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Élodie Gaden (juillet 2006)

B - Origines et causes du rire

1) Quand il n'y a plus de larmes : le rire, antidote du pathos ?

La spécificité du rire moderne est de ne pas être un rire franc, mais un doute, un rire ambigu, un humour tel que nous l'avons défini plus haut : « le rire qui court dans ces pages inquiète quelquefois et donne le frisson1 » écrit Villiers de l'Isle-Adam.

L'humour dépasse le champ du comique et du risible, il s'agit, « aux frontières de la poésie, [d']un rire singulier et nouveau qui constitue une transition entre le rire traditionnel et la dérision moderne2 », et chez Rollinat, il est l'alternative aux pleurs et au pathétique.

Dans la section des « Ténèbres » des Névroses, deux poèmes doivent attirer l'attention : « Les Larmes » (p. 351) et « Le Rire » (p. 354). Le fait qu'ils soient placés à la suite l'un de l'autre permet d'expliquer en partie la conception du rire de Rollinat. Voici comment s'achève « Les Larmes » :

Ô sensitive enchanteresse,
Saule pleureur délicieux,
Verse à jamais sur ma détresse
La rosée âcre de tes yeux !
Que la plainte humecte ma vie !
Que ton sanglot mouille le mien !
Pleure ! Pleure ! Moi je t'envie
En te voyant pleurer si bien !
Car maintenant mon noir martyre,
De ses larmes abandonné,
Pour pleurer n'a plus que le rire,
Le rire atroce du damné !

Le poète supplie l'« enchanteresse » de bien vouloir pleurer pour lui, car il n'a plus de larmes et « Pour pleurer n'a plus que le rire / Le rire atroce du damné ». Le poème donne une explication qui actualise la lecture que nous faisons du recueil, et qui donne à penser plus généralement sur les rires fin de siècle. Seul recours pour celui qui n'a plus de larmes, le rire permet le dépassement d'une aporie, celle que constitue la vanité des larmes (que l'on avait étudiée dans « Les Larmes du monde », poème dédié à la mémoire d'Émile Rollinat).

On tourne la page, et on lit (comme par hasard...) « Le Rire3 » qui développe la thèse du poème précédent :

A Georges Lorin.

Rire nerveux et sardonique
Qui fais grimacer la douleur,
Et dont le timbre satanique
Est la musique du malheur ;

Le « malheur » ne génère pas de larmes, mais un « rire nerveux et sardonique qui fai[t] grimacer la douleur » et agit à rebours de la morale puisqu'il se repaît du malheur et de la souffrance.

Rire du paria farouche,
Quand, d'un geste rapide et fou,
Il met le poison dans sa bouche
Ou s'attache la corde au cou ;

La troisième strophe renforce cette idée, en s'attachant à comparer ce qui se cache derrière le rire avec les éléments constitutifs du malheur : il est plus :

[...] amer qu'une plainte,
Plus douloureux qu'un mal aigu,
Plus sinistre qu'une complainte,
Rire atroce aux pleurs contigu ;

Le rire n'est pas la stricte opposition de la souffrance ou la douleur, il en est le dépassement, sur le mode du paroxysme (cf. l'anaphore « plus ... que »).

[...]
Puisque, dans toutes mes souffrances,
Ton ironie âpre me mord,
Et qu'à toutes mes espérances
Ton explosion grince  : « A mort ! »
Je t'offre cette Fantaisie
Où j'ai savouré sans terreur
L'abominable poésie
De ta prodigieuse horreur.
[...]
La nuit où ma maîtresse est morte,
J'ai ri, sournois et dangereux !
– « Je ne veux pas qu'on me l'emporte ! »
Hurlais-je avec un rire affreux.
J'ai ri, – quel suprême scandale ! –
Le matin où j'ai reconnu,
A la Morgue, sur une dalle,
Mon meilleur ami, vert et nu !

Dans ces deux strophes, le propos paraît blasphématoire puisque le poète rit sournoisement de la mort de sa maîtresse (au lieu de respecter le silence) et de celle de son meilleur ami qu'il reconnaît à la morgue. Mais parallèlement, le rire accompagne une supplication de ne pas être séparé de l'être cher (« je ne veux pas qu'on me l'emporte ! ») et la proposition incidente « quel suprême scandale ! » confère au rire une dimension proprement choquante.

[...]
Je ris du mal qui me dévore ;
Je ris sur terre et sur les flots ;
Je ris toujours, je ris encore
Avec le coeur plein de sanglots !

