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Élodie Gaden (août 2007)

Réflexion sur les formes brèves au XVIIème siècle

Corpus de réflexion : Pensées de Pascal, Maximes de La Rochefoucauld, Caractères de La Bruyère et Maximes et Pensées de Chamfort.

Formant le projet de « repenser de façon systématique la doctrine morale esquissée par les Maximes », le critique Corrado Rosso prend soin de signaler ce qui « rend précaire et peut-être impossible » la réalisation d'un semblable projet : « Dès le début, nous devons reconnaître les nombreuses possibilités d'échec qui nous guettent dans une reconstruction qui essaie de donner un sens cohérent à un discours éminemment discontinu et parfois énigmatique. »

Lorsque Jean Lafond déclare que « le discours discontinu n'a été [...] très longtemps considéré que comme l'échec du continu », il semble pointer du doigt la tendance à penser le discontinu en rapport avec le continu, de les mettre toujours en rapport avec pour ligne de partage la notion de cohérence, sans pouvoir penser le discours discontinu en soi, avec sa propre cohérence. C'est aussi le sens de la parole de Corrado Rosso : formant le projet de « repenser de façon systématique la doctrine morale esquissée par les Maximes », le critique prend soin de signaler ce qui « rend précaire et peut-être impossible » la réalisation d'un semblable projet : « Dès le début, nous devons reconnaître les nombreuses possibilités d'échec qui nous guettent dans une reconstruction qui essaie de donner un sens cohérent à un discours éminemment discontinu et parfois énigmatique. »

Il semblerait que face à une œuvre laissée à l'état d'esquisse par l'auteur, le projet du critique soit de rétablir un sens continu, de palier l'énigmatique de l'œuvre en re-pensant un cadre de pensée systématique, une sorte de canevas qui rendrait la lecture de l'œuvre moins discontinue, qui rétablirait la doctrine morale sous-jacente et inexprimée de façon claire par l'auteur. Il s'agirait d'établir une sorte de loi générale, un « système » qui fonctionne pour l'œuvre entière. Pourtant, ce projet est-il légitime et fondé? En effet, est-il raisonnable de penser qu'une œuvre discontinue soit incohérente? Autrement dit, la discontinuité syntaxique, la fragmentation de l'écriture, la fragmentation formelle sont-elles opposées à une cohérence sur le plan du sens? C'est sur ce point que nous nous interrogerons.

Pour ce faire, nous tenterons d'abord de comprendre dans quelle mesure les œuvres de notre corpus sont marquées par la discontinuité et comment cette discontinuité entraîne un certain mystère autour de l'œuvre, un aspect énigmatique. Ensuite, nous verrons qu'au delà de cette discontinuité formelle, des éléments de cohérence sur le plan du sens semblent se dégager des œuvres. Enfin, nous nous interrogerons sur le rôle du lecteur : comment les œuvres fragmentaires échappent à une lecture systématique qui est celle du critique pour contenter le lecteur en tant qu'individu. Autrement dit, nous nous demanderons s'il faut chercher à travers de telles œuvres une lecture « systématique » ou une lecture de connivence.

Une lecture discontinue et énigmatique

Face à des œuvres telles que les Pensées de Pascal, les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères de La Bruyère, ou encore les Maximes et Pensées de Chamfort, force est de constater que la lecture ne se fait pas de façon linéaire, et continue, au moins sur le plan de la forme. Nous allons tenter de comprendre ce qui rend le discours « éminemment discontinu, et parfois énigmatique,» comme nous l'indique Corrado Rosso.

