et l'appréciation de l'art à partir de l'état purement affectif et la croissante barbarisation de l'état affectif même, devenu pur bouillonnement, pure effervescence du sentiment abandonné à lui-même. ». L'échec de Wagner marque l'impasse d'une esthétique fondée sur le sujet.
  6. Enfin, le sixième et dernier moment est la philosophie de Nietzsche. Il attend de l'art une réaction contre le nihilisme mais en même temps, il réduit l'art à une manifestation de la physiologie de l'auteur : « Là en effet l'interrogation esthétique s'épuise dans ses dernières conséquences. L'état affectif est à ramener à des excitations nerveuses, à des états corporels. » Heidegger met en évidence le lien entre la réflexion philosophique sur l'art et sur le beau et la définition de l'être et de la vérité. L'esthétique trouve son fondement dans l'ontologie. Penser l'essence de l'art est donc une façon de repenser l'ontologie et de dépasser la métaphysique. Dans l'Origine de l'œuvre d'art Heidegger propose une tripartition de l'histoire occidentale de l'être. Le premier moment correspond à la définition de l'être par la philosophie grecque. Le second est la conception médiévale de l'être comme « ce qui a été crée par dieu. ». Le troisième définit l'être comme « objet calculable, susceptible d'être percé à jour et dominé. » qui caractérise les temps modernes et la science. Il insiste uniquement sur la relation de l'ontologie à l'art sans tenir compte de l'esthétique car il n'y eu pas d'esthétique médiévale.

On note que l'art et la philosophie de l'art ne vont pas au même rythme, c'est toujours au déclin de l'art que la philosophie de l'art intervient. L'esthétique philosophique est incapable de saisir l'essence de l'art et de penser l'origine de l'oeuvre d'art. Elle est prisonnière des concepts métaphysiques de matière et de forme, de technique et de nature, elle ne parvient pas à atteindre son objet. Elle est une interprétation métaphysique de l'étant qui manifeste la perte du sens originel de l'être. Il faut retrouver la vérité du grand art pour sortir de l'esthétique et de la métaphysique. L'art doit s'affranchir de la philosophie de l'art pour révéler l'être.

A chaque étape de l'histoire de l'être (âge grec, moyen âge, époque moderne) l'institution de la vérité requiert sa mise en œuvre par l'art. « L'art est histoire en ce sens essentiel qu'il fonde l'histoire. ». L'art ne fait pas qu'exprimer l'essence de l'esprit d'une époque comme le dit Hegel, il est l'origine au sens de ce qui fonde la manifestation de la vérité. « L'art fait jaillir la vérité. D'un seul bond qui prend les devants, l'art fait surgir en tant que sauvegarde instauratrice, la vérité de l'étant. Faire surgir quelque chose d'un bond qui devance, l'amener à l'être à partir de la provenance essentielle et dans le saut instaurateur, voilà ce que nous signifie le mot origine. » (Origine de l'œuvre d'art). La révélation de la vérité dans l'histoire est soumise au surgissement préliminaire de l'œuvre. A chaque époque, l'art impose un choc initial à partir duquel « l'histoire commence ou reprend à nouveau. ». L'histoire est « éveil d'un peuple à ce qu'il lui est donné d'accomplir, comme insertion de ce peuple dans son propre héritage. ». L'œuvre sollicite l'accueil et la garde d'un peuple, le convoque devant son destin historial (Heidegger oppose historial et historique : l'historique est dans l'histoire, l'historial est ce qui fonde l'ouverture à l'événement par quoi il peut y avoir histoire).

L'histoire de l'art est donc liée à l'histoire de l'oubli de l'être. Il faut tenter de saisir l'essence de l'œuvre pour surmonter cet oubli.

Revenons au texte de L'origine de l'œuvre d'Art dans lequel Heidegger théorise la difficulté : « Les concepts de choses régnants nous barrent le chemin vers le caractère de chose des choses aussi bien que vers le caractère de produit du produit, sans parler du chemin qui nous conduirait vers le caractère d'œuvre de l'œuvre. ».

