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Évelyne Buissière (avril 2006)

I - La place de l’art dans les activités humaines

Si l’art a cette vertu de nous conduire de la nature à la liberté, de nous permettre de nous réaliser, il doit occuper une place de premier plan dans les activités humaines, avoir une certaine supériorité sur les autres activités.

Pour Aristote, toute chose se comprend par la réalisation de sa fin. « La nature de chaque chose est précisément sa fin » (Politique Intro). L’homme ne fait pas exception. Sa nature, c’est la réalisation de ce qui est proprement humain en lui. C’est dans cette perspective qu’il est intéressant de réfléchir sur la place de l’art chez Aristote. Comment Aristote voit-il l’art dans l’activité de l’homme ? Quel rôle joue l’art dans la réalisation de cette finalité proprement humaine ?

Du point de vue du contenu, Aristote appelle art tout procédé de fabrication obéissant à des règles et aboutissant à la production d’objets utiles ou beaux, matériels ou intellectuels. C’est une « disposition à produire accompagnée de règle vraie » : la production artistique a donc un aspect intellectuel : elle est accompagnée de règle vraie. Le génie n’invente pas, il construit avec des règles.

Les objets matériels relèvent du domaine des arts mécaniques auxquels appartiennent la peinture, l’architecture, la sculpture mais aussi l’agriculture ou la confection de vêtements. La production d’objets intellectuels dépend des arts libéraux : dialectique, grammaire, rhétorique, arithmétique, astronomie, géométrie et musique. On voit que son classement est très différent du nôtre. En fait, il distingue ceux qui produisent avec leurs mains et ceux qui produisent avec leur seule pensée. A l’intérieur de l’art, on va distinguer entre les arts nobles (arts libéraux) et les arts plus serviles (arts mécaniques) dont font partie l’architecture, la sculpture, la peinture. Plus un art est intellectuel, moins il implique le corps, plus son statut sera élevé. La logique, la rhétorique, la poésie sont supérieures.

Du point de vue de sa place, l’art prend place parmi les différentes activités de l’homme et il n’est pas dans la meilleure position. Aristote propose une répartition en trois espèces d’activités : . Les sciences théoriques qui ont pour objet la contemplation des êtres nécessaires et éternels. Elles comprennent la mathématique, la physique et la théologie. . Les sciences pratiques qui portent sur les choses contingentes

En Métaphysique A1 Aristote distingue l’art et de la science. L’art comprend la techné et la prudence, la sagesse pratique. L’art tourné vers le particulier, la science vers le nécessaire. Mais l’art suppose tout de même une connaissance. Il n’est pas une pure empirie. « L’art naît lorsque d’une multitude de notions expérimentales, se dégage un seul jugement universel, applicable à tous les cas semblables. En effet, former le jugement que tel remède a soulagé Callias, atteint de telle maladie, puis Socrate, puis plusieurs autres pris individuellement, c’est le fait de l’expérience ; mais juger que tel remède a soulagé tous les individus de telle constitution, rentrant dans les limites d’une classe déterminée, atteints de telle maladie, comme par exemple les flegmatiques, les bilieux ou les fiévreux, cela relève de l’art. » Mais il faut encore savoir qui est flegmatique, bilieux ou fiévreux. Au niveau de la pratique, parfois, l’expérience suffit : « et même, nous voyons les hommes d’expérience obtenir plus de succès que ceux qui possèdent une notion sans l’expérience….. ce qu’il faut guérir c’est l’individu ». Il faut appliquer l’art à la pratique. L’art suppose un savoir théorique « Les hommes d’expérience savent bien qu’une chose est, mais ils ignorent le pourquoi, tandis que les hommes d’art connaissent le pourquoi et la cause. ». L’art est donc bien un savoir, mais un savoir qui porte sur le contingent.

L’art porte sur le contingent : la science porte sur la connaissance de la nature des substances. L’art porte sur des réalités « actions humaines » ou « productions » qui ont leur principes en dehors d’elles : dans la délibération du sujet qui agit ou dans sa capacité à produire (non dans leur nécessité interne comme les êtres naturels). Ces réalités peuvent être ou ne pas être, elles sont contingentes. Elles ne sont pas pour autant arbitraires : l’action bonne est conforme à une nature, celle de l’homme ou de la cité, la production est actualisation d’une potentialité : la statue est en puissance dans la marbre.

