Lettres et Arts Histoire Littéraire Moyen-Âge et 16ème siècle Histoire Littéraire 17 et 18èmes siècles Histoire Littéraire 19 à 21èmes siècles Littératures étrangères et francophones Maurice Rollinat Arts Techniques Anthologie Mythologie
Élodie Gaden (juillet 2006)

C - Angoisse et/ou ivresse de la décomposition

On pourrait aller encore plus loin concernant cette dimension blasphématoire : en effet, non seulement Rollinat ne croit pas en Dieu, il détourne un psaume de la Bible, mais en plus, il peint soigneusement, non l'âme censée s'envoler après la mort, mais le corps qui pourrit et qui se décompose. Il pousse à son comble une écriture de la matérialité et fait du corps mort une nouvelle source d'inspiration.

L'angoisse de la décomposition du corps après la mort pourrait faire partie des éléments de la névrose de Maurice Rollinat, et plus particulièrement d'une névrose d'angoisse1. Il s'agit dans Les Névroses d'une véritable obsession car ce motif n'est pas représenté uniquement dans les sections macabres comme « Les Spectres » et « Les Ténèbres » mais bien dans l'intégralité du recueil, comme véritable leit-motiv, à l'image de l'angoisse qui harcèle l'esprit du poète. Toutes les étapes de la « vie » du corps après la mort sont explorées, et Maurice Rollinat distingue bien la putréfaction de l'émiettement. Ainsi, dans le poème « Le Mauvais mort » (p. 127), il évoque ces deux phénomènes avec distinction :

Viande, sourcils, cheveux, ma bière et mon linceul,
La tombe a tout mangé : sa besogne est finie ;
Et dans mon souterrain je vieillis seul à seul
Avec l'affreux silence et la froide insomnie.
Mon crâne a constaté sa diminution,
Et, résidu de mort qui s'écaille et s'émiette
J'en viens à regretter la putréfaction
Et le temps où le ver n'était pas à la diète.

La parole est donnée au mort qui fait un rapport bien sincère de ce qu'il « ressent » : les détails « viande, sourcils, cheveux » sont placés sans coordination, sans article, ni hiérarchie. La « viande » évoque la chair, mais il s'agit d'une utilisation spécialisée dans la boucherie ou dans le domaine animal, alors que les « sourcils » et les « cheveux » sont bien des attributs humains, qui renvoient par ailleurs tout à fait ironiquement aux cheveux et aux sourcils évoqués dans d'autres poèmes pour traiter de la beauté de la femme. Le premier vers témoigne donc peut-être d'une certaine ironie envers cette vie après la mort. De même, le dernier vers que nous citons relève d'un humour macabre par l'association de la « diète » et du « ver ». « Le mauvais mort » est en quelque sorte l'anticipation d'autres poèmes qui font état de la mise en bière (« ma bière ») et de l'enlinceulement2 (« mon linceul »), autres étapes que Maurice Rollinat détaille avec précision. Mais il le fera plus loin dans le recueil : « Le Mauvais mort » fait partie du premier tiers des Névroses, mais contient déjà des thématiques qui vont être développées plus loin. La décomposition n'est ainsi pas uniquement l'apanage des morts, mais bien des vivants.

Le mort de ce poème évoque avec nostalgie la décomposition, étape pendant laquelle il se sentait moins seul car il avait le ver pour compagnon... ce détail est tout à fait risible et relève d'un humour noir qui montre peut-être une volonté de démystification, voire d'auto-démystification : le même poète qui se dit proche des animaux dans tout le recueil pousse ce rapport à son paroxysme, jusqu'à devenir ami avec le ver qui le mange ! Par un effet rétroactif, la lecture de ce poème permet de douter de la sincérité du poète lorsqu'il construit une image de poète champêtre...

Ce ver apparaît régulièrement dans le recueil, comme dans « Les Parfums » (p. 33) :

Jusqu'à ce que l'infecte et mordante mixture
De sciure de bois, de son et de phénol
Saupoudre son corps froid, couleur de vitriol,
Dans le coffre du ver et de la pourriture.