Heidegger va repartir du produit qui est plus proche de l'homme pour relancer son analyse. En partant du produit, peut-être pourrons-nous mieux cerner l'essence de l'art. « Prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan...... Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. ». L'être du produit est dans son utilité, il fait voir les souliers dans leur usage. Le problème est que lorsque la paysanne porte les souliers, elle ne les voit pas comme un produit mais simplement comme des objets disponibles.. par contre dans le tableau, « Là seulement ils sont ce qu'ils sont. Ils le sont d'une manière d'autant plus franche que la paysanne, durant son travail y pense moins, ne les regardant point, ne les sentant même pas. ». Par sa vie, la paysanne lie les souliers à la terre et à son monde (son inquiétude...), mais tout cela en se révèle que dans le tableau car le monde de la paysanne lui reste implicite (un individu peut-il exister sans conscience de lui-même et de son monde ? Heidegger nous parle de la paysanne comme d'un être lié à la terre de façon presque animale, alors que vous aurez vu en histoire que les travailleurs agricoles de l'époque étaient loin d`être dénués de conscience surtout au niveau politique). L'œuvre permet à l'être du produit de se manifester. L'essence du produit est sa solidité, sa présence compacte qui s'impose dans le tableau et s'y révèle. L'œuvre révèle ainsi l'être-produit du produit.

Il n'y a donc pas une distinction rigide entre chose, produit et œuvre. Chacun participe aussi des autres. « Le produit révèle aussi une parenté avec l'œuvre d'art dans la mesure où il est fabriqué de main d'homme. Mais à son tour, l'œuvre d'art, par cette présence se suffisant à elle-même, qui est le propre de l'œuvre, ressemble plutôt à la simple chose reposant pleinement en cette espèce de gratuité que son jaillissement naturel lui confère...... Le produit se place aussi de façon singulière dans l'intervalle entre la chose et l'œuvre ».

L'œuvre fait advenir la vérité de l'être des étants. C'est dans l'ouverture créée par l'oeuvre que la chose et le produit peuvent être pensés.

« Nous n'avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh, c'est lui qui a parlé. La proximité de l'œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d'être. L'œuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité la paire de souliers. ».

L'œuvre révèle la vérité du produit qui n'apparaît pas car elle est voilée sous son usage. « La toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan est en vérité.... C'est l'avènement de la vérité qui est à l'œuvre. ». Et de façon plus générale : « L'essence de l'art serait donc : le se mettre en œuvre de la vérité de l'étant. ».

Il ne faut surtout pas comprendre que l'art imite le réel et montre la vérité des choses. L'art n'est pas représentatif. Il n'est pas un discours qui dirait une réalité. Il révèle l'être des choses, l'être de leur façon d'être en tant que produit dans le cas des chaussures.

L'œuvre ne doit donc pas non plus être vue comme un pur et simple produit qui aurait en plus une valeur esthétique. Les concepts traditionnels ne suffisent pas.

On ne peut non plus comprendre une œuvre par l'artiste. « L'artiste reste par rapport à l'œuvre quelque chose d'indifférent, à peu près comme s'il était un passage pour la naissance de l'œuvre qui s'anéantirait lui-même dans la création. ». L'œuvre se déploie, elle manifeste l'être. La subjectivité de l'artiste est bien trop limitée. De la même façon, le traitement social des œuvres d'art est loin d'épuiser leur sens. Les œuvres sont dans les musées, les collections mais « « N'y sont-elles pas plutôt en tant qu'objets de l'affairement autour de l'art ? ». .. « Elles sont retirées de leur monde. ». Ce n'est pas la bonne façon de saisir l'œuvre.

Heidegger va articuler sa réflexion ensuite sur le rapport de l'œuvre et de la vérité. L'œuvre manifeste la vérité, elle dévoile l'être et c'est ce en quoi réside son essence.