Le rire trouve son objet dans la personne même qui rit : il s'agit d'un rire qui nie la propre individualité ou dignité du rieur (« je ris du mal qui me dévore »). Le rire est l'instrument de la damnation, ou de l'auto-dérision. L'anaphore « je ris » donne l'impression que le rire, en envahissant l'espace poétique, devient à la fois le seul mode d'expression du poète, et le dernier possible, même à l'aube de la mort. Le rire de ce poème est un rire fumiste qui lance finalement une pointe pleine d'ironie au visage de la mort :

Et quand la Mort douce et bénie
Me criera  : « Poète ! à nous deux ! »
Le râle de mon agonie
Ne sera qu'un rire hideux !

La réponse au cri de la Mort (« me criera ») ne peut être que le rire, qui est un son, à l'instar du cri, mais qui se caractérise moins par son volume sonore que par sa modulation et son intention railleuse. Le rire même « hideux » dépasse aussi le « râle » de l'agonie, car il permet d'échapper au pathétique du dernier soupir. L'« agonie » désigne aussi, à bien des égards, la décadence que ressentent les artistes de la bohème parisienne en cette période fin de siècle. Signe de folie et de damnation, le rire est finalement le seul antidote possible pour affronter le déclin d'une vie (la mort) ou d'une civilisation (la fin de siècle) et pour rester digne, autant à l'échelle de la vie du poète, qu'à celle du poème et du recueil.

Le rire intervient donc quand il n'y a plus de larmes ou qu'elles ne sont plus efficaces. Baudelaire développait la même idée dans « L'Héautontimorouménos », dont on cite la fin :

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis de mon cœur le vampire,
– Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire !

Il est clair que Maurice Rollinat réécrit en partie ce poème de Baudelaire, à travers le diptyque du « Rire » et des « Larmes » en évoquant les sources du rire et en lui donnant une explication de façon métaphorique.

Dans son ouvrage sur l'ironie, dans un chapitre intitulé « Ironie et échos », P. Hamon évoque la réécriture et le lien de l'ironie avec la polyphonie des œuvres littéraires :

[...] c'est aussi très souvent passer par une médiation langagière, citer indirectement (faire « écho » à) le discours de l'ami trop optimiste [...]. La contrariété entre un énoncé et la réalité est ici subordonnée au fait de disqualifier quelqu'un dans sa compétence à faire des pronostics, ou simplement à dire quelque chose du réel. On peut même faire l'hypothèse que tout texte écrit ironique est la « mention » ou l'« écho » d'une texte antérieur4.

L'œuvre de Rollinat fait non seulement écho à la poésie de Baudelaire (dans laquelle il trouve le ferment de ses idées) mais aussi à toute une tradition poétique qui oppose le rire au sérieux poétique. Écrire sur le rire (en l'associant à la mort et à la matière poétique) est aussi un engagement en poésie, la défense d'une poésie qui puisse laisser une place au rire moderne. Les poèmes de Rollinat qui traitent du rire et en donnent des explications s'inscrivent en contrepoint d'une poésie qui l'exclut, comme le poème « Dolor » des Contemplations de Victor Hugo5 :

[...]
Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes,
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes !
Courbons-nous sous l’obscure loi.
Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde.
Marchons sans savoir où, parlons sans qu’on réponde,
Et pleurons sans savoir pourquoi.
Homme, n’exige pas qu’on rompe le silence ;
Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête et pense.
C’est assez de ce que tu vois.
Une parole peut sortir du puits farouche ;
Ne la demande pas. Si l’abîme est la bouche,
Ô Dieu, qu’est-ce donc que la voix ?
Ne nous irritons pas. Il n’est pas bon de faire,
Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,
À travers les cieux transparents,
Voler l’affront, les cris, le rire et la satire,
Et que le chandelier à sept branches attire
Tous ces noirs phalènes errants.
Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.
L'explication sainte et calme est dans la tombe.
Ô vivants ! ne blasphémons point.
[...]
Nier Être ! à quoi bon ? L'ironie âpre et noire
Peut-elle se pencher sur le gouffre et le boire,
Comme elle boit son propre fiel ?
Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme.
Le sarcasme peut-il, en crevant l’œil à l’homme,
Crever les étoiles au ciel ?
[...]
Ne raillons pas. Nos cœurs sont les pavés du temple,
Il nous regarde, lui que l’infini contemple.
Insensé qui nie et qui mord !
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, fils Ève,
Apparaître nos dents devant son œil qui rêve,
Comme elles seront dans la mort.
La femme nue, ayant les hanches découvertes,
Chair qui tente l’esprit, rit sous les feuilles vertes ;
N’allons pas rire à son côté.
Ne chantons pas : – Jouir est tout. Le ciel est vide,
La nuit a peur, vous dis-je ! elle devient livide
En contemplant l’immensité.
Ô douleur ! clef des cieux ! l’ironie est fumée.
[...]
Ah ! vivants, vous doutez ! ah ! vous riez, squelettes !
[...]
Chaque fois qu’ici-bas l’homme, en proie aux désastres,
Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres,
Le sarcasme, ce vil lambeau,
Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre,
Et de leur doigt de spectre écrivent – DIEU – dans l’ombre,
Sous la pierre de leur tombeau.