Lorsque le lecteur ouvre une de ces œuvres, il se trouve face à un assemblage de « remarques », de « pensées », de « maximes » dont l'assemblage paraît assez inexpliqué. La composition du discours transgresse complètement les règles canoniques du récit. Il s'agit en effet de pensées détachées, que l'auteur n'a pas semblé vouloir ou pouvoir assembler dans une continuité. Ainsi, le recueil est composé d'unités apparemment indépendantes, qui sont séparées par un blanc typographique. Ces fragments sont par ailleurs la plupart du temps de forme brève – voire extrêmement brève, et cela heurte l'entendement : en effet, la lecture est brusquement interrompue et le lecteur doit s'en remettre à un autre sujet de lecture, qui n'a pas forcément de lien logique avec le fragment précédent. Prenons par exemple les deux premières maximes de l'œuvre de La Rochefoucauld : la première traite des vertus, de la vaillance. La deuxième, quant à elle évoque l'amour propre comme « le plus grand des flatteurs. » Le lecteur se heurte à un discours discontinu donc. La discontinuité se combine avec une esthétique de la brièveté, de concision, qui surprend aussi les habitudes de lecture. Le discours est vif et bref, plein de ruptures conformément à une esthétique de la conversation, telle qu'elle se déroulait dans les salons pour La Rochefoucauld, et à un style coupé chez Pascal.

Ainsi, si ce type de rédaction bouleverse le lecteur, c'est bien parce que lui-même est habitué à des formes plus « souples », plus « liées », plus « continues », comme l'étaient au XVIIème siècle la pastorale ou la pièce de théâtre par exemple. Mais si ce langage discontinu fleurit à cette époque, chez les moralistes classiques, c'est peut-être justement en réaction contre une parole continue, liée, mais qui n'est qu'enflure. En prenant à contre pied les règles canoniques du discours, l'œuvre discontinue – l'œuvre volontairement discontinue – hypothèque totalement une parole vide de sens. Lorsque Pascal écrit dans ses Pensées, «l'éloquence continue ennuie » ou « la continuité dégoûte en tout », il exprime bien un refus catégorique d'une parole qui se déploie sans avoir quoi que ce soit à exprimer, une parole pleine d'emphase, et qui plus est ne touche pas son lecteur ou son auditoire puisqu'elle l'« ennuie. » On retrouve la même idée chez La Rochefoucauld, dans la maxime 143 : « et nous voulons nous attirer des louanges, lorsqu'il semble que nous leur en donnons. » L'emploi de la première personne du pluriel s'oppose à la tournure impersonnelle « il semble », laquelle correspond certainement à la voix du moraliste, face à un « nous » d'emphase qui pourrait être celui qu'emploient les doctes, les savants que La Rochefoucauld tourne ici en ridicule. Les moralistes cherchent, à travers cette forme discontinue, l'aspérité plutôt qu'un discours lisse et convenu. La forme correspond bien à une volonté de choquer l'esprit, cela en bouleversant les habitudes de lecture. A chaque blanc, à chaque fin de fragment, le lecteur est comme en situation d'échec et cette forme le désabuse, bat en brèche ses certitudes. Le langage continu est tout à fait hypothéqué au profit d'une forme qui, par sa brevitas, est bien plus effective sur le lecteur, puisqu'elle le déstabilise à chaque instant. « Les nombreuses possibilités d'échec » qu'évoque Corrado Rosso, ce sont avant tout les échecs à saisir de prime abord le sens d'une œuvre en fragment.

Pourtant, pour autant qu'on puisse dire qu'il y a rupture des habitudes du lecteur, est-il possible de parler d'un discours « énigmatique? » Il est clair que les brusques ruptures de la lecture crée un halo d'incertitude et d'énigmatique autour du fragment au sens où il crée une attente, un désir chez le lecteur d'en savoir plus, de raccrocher telle maxime à une autre par exemple. Ainsi, une « lecture en série » est possible, comme l'indique Roland Barthes dans le Degré Zéro de l'écriture. Il est possible alors d'opérer des éclairages entre divers fragments. Et cette pratique réduit le degré d'énigmatique autour du fragment. Ou bien peut s'opérer une « lecture pour citation » : le fragment est alors compris dans sa rotondité, étant donné que les fragments ont pour la plupart un certain degré d'autonomie grammaticale et lexicale. C'est le cas notamment des maximes de La Rochefoucauld (la maxime en tant que telle est l'exemple type de la rotunditas), ou des caractères de La Bruyère (le caractère étant construit sur le modèle épigrammatique, il comporte en lui l'exposition et la pointe, qui assurent au caractère une autonomie possible par rapport aux autres caractères). Ainsi, Montaigne dans ses Essais II, 10 évoque-t-il à propos des œuvres de Plutarque et de Sénèque des « pièces décousues qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail. [...] Et je les quitte où il me plaît. Car elles n'ont point de suite des unes aux autres. » L'œuvre fragmentaire à la fois crée une énigme, par sa brièveté, et la résout en son sein, en offrant la possibilité de mettre en série les fragments.

