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Élodie Gaden (mai 2006)

Présentation - André Chénier

La poésie est un genre peu représenté au XVIIIème siècle et les quelques poètes de cette époque (Jean-Baptiste Rousseau, Le Franc de Pompignan, Délille, Lebrun, Gilbert) ne sont que peu connus aujourd'hui. Force est de constater que la critique retient prioritairement du XVIIIème siècle l'engagement des philosophes. Mais un poète, André Chénier, à la fin du XVIIIème, a laissé des traces poétiques.

Biographie

Il naît en 1762 à Constantinople, d'un père consul général de France, d'une mère issue d'une famille latine d'Orient et marquée par la tradition grecque. Ses parents s'installent à Paris où sa mère ouvre un salon réputé. André fait ses études à Paris et les relations qu'il entretient au salon de sa mère (le peintre David par exemple) sont un bain fertile qui lui permettent d'acquérir une solide culture.

Après un voyage en Italie et un autre en Suisse, il participe au mouvement révolutionnaire en 1790 : il se rallie à la "Société de 1789" avec ses amis François de Pange et les frères Trudaine. Sont membres de cette Société: Condorcet, Custine, Garat, Brissot, le Docteur Guillotin, Lavoisier, Monge, Sieyès, Mirabeau et le peintre Louis David.

Mais il se heurte aux jacobins, dont il ne partage pas l'intransigeance. Il participe d'ailleurs à la défense de Louis XVI avec Malesherbes, ce qui le rend suspect face à la Terreur jacobine.

Le 7 mars 1794, il est arrêté et condamné à mort. C'est justement pendant son emprisonnement (entre le 7 mars et le 23 juillet) dans la prison Saint Lazare qu'il écrit ses oeuvres les plus marquantes : la Jeune Captive, une élégie dont le sujet est directement inspiré du sort d'une de ses amies, ainsi que les Iambes satiriques, qui visent clairement les Jacobins.

Son oeuvre et son style

Son éducation étant très marquée par la culture antique, André Chénier nous laisse une oeuvre dont l'inspiration et la forme sont inspirées de la Grèce et de la Rome antiques : il emprunte à la culture grecque des formes telles que l'Elégie, ou les Iambes (Vers composé de deux syllabes, une brève et une longue, beaucoup utilisé dans l'Antiquité grecque, primitivement utilisé dans la poésie satirique), ainsi que des sujets mythologiques.

Cependant, il apporte un souffle nouveau de sensibilité dont nous verrons qu'elle se situe dans la lignée des Romantiques, au siècle suivant. Il instaure en effet une sorte de renouveau poétique en réhabilitant notamment l'inspiration avant les Romantiques, dans un XVIIIème siècle qui considérait la poésie comme un jeu et une simple technique. Il renouvelle tout particulièrement la doctrine de l'imitation : alors que le classicisme imitait les anciens dans un style que certains qualifient d'ornement artificiel, Chénier organise de façon personnelle cette admiration pour la Grêce Antique :

Tantôt chez un auteur j'adopte une pensée,
Mais qui revêt chez moi, souvent, entrelacée,
Mes images, mes tours, jeune et frais ornement.

ou encore dans :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques

On peut noter aussi l'engagement civique de Chénier qui transparaît dans ses oeuvres : il est à la croisée des chemins entre la poésie et l'engagement philosophe du temps. (Voir extraits plus bas)

C'est finalement toute la personne de Chénier que l'on retrouve dans ses vers : sa sensibilité jusqu'au moment ultime de sa mort. Son oeuvre est marquée par une inspiration sincère et ardente, et par le culte de l'art.

Postérité et influence de Chénier

Les oeuvres poétiques de Chénier sont pour la plupart découvertes dans une première édition en 1819. La jeune génération romantique apprécie le lyrisme mélodieux descriptif et élégiaque de Chénier. Il est considéré comme un précurseur de la sensibilité du XIXème.

De plus, son engagement civique n'est pas sans plaire aux Romantiques pour qui l'exaltation de la Patrie et de l'Histoire est un élément majeur de leur idéologie. Victor Hugo parle d'un "romantique parmi les classiques."

On retrouve l'influence de Chénier dans La Fille de Jéphté de Vigny, Les Orientales de Hugo (voir plus bas), Nuit de Mai de Musset ou encore Le Lac de Lamartine (voir plus bas).