Chez Victor Hugo, le rire est associé à la faute originelle et constitue un blasphème car il s'oppose au sérieux du genre humain. L'homme doit se détourner du sarcasme pour se consacrer à Dieu, seule véritable certitude. La poésie de Rollinat s'inscrit en parfaite opposition par rapport à ces principes, et en cela, elle est un pied de nez lancé à la tradition hugolienne.

2) Rire, ironie et « décalages »... (P. Hamon)

Le rire contribue donc à inscrire le texte en décalage par rapport à une tradition ou à une actualité littéraires, en même temps qu'il est le résultat de multiples décalages stylistiques ou idéologiques dans le texte. Comme l'indique P. Hamon dans L'Ironie littéraire6, plutôt que de parler de communication articulée sur une contradiction (« a » vs « non a »), mieux vaudrait, pour rendre compte de la complexité du texte ironique, de parler de décalages, de « champ de tensions » (B. Allemann) et de « degrés » :

Les Névroses sont entièrement nourries de ces décalages et présentent une variété de situations ironiques, basées sur ces « tensions » au niveau du mode de narration ou du registre.

« L'Ensevelissement »

– On sonna fort. J'allais bien vite ouvrir la porte,
Et je vis un grand coffre horriblement oblong
Près duquel se tenait un petit homme blond,
Qui me dit : « Monsieur, c'est la bière que j'apporte. »
Et je baignai de pleurs la pauvre face morte,
Tandis que les porteurs entraient par le salon.
Au dehors, un voisin raclait du violon,
Et les oiseaux chantaient. – « Diable ! l'odeur est forte ! »
Dit l'un des hommes noirs. – « Y sommes-nous ? – Vas-y, »
Répliqua l'autre. – Hélas ! Et le corps fut saisi,
Et l'on allait fermer la boîte mortuaire,
Quand tous deux, avec une inoubliable voix,
Me dirent en pinçant l'un des bouts du suaire :
« Voulez-vous la revoir une dernière fois ? »

L'ironie de « L'Ensevelissement » (p. 363) résulte du mode particulier de narration. Il s'agit d'un des rares poèmes des Névroses à introduire le discours direct. Alors que la situation décrite est tragique (l'épouse est morte, le mari pleure), le dialogue rompt le pathétique et met en tension tragique et trivialité : les répliques de celui qui apporte la bière ne prennent pas en compte la mort de l'épouse ni le chagrin du mari, et ne sont dirigées que vers la matérialité (la bière, l'odeur, l'échange avec son collègue). La tension naît donc d'une équivalence entre discours direct / matérialité qui décharge la situation de son potentiel pathétique. Cette tension est renforcée par le dernier vers, « Voulez-vous la revoir une dernière fois ? » qui, sous prétexte de sentiments, ramène une fois de plus la situation à sa dimension concrète et physique en insistant sur la vue d'un corps matériel (là où une poésie idéaliste ou chrétienne aurait compensé par la valorisation de l'Idée ou de l'Âme).