Cela nous amène donc naturellement à nous demander si au delà de la déconstruction formelle – ou l'absence de construction apparente – il n'y a pas des moyens (tels que la lecture en série) mis à la disposition du lecteur pour dépasser la lecture fragmentaire et discontinue.

Des éléments de cohérence et de cohésion du texte

En effet, il nous faut tenter de déterminer quels sont les éléments de cohérence qui lient l'œuvre discontinue en son sein même pour savoir si Corrado Rosso a raison d'évoquer les « nombreuses possibilités d'échec » qui nous guettent.

En ce qui concerne l'aspect formel de l'œuvre, on ne saurait négliger la part d'organisation interne qui la régit. En effet, ces œuvres sont discontinues mais n'y a-t-il pas tout de même une certaine cohérence dans la construction du recueil, dans le montage en séries de ces petits morceaux? Ainsi, plutôt que de discontinuité plus ou moins aléatoire, on pourrait envisager de parler de « juxtaposition » dont la disposition n'est pas anodine. Ainsi, dans l'œuvre de La Bruyère, il semble qu'il y ait un ordre intrinsèque à l'œuvre qui guide le lecteur vers le dernier chapitre, qui expose clairement – beaucoup plus clairement que les autres chapitres – le projet apologétique de son auteur. On peut ainsi lire dans la préface aux Caractères, des termes tels que « la plan et l'économie du livre » ou plus loin, en parlant des quinze premiers chapitres de son œuvre qu'« ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué, et peut-être confondu. » Le point de perspective est clairement défini par l'auteur lui même, et engage le lecteur dans une voie qu'il ne peut manquer, malgré la discontinuité du discours. Ainsi, la discontinuité n'équivaut pas à l'incohérence comme nous le montre le projet très clairement explicité par La Bruyère. De même, on peut repérer dans les autres œuvres de notre corpus des éléments stylistiques de cohérence : chez La Rochefoucauld, l'usage du passif est récurent et vient baliser le recueil. A partir de cette constatation, le lecteur peut en déduire une problématique que l'auteur dirige de façon constante de son recueil, qui tend à assimiler l'homme à sa passivité. Entre les fragments, existent des « feux réciproques », des « architectures de rapports miroitants et d'échos » (expressions de Patrice Soler) qui créent un réseau de sens au sein de l'œuvre.

Corrado Rosso évoque la tâche de « reconstruction » que se doit le critique face aux œuvres discontinues de notre corpus. Mais une re/construction suppose une dé/construction ou une absence de construction de la part des auteurs. Or, nous venons de voir que la mise en recueil est souvent bien calculée, elle est le fruit d'un agencement précis qui donne un sens à l'œuvre. Par ailleurs, plutôt que de vouloir envisager l'œuvre comme déconstruction d'une œuvre continue, il faudrait s'interroger sur le fait qu'il s'agit d'un choix de la part des moralistes que celui du fragment. Plus qu'une déconstruction à reconstruire, l'œuvre discontinue est une construction basée sur le fragment et c'est un choix esthétique, stylistique et philosophique à part entière. C'est justement le fragment qui crée l'unité de l'œuvre, qui lui donne son sens. Maurice Blanchot, dans L'Entretien Infini évoque « l'idée de fragment comme cohérence. » Il semble en effet intéressant de s'interroger sur la forme discontinu comme principe agglomérant de l'œuvre. Ainsi, dans un siècle marqué par l'augustinisme et le déni de l'homme que cette pensée religieuse implique, le fragment apparaît le meilleur moyen de manifester la bassesse du genre humain. La forme fragmentée fait sens, elle crée le sens, celui de la discontinuité de l'homme et son incapacité de se fixer sur un seul centre, Dieu. C'est ce sens que l'on retrouve notamment chez Pascal : dans le fragment 457, il écrit « j'écrirai ici mes pensées sans ordre (...) c'est le véritable ordre. (...) Je ferais trop d'honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable. » Il apparaît clairement ici le choix de Pascal d'écrire « sans ordre » afin de mimer au mieux la conduite de l'homme, qui est lui-même incapable d'ordre. Dans les œuvres de notre corpus, le fragment est bien la clé de voûte de l'œuvre discontinue non par accident, mais par volonté de mimer le désordre du monde.