Le ver est fréquemment associé à la pourriture du corps. Le coffre désigne par métonymie le cercueil, mais il ne s'agit pas du cercueil du mort mais de celui du « ver et de la pourriture » : le corps de l'être humain se transformant en pourriture, c'est-à-dire en matière inconsistante, le ver a désormais plus de « vie » que le mort lui-même... Il y a là une vision tout à fait noire et déconcertante de l'importance qui peut être accordée à ce qu'on pourrait appeler le « respect » du corps. En cela, l'écriture de Rollinat est blasphématoire, car elle cherche le détail dans la matérialité, là où la religion chrétienne chercherait le salut de l'âme.

Un des derniers poèmes des « Ténèbres » a pour titre « La Putréfaction » (p. 371) :

Au fond de cette fosse moite
D'un perpétuel suintement,
Que se passe-t-il dans la boîte
Six mois après l'enterrement ?

Le lecteur connaît déjà la réponse, puisqu'il en a pris connaissance depuis le début du recueil... La question n'est donc qu'un moyen rhétorique pour attirer l'attention du lecteur, ou pour entrer en connivence avec lui. Le reste du poème est composé d'une série de questions qui ne font que masquer des affirmations qui permettent de donner des détails tout à fait macabres sous couvert de naïveté :

Verrait-on encor ses dentelles ?
L'œil a-t-il déserté son creux ? [...]
Et plus loin, on retrouve les vers :
Les innombrables vers qui grouillent
Sont-ils affamés ou repus ?

Le poème est l'occasion d'un questionnement fictif qui permet de susciter chez le lecteur la représentation mentale d'images morbides de décomposition.

Le corps mort devient une source presque intarissable de descriptions : la putréfaction n'est qu'un état dont Maurice Rollinat décline encore les possibilités. Ainsi, dans « Le Boudoir » (p. 329),

[...] la bière fluette exhale par bouffées,
Sourdes comme un écho de plaintes étouffées,
L'odeur cadavéreuse et jaune du phénol.

Maurice Rollinat déploie une écriture assez fine et travaillée : pour rendre précisément l'image d'une odeur trop nauséabonde, il fait allusion au bruit sourd que peuvent faire des « plaintes étouffées ». Il parvient ainsi à rendre l'exacte image de ce corps puant, tout en conservant une écriture esthétique, quasi maniériste. Dans « Le Cœur mort » (p. 350),

Il était mort, archi-mort, et si mûr,
Qu'une larme de pus nauséabonde et verte
En suinta lentement comme l'eau d'un vieux mur.

Les derniers vers de ce poème (par ailleurs mis en musique) correspondent à une écriture typiquement fin de siècle : l'impression rendue est telle qu'on croît voir un tableau (la « larme de pus nauséabonde et verte » prend des allures de touches de peinture en relief comme on peut les voir sur les tableaux de Gustave Moreau). La mort est source de contemplation : le poète rend compte de cette nature morte (le mot est le bon !) décadente...

Si le corps en décomposition appelle des descriptions concrètes, parfois imagées, pour faire appel à l'imaginaire du lecteur, l'odeur requiert un tour de force d'autant plus important pour le poète : il doit remplacer, avec les mots, ce que l'on ne peut normalement rendre perceptible qu'avec l'odorat. Cette difficulté est pourtant source de fécondité poétique car elle permet à Maurice Rollinat de déployer un imaginaire d'autant plus macabre, par des moyens détournés. Ainsi, dans le poème « Les Agonies lentes » (p. 358), Maurice Rollinat parvient à rendre toute une atmosphère, à partir d'un jeu synesthésique :

Dans la nef, aux accords d'un orgue nasillard,
Sur le haut catafalque, au milieu d'un brouillard
D'encens, qu'on fait brûler auprès d'eux sur la pierre
Pour combattre l'odeur s'échappant de leur bière,
Entre des cierges gris aux lueurs de falot,
Appelés par des voix qu'étouffe le sanglot
Et pleurés par des chants d'une plainte infinie,
Voient-ils qu'on est au bout de la cérémonie
Mortuaire, et qu'on va les jeter dans le trou ?