L'ŒUVRE ET LA VERITE

C'est cette capacité à dévoiler l'être qui fait l'œuvre. Il n'y a pas d'autre critère de l'art. « En tant qu'oeuvre, elle est chez elle uniquement dans le rayon qu'elle ouvre elle-même par sa présence. ». Heidegger explique cette idée en confrontant l'œuvre d'art à l'objet technique, l'outil. L'outil fait disparaître le matière dans laquelle il est fait au profit de l'usage. On en voit pas l'argile de la cruche. L'artiste aussi use de la matière mais de façon toute différente : il la met en évidence. « Pourtant le sculpteur use bien de la pierre comme le fait, encore qu'à sa manière, le maçon. Mais il ne l'utilise pas. Cela n'arrive en un sens que lorsque l'œuvre échoue. De même, le peintre use bien de couleurs, mais de telle sorte que leur coloris non seulement n'est pas consommé, mais parvient par là-même à l'éclat. Et le poète use bien de mots, mais non pas comme ceux qui parlent ou écrivent communément et, ainsi usent nécessairement les mots. Il en use de telle sorte que le mot devient et reste vraiment une parole. ». Heidegger prend l'exemple d'un temple grec qui n'est pas figuratif. Il montre comment il installe un monde : il met en place tout un ensemble de relations qui structurent un sens, la naissance, la mort, la victoire, la défaite, le destin... Et ce faisant, il met en évidence le matériau, la terre sur laquelle il est construit. Pour révéler la vérité, l'œuvre met en place un monde et fait venir la terre.

« L'ouverture d'un monde donne aux choses leur mouvement et leur repos, leur éloignement et leur proximité, leur ampleur et leur étroitesse. ». L'union du monde et de la terre est un combat. Le combat du monde et de la terre n'est cependant pas un affrontement stérile. Il est plutôt ce combat, cette guerre dont Héraclite nous dit qu'elle est mère de toute chose. Le monde et la terre ne fusionnent jamais, leur opposition demeure. Le matériau ne disparaît pas dans le sens, le sens ne diminue pas pour être lié à un matériau. Au contraire, dans leur union, chacun des deux s'exalte et prend toute sa dimension. Ce n'est donc pas un combat destructeur mais une confrontation qui révèle chacun des deux éléments. Ce combat aboutit au « trait » : « le tracé du trait doit se restituer dans l'opiniâtre pesanteur de la pierre » écrit Heidegger. Le trait c'est la limite de l'œuvre qui la définit, qui ouvre son monde et fait venir sa terre. Le trait, c'est la forme incarnée à condition de penser une forme qui en pourrait se scinder de sa matière. Heidegger emploie aussi le terme de « stature » : à travers l'œuvre, l'être se manifeste. Le combat du monde et de la terre est productif, il est ouverture à l'être. Notre vision de l'œuvre oscille sans arrêt entre monde et terre, entre l'éclaircie et la réserve. Ce n'est pas l'harmonieux équilibre entre matière et forme que Hegel voyait dans l'art grec. L'œuvre nous offre la vision fugitive d'un être qui se retire dans la réserve et dont l'éclaircie manifeste encore mieux la réserve. Elle nous dépayse du monde des objets techniques disponibles pour nous livrer à la révélation d'un être qui échappe à l'arraisonnement de la pensée rationnelle et qui donc ne nous appartient mais auquel nous appartenons fondamentalement.

L'œuvre fait advenir la vérité comme dévoilement, comme accession à l'être. « L'art est la mise en œuvre de la vérité. ». La création dépasse l'artiste lui-même, elle est un advenir de l'être. En tant que mise en œuvre de l'être, l'art peut se comparer à la religion, à la politique.

Les spectateurs sont des gardiens de l'œuvre et de l'être. Ils doivent assurer « la sauvegarde de l'œuvre. ». « Aussi peu une œuvre peut-elle être sans avoir été créée, tant elle a besoin des créateurs, aussi peu le crée lui-même peut-il demeurer dans l'être sans les gardiens. ». Les gardiens entrent dans l'appartenance au vrai, à l'être au moyen de l'œuvre. Ils appartiennent à l'œuvre.

L'œuvre d'art est donc ce qui installe un monde et qui fait venir la terre. Le monde repose sur la terre et la terre surgit dans le monde.

Heidegger va retourner le questionnement : en quoi l'être vient-il à son éclosion à travers l'œuvre ? Dans quelle mesure y-a-til dans l'essence de la vérité une aspiration à devenir œuvre ? Sinon l'art serait une autre forme d'arraisonnement de l'être. C'est l'objet de la troisième parrtie de sa réflexion.

LA VERITE ET L'ART

L'art en tant que produit suppose un savoir-faire. « Les Grecs, qui, pur sûr, s'y entendaient aux choses de l'art, usaient du même mot techné pour métier aussi bien que pour art. ». Peut-on déterminer l'essence de la création par son côté artisanal et manuel ? Pour les grecs, la techné est un mode du savoir, donc de dévoilement de la vérité. C'est en ce sens que l'artiste pratique la techné. Son savoir-faire est un mode d'éclosion de l'être.