La discontinuité de l'œuvre fait ainsi écho à la discontinuité de l'homme lui-même. Nous pouvons nous appuyer là encore sur une analyse de Maurice Blanchot qui, dans le même ouvrage, nous incite à « voir dans la discontinuité un signe du malheur de l'entendement et de la compréhension analytique, plus généralement un défaut de la structure humaine, marque de notre finitude. » C'est ce que Pascal décrit dans ces termes dans le fragment 230 : « Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est, au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré (...). » Le discours discontinu permet de mieux appréhender ce « malheur de l'entendement », ce « défaut de la structure humaine » car il rend compte de l'impossibilité de penser les choses dans leur totalité. L'homme étant lui-même fini, il ne peut percevoir que des fragments de réel, de vérité. La discontinuité devient la forme de communication la plus évidente à cet homme déchu et infirme. Le discours discontinu vient marteler, par la modulation, telle une incantation, pour réveiller les consciences. Le recours à une ironie mordante par la pointe, la brièveté, la concision, convoquent la fonction phatique du langage, ce sont autant de moyen d'interpeller le lecteur, par une forme brève et concise plutôt que par un langage continu qu'il ne saurait appréhender.

Il apparaît donc clairement que le recours à une forme discontinue n'est pas dépourvu d'intérêt : il n'est pas l'équivalent d'une absence de cohérence sur le plan du sens, il crée lui-même le sens. Par ailleurs, il coïncide avec une volonté de heurter le lecteur, de le faire réagir.

L'œuvre du lecteur

Ainsi, on aperçoit clairement que la part du lecteur est tout à fait primordiale, et surtout la part individuelle de chaque lecteur. L'œuvre étant laissée à l'état d'esquisse, n'est-ce pas au lecteur de prendre le relais et de tracer sa propre morale?

En effet, Corrado Rosso emploie l'expression « la doctrine morale esquissée » de façon très juste. La discontinuité de l'œuvre ne rend pas compte de façon intelligible la « doctrine » – nous reviendrons sur cette idée de doctrine un peu plus loin – de l'auteur. L'œuvre ne délivre pas son secret, elle le laisse à l'état d'esquisse. Comme l'indique Bernard Roukhomovsky dans L'Esthétique de la Bruyère, évoquant l'esthétique de l'anamorphose : « ce burlesque à vocation morale, voire philosophique dont Louis Van Delft fait valoir qu'il « induit quelque chose de plus vaste » et « convie à un autre regard » .» Tout un pendant de l'œuvre n'est pas livré au lecteur, la clé n'est pas sur la porte. Et c'est en cela que l'œuvre est énigmatique. Les auteurs préfèrent le clair obscur à la clarté, qui est toujours suspecte. Cette esthétique nous rappelle l'esquisse en peinture, notamment au XVIIIème siècle chez Fragonard ou encore Boucher dont on a redécouvert il y a peu de temps les esquisses, qui témoignent d'une qualité esthétique aussi intéressante que les tableaux achevés. L'esquisse joue sur les nuances, sur les ambiguïtés, et c'est chose nécessaire pour l'artiste qui souhaite éveiller le discernement chez son lecteur. On retrouve chez Crébillon-fils la même esthétique, dans ses dialogues La Nuit et le Moment ou Le Hasard du coin du feu. Le discours est inachevé, il semble même inconsistant de prime abord, mais il n'est en fait qu'esquissé. Mais l'esquisse, plutôt que de nous conduire à l'échec de la restitution d'un sens – comme l'indique Corrado Rosso – admet au contraire les possibilités.