Les sciences pratiques sont donc :

Ces trois types d‘activités ne sont pas au même niveau, elles n’ont pas la même importance dans la réalisation de l’humain.

Les trois espèces de connaissances définissent trois genres de vie : la vie théorique, la vie politique et éthique, la vie productive. La vie productive est d’emblée discréditée parce qu’elle est pénible, elle n’est pas un loisir, elle a rapport à la matière, elle sollicite le corps. Pour Aristote, le seul problème vraiment important, c’est de savoir si la vie politique et morale est inférieure ou supérieure à la vie contemplative. Mais la vie productive n’est même pas prise en compte dans le débat. La réponse aristotélicienne est qu’il faut privilégier la vie philosophique car elle referme toute la perfection dont l’homme est capable. Au premier rang vient le philosophe, ensuite l’homme politique puis les producteurs de choses utiles ou belles. L’art n’est donc pas au premier plan. On peut avoir l’impression qu’Aristote le dévalorise.

Cette impression se renforce si on compare la praxis et la poiésis : la distinction entre praxis et poiésis laisse penser que l’art est inférieur. La praxis est formation de l’homme : la vertu est une disposition qui devient une seconde nature. La poiésis est une disposition à produire et non une façon d’être. Dans sa Métaphysique Aristote distingue les actions immanentes et des actions transitives pour montrer la supériorité des actions immanentes.

Du point de vue anthropologique, l’art semble donc marginal dans la réalisation de la finalité de l’homme.

Du point de vue ontologique, l’art semble aussi marqué par une certaine infériorité. L’objet d’art est inférieur à l’objet naturel. Dans le livre II de la Physique, Aristote définit les productions de l’art : les objets qui n’ont pas leur principe de mouvement à l’intérieur d’eux-mêmes. L’art est défini par rapport à la nature comme un moindre être que la nature. « Parmi les êtres, les uns existent par nature, les autres en vertu d’autres causes. Ceux qu’on déclarent exister par nature, ce sont les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, tels que la terre, le feu, l’eau, et l’air. Or, tous les êtres dont nous venons de parler présentent une différence manifeste avec ceux qui n’existent point par nature : chacun des premiers, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement ou au décroissement , d’autres quant à l’altération. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de cette espèce, en tant que chacun mérite son nom et dans la mesure où il est produit de l’art, sont dépourvus de toute tendance naturelle au changement. ». La nature a une spontanéité propre, elle se développe par elle-même. En elle, la cause finale et la cause formelle s’identifient. L’objet produit a son principe dans un autre être que lui-même, il est moins complet, moins autarcique que l’être naturel. La nature est plus parfaite que l’art, plus complète contrairement à une idée communément reçue.

L’art va donc imiter la nature pour rechercher la perfection qu’il n’a pas. Physique II : « L’art ou bien exécute ce que la nature est impuissante à effectuer, ou bien il l’imite. Si donc les choses artificielles sont produites en vue de quelque chose , il est évident que les choses de la nature le sont aussi : car dans les choses artificielles et dans les choses de la nature, les conséquents et les antécédents sont entre eux dans le même rapport. Toutefois, cette identité de procédure entre la nature et l’art est surtout évidente en présence des animaux autres que l’homme, qui n’agissent ni par art, ni en cherchant, ni en délibérant : d’où vient qu’on s’est demandé si les araignées, les fourmis et les animaux de cette sorte travaillent avec intelligence ou quelque chose d’approchant. Or, en continuant peu à peu dans la même direction, on voit que dans les plantes mêmes, les choses utiles pour la fin se produisent : ainsi les feuilles en vue d’abriter le fruit. Si donc c’est par une impulsion naturelle et aussi en vue de quelque chose que l’hirondelle fait son nid, et l’araignée sa toile, et si les plantes produisent leurs feuilles en vue des fruits, si elles poussent leurs racines non en haut mais en bas en vue de la nourriture, il est clair que cette sorte de cause qui agit en vue d’une fin existe dans les changements et dans les êtres naturels. »…