Le lecteur suit le cheminement de la sépulture (la traversée de l'église), et traverse ainsi différentes étapes qui convoquent des sens différents : l'ouïe (l'orgue nasillard ; les voix, les sanglots ; les chants), la vue (le brouillard d'encens ; la lueur des cierges), l'odorat (l'encens ; puis l'odeur du cadavre), le toucher (le froid de la pierre ; la chaleur des cierges). Cette description totale appelle un imaginaire du corps et des sens tout à fait intéressant.

Dans « La Bière » (p. 364), la mort n'est suggérée que par l'allusion à « des mouches énormes / [qui] volaient avec fureur tout autour du chevet ». Le mort est sous le drap, on ne le voit pas, mais les mouches symbolisent la décomposition. L'odeur est telle que le menuisier qui s'apprête à faire la bière s'exclame :

« Et bien ! depuis vingt ans que je fais ma besogne,
Je n'ai pas encor vu de pareille charogne !
La fera qui voudra, sa bière, entendez-vous ! »

Maurice Rollinat n'utilise pas ici une écriture du paroxysme pour rendre compte d'une puanteur insupportable : il le fait sur le mode burlesque, avec l'usage du discours direct, et surtout le fait que le menuisier professionnel lui-même n'y croit pas. Le poème est l'occasion d'une saynète qui tend moins vers le pathétique que vers la bouffonnerie.

La thématique de la décomposition ne correspond pas uniquement au profil du poète névrosé, il s'agit d'un véritable motif littéraire qui esquisse en filigrane une interrogation et une angoisse existentielle. La décomposition n'est pas que le prétexte à une écriture esthétique décadente et complaisante, elle correspond aussi à l'image de la « vaporisation du moi » (Baudelaire). Ainsi, on a pu lire dans « L'Angoisse » (p. 356) que « L'unité se double et se triple... ». C'est moins la mort qui angoisse finalement que la perte de ce qui constitue l'unité. La composition artistique – qu'elle soit poétique ou musicale – est la seule réponse à ce vide et à cette absence de réponse possible à la question : « Que devient-on après la mort ? » Maurice Rollinat tente de réagir face à l'atrocité et à l'angoisse de la mort, en composant des poèmes : il se place ainsi du côté du vivant qui observe les morts, mais il essaie aussi de transposer ses angoisses en faisant parfois intervenir les morts eux-mêmes. Cet échange de point de vue est une stratégie littéraire – et existentielle – comme une autre : Baudelaire, lui, a expérimenté l'écriture fragmentaire pour tenter de cerner au mieux cette impossible unité du moi3. Maurice Rollinat reste dans une écriture plus traditionnelle (par la forme du poème en vers), mais il en exploite la multiplicité des possibles pour rendre compte de toute l'angoisse et pour créer un véritable objet littéraire.

L'écriture – et le son de la voix de Rollinat – agissent comme antidote à la mort contre laquelle il ne peut pas lutter, mais surtout contre le silence d'après la mort. La fin du recueil des Névroses est marquée par la contamination progressive du silence :

« Je ne sais ! Mais apprends de l'ombre
Que l'homme souffre en pourrissant :
Le cadavre est un muet sombre,
Qui ne dit pas ce qu'il ressent ! »

À la fin de « La Putréfaction », il apparaît un silence qui n'est pourtant pas vide : c'est un silence qui voudrait pousser un cri de douleur, mais qui n'a plus de voix pour parler... L'absurdité de la situation affleure sous le grotesque macabre. Dans le poème suivant, « Le Silence des morts » (p. 373), le silence des morts conduit à un non-sens :

Mais toujours, à travers ses plaintes, ses remords,
Ses prières, ses deuils, ses spleens et ses alarmes,
L'homme attend vainement la réponse des morts.

L'homme en vie attend des réponses de l'au-delà qui n'arrivent pas (peut-être est-ce là encore une façon de dire l'inexistence d'une vie après la mort ?). Le silence des morts contamine la vie et la vide encore davantage de son sens. La communication avec l'au-delà n'est qu'un leurre et une illusion : l'homme attend vainement des réponses.

Notes