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Élodie Gaden (octobre 2005)

Anissa, de François Clarinval

Présentation de l'Œuvre sous un angle d'étude : la liaison dangereuse

Anissa a été publié en 2001. Il s'agit de la transposition théâtrale d'un témoignage, celui d'Anissa, une Somalienne qui quitte son pays en 1995 pour essayer de rejoindre un homme, un Français militaire qu'elle a rencontré pendant la guerre, lors de l'opération Restore Hope. Il nous a semblé tout à fait intéressant de faire découvrir cette œuvre bouleversante sous le signe de la liaison dangereuse : liaison dangereuse, dans un pays en guerre, dans un pays où il faut se conformer aux mœurs et traditions, et où le danger est constant. Bien plus, le danger est constitutif de la vie d'Anissa et plus largement de la vie en Somalie.

Liaison dangereuse avec le monde extérieur

Le paysage décrit dans Anissa est un paysage de guerre synonyme de danger, un paysage qui est le contraire même de la beauté, mais aussi de la sécurité. La dimension visuelle submerge l'œil d'un sentiment d'oppression.

L'enfermement est quasi-complet car le danger règne à l'extérieur : Anissa explique ne pas pouvoir sortir de chez elle, hormis pour aller chercher de l'eau, pour les besoins strictement vitaux donc. En effet, dehors, il y a les combats incessants (et inexpliqués) entre des factions rivales. C'est la guerre civile, (une fois encore : une sorte de mise en abîme infernale de la liaison dangereuse avec le combat entre ces factions) qui met en péril à la fois les combattants, mais aussi les civils, et particulièrement les femmes comme Anissa. Le caractère dangereux semble se répandre et tout contaminer.

A l'extérieur, tout est sec, et rocailleux, et tout vient signaler l'âpreté du monde extérieur. Des cadavres d'animaux, les décombres et les détritus. Mais aussi la famine qui touche les enfants aux « ventres ballonnés. » La vie paraît s'être enfuie, tout est laissé à l'abandon. Dans le témoignage d'un militaire inséré dans Anissa, est employé le mot « nausée », terme qui signifie bien cette oppression tant extérieure qu'intérieure et la vie consiste dès lors à lutter contre cette nausée.

Liaison dangereuse avec l'homme

Anissa a eu deux relations avec des hommes :

La première relation est celle qu'elle a eue avec un homme blanc, et cette liaison est évoquée dans l'œuvre, mais elle est antérieure au temps de la narration. C'est lors de cette relation qu'elle perd sa virginité et dès lors, cette relation hypothèque la vie d'Anissa. En effet, elle est reniée par sa mère pour avoir déshonoré la famille. On comprend à quel point la condition de la femme est fragile : elle est soumise aux mœurs et à la tradition, et par là, en cas de dérive, à la réprobation à vie et au déshonneur. Aucune marge de liberté n'est autorisée à la femme. La liaison avec l'homme lui fait perdre sa dignité de femme et elle ne peut même pas assumer le choix de ne pas vivre selon les traditions.

La seconde relation est avec Francis, un Français, arrivé en Somalie lors d'opérations militaires. Dès qu'elle aperçoit Francis, qu'elle ne connaît pas encore, elle comprend qu'une deuxième chance s'offre à elle, après que le premier homme blanc l'a abandonnée. Pourtant, le lecteur comprend qu'il ne s'agit pas d'une chance réelle mais plutôt de la réitération d'une liaison dangereuse pour elle. La naïveté pathétique d'Anissa, de la femme autochtone, soumise au Français, fait d'elle une victime inconsciente. Notamment, dès qu'elle aperçoit Francis, elle s'imagine comment elle pourrait faire pour qu'il soit soumis à elle, comment faire pour qu'il ne puisse plus jamais la quitter, qu'il soit dépendant d'elle. Mais il repart.

De nouveau seule, sa vie va dès lors consister en un double exil : celui d'une femme qui fuit la guerre ; et l'exil d'une femme qui tente de rejoindre le bonheur en Europe incarné par la personne de Francis.