La ressemblance entre l’art et la nature se fonde sur l’idée de finalité. Aristote ne veut pas dire que l’art doit reproduire une copie des choses naturelles : de toute façon ce serait impossible ou inutile. L’imitation porte sur la procédure, c’est-à-dire le rapport « conséquent » et « antécédent ». Lorsque l’homme produit un objet, il le fait avec une finalité (il a une idée de ce qu’il va produire, il en travaille pas instinctivement). Il délibère pour trouver les bons moyens, il met en œuvre son habileté acquise par l’exercice (le potier ou le musicien) pour réaliser la fin voulue. Dans la nature, il y a aussi mise ne œuvre de moyens pour réaliser une fin (les feuilles, le nid) mais sans délibération ni représentation d’un fin. Ce qui pour Marx faisait la supériorité du plus mauvais architecte sur la plus habile des abeilles n’est pas si nettement un avantage pour Aristote. En effet, la délibération peut être fausse ou incomplète, l’habileté peut n’être pas assez consolidée. D’où l’introduction d’erreurs dans l’art, erreurs dont la nature n’est pas exempte quoiqu’elles soient moins fréquentes que dans l’art.

« Des erreurs se produisent bien jusque dans les choses que l’art exécute : le grammairien écrit quelques fois incorrectement et le médecin administre mal à propos sa potion : ainsi, il est évident qu’il peut également se produire des erreurs dans les choses que la nature exécute… le monstres sont des erreurs de cette dernière espèce de causalité agissant en vue de quelque chose. »

L’art est donc issu d’une délibération sur les moyens, alors que la nature agit de façon spontanée. L’homme qui se guérit lui-même agit comme la nature pour Aristote. La nature reste donc un modèle à imiter dans son fonctionnement : agencement des moyens pour réaliser une fin, spontanéité. L’art imite la nature. Aristote ajoute qu’il peut aussi exécuter ce que la nature est impuissante à créer : par exemple, la nature crée des arbres mais pas des lits, elle crée des blocs de marbre mais pas des statues. L’art va donc intervenir pour compléter la nature et la porter à son terme. La statue est en puissance dans le marbre.

Quelques remarques pour nuancer l’apparente modestie de la place réservée à l’art (poiésis) par Aristote : Aristote donne une définition intellectualiste de l’art. L’art consiste en « la connaissance de règles vraies » qui permettent de fabriquer des objets matériels ou intellectuels. L’art est une forme connaissance qui aboutit à une production dans le domaine du contingent. Il n’est donc pas si éloigné qu’on pourrait le penser de la théorie. Il est aussi un savoir-faire, il se concrétise sous forme d’une disposition habituelle même s’il débouche sur un objet extérieur : on devient musicien comme on devient vertueux, par la répétition mais ce qui compte, c’es la musique produite et non l’état de musicien (on peut se demander si l’on peut vraiment distinguer les deux…) La poiésis n’est donc pas non plus aussi éloigné de la praxis qu’on pourrait le croire en première analyse.

Mais surtout, Aristote fait état d’un plaisir esthétique, un plaisir lié à la contemplation des œuvres, un plaisir du spectateur de théâtre. Or, le plaisir pour Aristote est loin d’être un simple sentiment passager. Le plaisir est pour lui le signe de la perfection d‘un acte. Il y a plaisir lorsque qu’une activité atteint sa propre perfection. « On peut croire que si tous les hommes aspirent sans exception, aspirent au plaisir, c’est qu’ils ont tous tendance à vivre. La vie est une certaine activité, et chaque homme exerce son activité dans le domaine et avec les facultés qui ont pour lui le plus d’attrait : par exemple, le musicien exerce son activité au moyen de l’ouie, sur les mélodies, l’homme d’étude au moyen de la pensée sur les spéculations de la science et ainsi de suite dans chaque cas. Et le plaisir vient parachever ces activités, et par la suite, la vie à laquelle on aspire. » EN X4. Le musicien qui joue parfaitement, le vertueux qui trouve à la perfection la juste mesure dans ses actions, le philosophe qui contemple les premiers principes éprouvent du plaisir. Le plaisir marque l’accomplissement d’une excellence dans un genre particulier (il y a autant de plaisirs que d’activités, le plaisir ne dépend pas de certaines activités plutôt que d’autres.). S’il y a un plaisir esthétique, il y a donc une excellence de la production artistique. Elle n’est donc pas aussi inférieure qu’on pourrait le penser, puisqu’elle donne lieu à une perfection signalée par le plaisir. En quoi consiste-t-elle ?