L'esthétique de l'esquisse correspond en effet très bien à une volonté morale et philosophique de ne pas figer la pensée, de convaincre et non d'imposer une morale. Cela passe par l'interrogation du lecteur, laquelle dépend entièrement de la forme discontinue. L'auteur n'impose pas une doctrine systématique, il crée une œuvre dont la forme va être le moyen d'interroger le lecteur. Maurice Blanchot, dans L'Entretien Infini, nous indique que « cette forme n'est plus celle d'un simple exposé mais décrit le mouvement même d'une recherche, recherche qui lie pensée et existence en une expérience fondamentale (...) celle d'un cheminement, c'est-à-dire d'une méthode et cette méthode étant la conduite, le mode de se tenir et d'avancer de quelqu'un qui s'interroge. » L'esquisse, le blanc typographique sont autant de pauses, de respirations – au sens musical du terme – qui permettent d'aérer le texte, de laisser au lecteur le temps de s'interroger. Place est faite à la réflexion, comme nous indique Chamfort, dans une semie-confession (Maximes et Pensées, numéro 336) : « Ce que j'ai appris, je ne le sais plus. Le peu que je sais encore, je l'ai deviné. » L'œuvre discontinue est une œuvre ouverte au sens où Umberto Eco l'explique, « Elle est une invitation, non pas nécessitante ni univoque mais orientée, à une insertion relativement libre dans un monde qui reste celui voulu par l’auteur. (...) L’auteur offre (...) une œuvre à achever. » l'œuvre discontinue invite le lecteur à réfléchir, à remettre en question ses connaissances. On comprend bien cela en pensant que l'œuvre restée inachevée de Pascal était destinée à constituer une Apologie de la religion chrétienne, qui aurait visé la conversion des libertins.

Le coup de force que permet le discours discontinu, c'est finalement qu'en n'imposant aucune doctrine, il assure la multiplicité des chemins. Le protocole de lecture traditionnelle est mis à l'épreuve, et cela assure la possibilité d'un « ars combinatoria », avec de multiples circuits. Louis Van Delft écrit ainsi très justement, à propos des Caractères de La Bruyère : « Le voyage d'aucun d'entre nous, à travers les Caractères, ne ressemblera à celui de son plus proche voisin. De ce parcours que chaque lecteur est pleinement libre d'organiser à sa guise naissent des rencontres, des associations, des connexions indéfiniment nouvelles. » Ainsi, chaque lecteur aura dessiné son propre tracé, aura extrait de l'œuvre sa propre morale ou doctrine, même si, bien sûr, des éléments de construction auront guidé le lecteur (par exemple l'architecture déjà mentionnée des Caractères dont les chapitres convergent tous vers le dernier, projet apologétique). L'œuvre discontinue comme la conçoit Chamfort doit tenir compte du fait que « la nature prodigue des êtres individuellement différents » (première maxime). C'est ainsi une lecture de connivence qui s'instaure et non une lecture systématique, qui dégage une morale essentiellement individuelle et qui prend en compte le lecteur sans pour autant lui imposer un sens.

Il apparaît donc impossible de dégager une doctrine morale de façon systématique de ces œuvres discontinues. C'est l'auréole d'énigme qui entoure l'œuvre qui la rend cohérente, qui crée le sens, mais un sens que le lecteur peut dégager, selon une lecture personnelle, une appropriation toute individuelle, et non un sens imposé de « façon systématique » par le critique.

C'est l'énigme et l'esquisse qui font le charme de ces œuvres, et il ne faudrait en aucun cas renoncer à ces caractéristiques car elles assurent à l'homme une réflexion infinie et vont ainsi dans le sens de Pascal lorsqu'il écrivait : « Pensée fait la grandeur de l'homme. »