En 1896, un italien, Umberto Giordano, compose un opéra intitulé Andrea Chenier, qui retrace la vie du poète. La vie engagée et la mort tragique de Chénier se prêtent en effet tout particulièrement au genre de l'opéra. Pour un résumé de l'opéra, voir sur le site Opéras - Ballets

Les poètes du Parnasse sauront eux aussi apprécier Chénier comme un précurseur de l'art pour l'art, de l'art pur et de la poésie plastique (poésie qui consiste à dépeindre des mouvements gracieux, des poses plastiques).

Au XXème siècle, René Char : "Feuillets d'Hypnos" de René Char, in "Les grands astreignants ou la conversation souveraine", texte publié dans " Recherche de la base et du sommet " = "Chénier a la fermeté du désastre".)

L'influence de Chénier est aussi remarquable en Russie chez Pouchkine par exemple, ou encore Kogloff qui s'est chargé de traduire La Jeune Captive, La jeune Tarentine et d'autres poèmes. Le critique Vesselovsky s'est quant à lui exprimé dans ces termes : "[Chénier] a rétabli le lyrisme pur dans la poésie française."

Textes de André Chénier

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre

Ce texte est certainement le plus connu de Chénier car il est extrait de ses Dernières Poésies, c'est-à-dire les poésies qu'il a composées juste avant sa mort, lorsqu'il était enfermé en prison. La conscience du poète de sa mort imminente est tout à fait touchante. Lagarde et Michard évoquent en ces termes ce poème : "Sa muse reste âpre et combative : sa plume vengeresse appelle la malédiction sur les bourreaux."

Nous indiquons en gras les vers auxquels l'attention doit particulièrement être portée.

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour
;
Peut-être avant que l'heure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière
,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d'infâmes soldats,
Remplira de mon nom ces longs corridors sombres

Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort,
Pâtre, chiens et moutons, toute la bergerie
Ne s'informe plus de son sort.
Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,
Les vierges aux belles couleurs
Qui le baisaient en foule, et sur sa blanche laine
Entrelaçaient rubans et fleurs,
Sans plus penser à lui, le mangent s'il est tendre.
Dans cet abîme enseveli,
J'ai le même destin. Je m'y devais attendre.
Accoutumons-nous à l'oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
Mille autres moutons, comme moi
Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,
Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie
Un mot, à travers les barreaux
,
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ;
De l'or peut-être à mes bourreaux...
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis ; vivez contents.
En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre ;
Peut-être en de plus heureux temps
J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
Détourné mes regards distraits ;
A mon tour aujourd'hui mon malheur importune.
Vivez, amis ; vivez en paix.

Que promet l'avenir ? Quelle franchise auguste,
De mâle constance et d'honneur
Quels exemples sacrés, doux à l'âme du juste,
Pour lui quelle ombre de bonheur,
Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles,
Quels pleurs d'une noble pitié,
Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles,
Quels beaux échanges d'amitié
Font digne de regrets l'habitacle des hommes ?
La Peur blême et louche est leur dieu.
Le désespoir !... le fer. Ah ! lâches que nous sommes,
Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre !
Ainsi donc mon coeur abattu
Cède au poids de ses maux ? Non, non, puissé-je vivre !
Ma vie importe à la vertu ;
Car l'honnête homme enfin, victime de l'outrage,
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers son front et son langage,
Brillants d'un généreux orgueil.
S'il est écrit aux cieux que jamais une épée
N'étincellera dans mes mains,
Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
Justice, vérité, si ma bouche sincère,
Si mes pensers les plus secrets
Ne froncèrent jamais votre sourcil sévère,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce ou (plus atroce injure !)
L'encens de hideux scélérats
Ont pénétré vos coeurs d'une longue blessure,
Sauvez-moi ; conservez un bras
Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Égorgée !... Ô mon cher trésor,
Ô ma plume ! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !
Par vous seuls je respire encor
.

Quoi ! nul ne restera pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacrés ;
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire ;
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ;
Pour descendre jusqu'aux enfers
Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers ;
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, ô coeur gros de haine, affamé de justice.
Toi, Vertu, pleure si je meurs.

Dernières poésies

Néère

Il s'agit d'une épigramme funéraire dans laquelle Chénier fait parler celle qui va mourir, pour un dernier adieu à son amant. Amour et nature sont deux thèmes qui se croisent dans cet extrait et préfigurent déjà la poésie romantique, comme on la retrouve dans le Lac de Lamartine (notamment les vers 11 à 14).

