Ici, donc, s’achève un double parcours, notre parcours de recherche d’une part, et le parcours imaginaire de notre Orphée antillais faisant l’expérience désespérée du Retour, d’autre part. Notre parcours de recherche a pu mettre en avant toute la pertinence de l’analogie proposée entre le Marqueur de paroles et Orphée. L’état de la question en a démontré l’originalité. La méthodologie a élaboré pour son étude un outil d’analyse théorique, tendant à mener à bien les approches de la parole, de la littérature antillaise et de l’imaginaire. Le plan d’étude nous a permis d’inscrire notre analogie dans une perspective beaucoup plus globale, montrant bien qu’elle ne s’arrête pas au seul paradigme du Retour, mais se déploie également à travers le Détour et le Chaos. Mais, c’est véritablement à travers la rédaction de la première partie que l’analogie a trouvé toute sa cohérence au sein de Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse, et que le parcours imaginaire du Marqueur de paroles a pu se construire, avec ses structures particulières et ses images propres.
Le motif orphique gouverne, donc, toute l’architecture du parcours que le Marqueur réalise à travers l’écriture. De la description du chant sacré originel au retournement d’Orphée sur Eurydice et à l’avènement du poète, l’antique mythe grec met en lumière l’unité de notre réflexion qui se déploie entre les différents motifs puisés dans l’imaginaire orphique. Ainsi, le chant sacré, l’amour, le retournement, la mort, le chant éternel du poète, donnent à la quête du Marqueur une véritable dynamique, fondatrice de son unité, mais également génératrice de structures imaginaires nouvelles. Autour de l’image orphique gravitent, dans Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse, les motifs végétal et minéral, les figures du Mentô et du conteur, les représentations du corps et de l’amour érotique, le motif du magnétophone, les images de la Roche gravée et des Os, que nous avons mis en évidence dans notre développement, et qui constituent, au terme de notre parcours de recherche, une constellation imaginaire inédite, propre aux trois œuvres de notre corpus, indiquant désormais au Marqueur de paroles la trace qu’il doit suivre.
Ainsi, peu à peu, Orphée s’efface, et repart dans les ombres éternelles rejoindre son Eurydice. Le Marqueur de paroles reste seul, dans son angoisse et sa douleur. Face à lui, il n’y a plus que cet imaginaire tourbillonnant en spirales, se composant et se décomposant en mosaïques, un imaginaire fait de paroles silencieuses, de traces enchantées et d’Os sonores, un imaginaire riche et complexe, que Chamoiseau tente de créer et de déployer à l’infini à travers d’extraordinaires poétiques. L’imaginaire, l’imagination, le rêve, les fantasmes positifs, fournissent au Marqueur de paroles les armes nouvelles pour affronter la mort et le désoeuvrement à travers l’écriture. Le monde ancien agonise. La parole aimée n’est plus qu’une ombre. Il s’agit désormais de la retrouver en la réinventant, en empruntant les voies de l’imaginaire. Comme le Marqueur le dit dans Ecrire en pays dominé : « Je n’étais plus seulement un ‘Marqueur de paroles’, ni même un combattant : je devenais Guerrier, avec ce que ce mot charge de concorde pacifique entre les impossibles, de gestes résolus et d’interrogation, de rires qui doutent et d’ironie rituelle, d’ossature et de fluidités, de lucidités et de croyances, d’un vouloir de chair tendre contre le formol des momies satisfaites. Guerrier de l’imaginaire »1. Les armes imaginaires de cette nouvelle figure du guerrier sont d’ordre poétique. C’est donc une écriture nouvelle qu’il tente de faire naître, une écriture habitée par la parole, par l’enchantement des origines, la magie du chant sacré, et composant également avec ses propres réalités, son enchantement singulier, sa sacralité particulière. Cette écriture, que Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse esquissent, nous serions tentés de l’appeler crépusculaire, puisqu’elle est naissante et semble s’ouvrir davantage sur le motif de la nuit, avec ses obscurités, ses clairs-obscurs, ses contradictions, que sur les clartés universelles du jour. Nous pouvons retrouver ici la figure orphique, prise dans l’immensité de l’instant du retournement, au seuil des Enfers, entre le jour et la nuit, entre l’amour et la mort, l’écriture et la parole, dans ce chaos imaginaire, ce chaos cosmique, qui donnerait l’impulsion à une nouvelle forme d’écrire, où les genres les plus divers, les tonalités les plus dissemblables, les intonations les plus contradictoires, feraient corps ensemble, et où il s’agirait d’« Ecrire en circulation, dans un non-linéaire qui commerce avec théâtre et roman, essai méditatif et poésie, texte tournoyant sur mille strates de discours, s’en allant vers une fin qui appelle le début ; chaque paragraphe n’appelant pas cette fin seule mais veillant, en boucle soutenue, à densifier la première ligne, et toutes les autres l’une après l’autre. Agrège tes ouvrages en réseau organique sans commencements ni fin, questionneurs toujours des feux de l’existence, liés par l’éloge du Lieu-en-devenir et celui de la Pierre-Monde. A travers les genres et les langages, transversale fluide, prendre beauté dans l’intense organisé d’un tant de relations. Ecrire en symboliques qui reviennent vers elles-mêmes, continues, et s’augmentent à chaque fois de poésies nouvelles » 2.