Mais ces liaisons dangereuses motivent l'exil et sont le moteur de l'espoir d'Anissa et de toutes les Anissas.

En effet, c'est en raison même de la dangerosité de ce monde en guerre, et en raison du départ de l'homme qu'elle pense aimer qu'Anissa va fuir la Somalie.

C'est l'espoir de vivre mieux un jour qui est le moteur dramatique de la pièce - dirait-on s'il s'agissait d'une fiction théâtrale, - le moteur vital d'Anissa dirons-nous plutôt pour ce témoignage.

Moteur de ces femmes en général : en effet, dans l'œuvre de François Clarinval sont intégrés des témoignages d'autres femmes qui ne connaissent pas Anissa, et qui racontent leur fuite vers l'étranger pour échapper à la guerre. Rappelons que nous avons choisi le thème de la liaison dangereuse pour cette œuvre : en contrepoint, on pourrait évoquer justement la liaison entre ces femmes qui ont le même destin, mais qui justement ne se connaissent pas, et qui apparaissent à travers ces témoignages. Elles racontent toutes la même difficulté avec laquelle elles ont réussi (ou échoué) à passer la frontière. Aucun lien de solidarité entre ces femmes, lien qui pourtant leur serait utile, peut-être. Cette liaison est établie par le narrateur, par le lecteur, mais il reste un lien distendu qui n'assure pas la cohésion nécessaire entre ces femmes pour vivre mieux. La conscience d'une cause commune n'est pas encore dans leur esprit. Pourtant, l'espoir reste commun à ces femmes. Il les pousse à vivre et à toujours vouloir se battre. Mais cela renforce l'aspect pathétique de leur existence : on oscille constamment dans le témoignage entre l'espoir qui les fait agir et l'acharnement aveugle de femmes naïves. On peut citer tout particulièrement l'épilogue de Anissa (la dernière fois que le narrateur vit Anissa, elle s'apprêtait à fuir encore, par un autre pays frontalier de la Somalie -> clôture assez pessimiste qui met bien en avant l'impossibilité de la chose)

Le narrateur, la seule liaison qui ne soit pas dangereuse - le réel espoir de ces femmes ?

La seule liaison inoffensive qu'a Anissa semble être la relation avec le narrateur, c'est-à-dire l'homme « au-dedans du dedans duquel nous sommes », l'homme qui l'a abordée et à qui elle a confié cette partie de sa vie.

En effet, cet homme est à l'écoute : une telle relation d'égal à égal est inenvisageable avec sa famille ou avec les hommes qu'elle rencontre. Il ne lui impose pas de cadre ni de tutelle et en l'écoutant sans l'interrompre, rien qu'en l'écoutant et en la laissant parler, il lui rend parole et dignité. Le narrateur constitue une sorte de relais entre Anissa, (mais aussi toutes les autres femmes à qui il donne la parole) et nous, lecteurs. A travers Anissa, ce sont toutes les Anissas qui prennent sens et vie: peut-être pourrait-on aller jusqu'à voir en Anissa la figure emblématique de la femme africaine en détresse, mais pleine d'espoir.

La forme même du témoignage laisse une chance à la femme de s'exprimer, et le témoignage est le relais entre ces femmes et nous lecteurs.

Quand le témoignage devient conscient...

Citons l'œuvre d'Esther Mujawayo, rescapée des exterminations au Rwanda, réfugiée en France : elle témoigne, volontairement, clamant son témoignage dans Survivantes (publié en mars 2004, aux éditions de l'Aube - ISBN = 2876789558). Le titre de l'œuvre ne se confond plus avec le nom de la personne dont on relate la vie : une Anissa est sortie d'elle-même pour prendre du recul, une Anissa est survivante et l'exprime.

La liaison dangereuse n'est alors plus qu'une liaison avec soi-même, avec le souvenir des atrocités, que le livre aide à exorciser.

Anissa, François Clarinval
ISBN : 2876612321
Éditions Comp'Act, avril 2001