"Mais telle qu'à sa mort pour la dernière fois,
Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,
De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,
Chante, avant de partir, ses adieux à la vie,
Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort,
Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort :

" Ô vous, du Sébéthus Naïades vagabondes,
Coupez sur mon tombeau vos chevelures blondes.
Adieu, mon Clinias ! moi, celle qui te plus,
Moi, celle qui t'aimai, que tu ne verras plus.
Ô cieux, ô terre, ô mer, prés, montagnes, rivages,
Fleurs, bois mélodieux, vallons, grottes sauvages,
Rappelez-lui souvent, rappelez-lui toujours
Néère tout son bien, Néère ses amours ;
Cette Néère, hélas ! qu'il nommait sa Néère,
Qui pour lui criminelle abandonna sa mère ;
Qui pour lui fugitive, errant de lieux en lieux,
Aux regards des humains n'osa lever les yeux.
Oh ! soit que l'astre pur des deux frères d'Hélène
Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ;
Soit qu'aux bords de Paestum, sous ta soigneuse main,
Les roses deux fois l'an couronnent ton jardin ;
Au coucher du soleil, si ton âme attendrie
Tombe en une muette et molle rêverie,
Alors, mon Clinias, appelle, appelle-moi.
Je viendrai, Clinias ; je volerai vers toi.
Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira ; sur les vents ou sur quelque nuage
Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,
S'élevant comme un songe, étinceler dans l'air ;
Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive,
Caresser en fuyant ton oreille attentive.""

Poésies Antiques

La jeune captive

Cette élégie a été inspirée par le sort d'une de ses compagnes en prison, condamnée au même sort que lui, à qui il prête sa voix.

L'épi naissant mûrit de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre tout l'été
Boit les doux présents de l'aurore ;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,
Je ne veux point mourir encore
.

Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,
Moi je pleure et j'espère ; au noir souffle du Nord
Je plie et relève ma tête.
S'il est des jours amers, il en est de si doux !
Hélas ! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts ?
Quelle mer n'a point de tempête ?

L'illusion féconde habite dans mon sein.
D'une prison sur moi les murs pèsent en vain.
J'ai les ailes de l'espérance :
Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
Philomène chante et s'élance.

Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m'endors,
Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords
Ni mon sommeil ne sont en proie.
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
Ranime presque de la joie.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J'ai passé les premiers à peine,
Au banquet de la vie à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson ;
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,
Je n'ai vu luire encor que les feux du matin ;
Je veux achever ma journée.
Ô mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi
;
Va consoler les coeurs que la honte, l'effroi,
Le pâle désespoir dévore.
Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les Amours des baisers, les Muses des concerts.
Je ne veux point mourir encore. "

Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces voeux d'une jeune captive ;
Et secouant le faix de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliais les accents
De sa bouche aimable et naïve.

Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
Chercher quelle fut cette belle :
La grâce décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d'elle.

Dernières poésies

Postérité

Victor Hugo

A André Chénier

Oui, mon vers croit pouvoir, sans se mésallier,
Prendre à la prose un peu de son air familier.
André, c’est vrai, je ris quelquefois sur la lyre.
Voici pourquoi. Tout jeune encor, tâchant de lire
Dans le livre effrayant des forêts et des eaux,
J’habitais un parc sombre où jasaient des oiseaux,
Où des pleurs souriaient dans l’œil bleu des pervenches ;
Un jour que je songeais seul au milieu des branches,
Un bouvreuil qui faisait le feuilleton du bois
M’a dit : « Il faut marcher à terre quelquefois.
« La nature est un peu moqueuse autour des hommes ;
« Ô poëte, tes chants, ou ce qu’ainsi tu nommes,
« Lui ressembleraient mieux si tu les dégonflais.
« Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets.
« L’azur luit, quand parfois la gaîté le déchire ;
« L’Olympe reste grand en éclatant de rire ;
« Ne crois pas que l’esprit du poëte descend
« Lorsque entre deux grands vers un mot passe en dansant.
« Ce n’est pas un pleureur que le vent en démence ;
« Le flot profond n’est pas un chanteur de romance ;
« Et la nature, au fond des siècles et des nuits,
« Accouplant Rabelais à Dante plein d’ennuis,
« Et l’Ugolin sinistre au Grandgousier difforme,
« Près de l’immense deuil montre le rire énorme. »

Les Roches, juillet 1830. Les Comtemplations

En épigramme de ses Odes et Ballades, V. Hugo cite des vers de Chénier, extrait de ses Iambes:

"Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !

Lamartine

Le Lac - Néère de Chénier

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !

Méditations poétiques

Bibliographie et sources