« Dans quelle mesure la vérité déploie-t-elle du fond de son être quelque chose comme une aspiration vers l'œuvre ? ». La vérité est l'éclaircie de l'ouvert qui se manifeste dans le combat entre le monde et la terre. La vérité aspire à l'œuvre pour se manifester comme être, avec l'œuvre elle se tient entre l'éclaircie et la réserve. La trait symbolise cet équilibre et donne l'être à l'œuvre.

L'art est l'une des approches de l'être : « Une manière essentielle dont la vérité s'institue dans l'étant qu'elle a ouvert elle-même, c'est la vérité se mettant elle-même en œuvre. Une autre manière dont la vérité déploie sa présence, c'est l'instauration d'un Etat. Une autre manière encore pour la vérité de venir à l'éclat, c'est la proximité de ce qui n'est plus tout bonnement un étant, mais le plus étant dans l'étant. Une nouvelle manière pour la vérité de fonder son séjour c'est le vrai sacrifice. Une dernière manière enfin pour la vérité de devenir, c'est le questionnement de la pensée, en tant que pensée de l'être, nomme celui-ci en sa dignité de question. » L'art conserve-t-il une spécificité ? Et surtout, peut-on penser sur un même modèle l'éclosion de la vérité dans l'art et l'instauration d'une Etat ? cela suppose une attitude esthétique (contemplative) par rapport à la politique qui est discutable.

Heidegger reprend l'analyse de l'instauration de la vérité dans l'œuvre : « La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve dans l'adversité du monde et de la terre. ».

Et ce dévoilement de l'être confère à l'homme son statut. Ce n'est pas l'humain qui permet d'expliquer l'art comme pour Hegel mais c'est l'œuvre qui institue l'homme comme son gardien. La présence de l'œuvre demande « transformer nos rapports ordinaires au monde et à la terre, contenir notre faire et notre évaluer, notre connaître et notre observer courants en une retenue qui nous permette de séjourner dans la vérité advenant en l'œuvre. Cette retenue dans le séjournement permet à son tour au créé d'être l'œuvre qu'il est. Ceci : permettre à l'œuvre d'être une œuvre, nous l`appellerons la Garde de l'œuvre. ». C'est donc bien l'œuvre qui appelle ses gardiens, ce n'est pas le jugement des spectateurs qui définit l'œuvre. L'homme est appelé à garder l'œuvre qui ouvre le surgissement dans l'être, qui est l'événement.

L'œuvre est avènement. Heidegger emploie le terme de Poème : « La vérité, éclaircie et réserve de l'étant surgit alors comme Poème. Laissant advenir la vérité de l'étant comme telle, tout art est essentiellement Poème. ».

L'art dessine donc la tâche de l'homme dans son rapport à l'être. Il est historial et non historique, l'œuvre n'est jamais contingente, sa garde est le destin du peuple dans son rapport à l'être. « La vérité dans l'œuvre se projette bien plutôt en se destinant aux gardiens à venir, c'est-à-dire à une humanité historiale. Cependant, ce qui est ainsi envoyé en direction des gardiens futurs n'est précisément jamais une quelconque exigence arbitraire. Le projet poématique est l'ouverture de ce en quoi le Dasein est, en tant qu'historial, déjà embarqué. ». Chaque œuvre révèle un rapport à l'être qui échoit à un peuple. « Chaque fois qu'un art advient, c'est-à-dire qu'initial il y a, alors a lieu dans l'histoire un choc : l'histoire commence ou reprend à nouveau. Histoire, cela ne signifie point ici le déroulement de faits dans le temps -faits qui malgré l'importance qu'ils peuvent avoir, en restent toujours que des incidents quelconques. L'histoire, c'est l'éveil d'un peuple à ce qu'il lui est donné d'accomplir comme insertion de ce peuple dans son propre héritage. ».

L'œuvre est ce par quoi la vérité comme dévoilement de l'être se manifeste. Elle dépasse la subjectivité, elle dépasse même toute compréhension conceptuelle (sinon l'art serait une sorte de métaphysique), pour se situer dans l'originaire d'une révélation de la présence.

Mais, concrètement, comment Heidegger analyse-t-il des œuvres précises ? Sa pensée n'est-elle qu'une méditation projetée sur l'art ou permet-elle de mieux comprendre ce qu'est une œuvre ?