Par ailleurs, le dernier tercet pourrait être lu comme une parodie de sentimentalisme : le « moi » du narrateur n'est qu'un avatar du « je » lyrique romantique. Ce moi ne parvient pas à exprimer la force des sentiments et en reste à une forme de naïveté sentimentale : non seulement il pleure (alors que les pleurs doivent être dépassés par le rire) mais en plus il s'attache à la voix des ouvriers (« une inoubliable voix »). L'adjectif « inoubliable » cache le vide de l'expression et l'attachement sentimental à la dernière attention, peu sincère on le devine, de ces hommes. L'attitude du mari souffrant est à l'extrême opposé d'une morale du détachement que Maurice Rollinat prône ailleurs. L'ironie réside dans les décalages :

Ce type de décalages concerne essentiellement dans Les Névroses l'écriture des sentiments liés à la mort. « La Bière » (p. 364) complète la situation déjà exposée dans « L'Ensevelissement » :

Le menuisier entra, son mètre dans la main
Et dit : « Bonjour ! Celui qu'on enterre demain,
Où donc est-il ? Voyons. Je viens prendre mesure ! »
Et comme il s'avançait au fond de la masure,
Il vit sur un grabat sinistre et dépouillé
Le mort couvert d'un drap ignoblement souillé.
Vaguement sous la toile on devinait des formes ;
Un bras sortait du linge, et des mouches énormes
Volaient avec fureur tout autour du chevet.
Sur une chaise usée un cierge s'achevait,
Sa lueur expirante éclairait le cadavre
Et laissait entrevoir cette scène qui navre :
Accroupie à l'écart, blême et nue à moitié,
Une femme pleurait en silence ; – Oh ! Pitié,
Pitié pour le chagrin de cette épouse ! –
Tandis que son enfant, implacable ventouse,
Mordillait son sein maigre et lui suçotait le sang.
Ce petit corps chétif se tordait frémissant,
Les doigts crispés, l'œil blanc et la figure verte :
La puanteur soufflait comme une bouche ouverte,
Et l'âpre canicule en pleine irruption
Épaississait encor l'horrible infection.
L'ouvrier suffoqué recula vers la porte
Et dit : « C'est effrayant ! Que le Diable m'emporte
« Si jamais j'ai senti pourriture à ce point !
« Quoi ? Vous gardez ce corps et vous n'étouffez point ?
« Sacrebleu ! Vous avez le cœur bon, citoyenne !
« Moi je fais tous les jours trois cercueils en moyenne :
« L'habit de bois et dont les boutons sont des vis,
« Je le met à chacun, au poète comme au fils,
« Aux riches comme aux gueux, aux filles comme aux vierges,
« Et j'aune mes longueurs à la lueur des cierges.
« Oui, puisque tout le monde a besoin de mon art,
« Je vais du presbytère au fond du lupanar ;
« Et bien ! Depuis vingt ans que je fais ma besogne,
« Je n'ai pas encor vu de pareille charogne !
« La fera qui voudra, sa bière, entendez-vous ! »
– Et, sans lever les yeux, la pauvresse à genoux,
Bleuâtre de fatigue et de douleur suprême,
Répondit simplement : « Je la ferai moi-même. »

Le poème s'ouvre in medias res : la mort a déjà eu lieu et le menuisier entre dans la pièce pour prendre les mesures. On assiste à une scène de l'après-mort, et c'est donc ainsi que Maurice Rollinat se représente la vie après le décès... Cette représentation est dérisoire puisque la mort est ramenée à des détails techniques au détriment des sentiments. Le décalage ironique de la situation tient non seulement à la préoccupation d'ordre matérielle, mais surtout à la monopolisation de la parole par le menuisier et la teneur de son propos. La puanteur est telle qu'il préfère partir, et ne ménage pas ses paroles : « Depuis vingt ans que je fais ma besogne, / Je n'ai pas encor vu de pareille charogne ! / La fera qui voudra, sa bière, entendez-vous ! » ». Le discours du menuisier est d'autant plus violent qu'il se détache d'une atmosphère de chagrin : le portrait de la veuve et de son nourrisson est pathétique, mais l'écriture, loin d'intensifier le pathos, le désamorce. On voit affleurer dans ce poème l'humour noir de Rollinat, tel que le définit André Breton dans son Anthologie de l'humour noir :

L'humour noir est borné par trop de choses, telles que la bêtise, l'ironie sceptique, la plaisanterie sans gravité (l'énumération serait trop longue) mais il est par excellence l'ennemi mortel de la sentimentalité à l'air perpétuellement aux abois – la sentimentalité toujours sur fond bleu7.

Dans la remarque du narrateur « – Oh ! Pitié, / Pitié pour le chagrin de cette épouse ! – », l'usage du tiret typographique traduit une distance vis-à-vis du propos et ridiculise le lyrisme pathétique. Tout le discours du menuisier démystifie lui aussi le pathétique en orientant la scène vers sa matérialité. Enfin, la chute de cette saynète est tout à fait ironique : la veuve accepte le fardeau et veut faire le cercueil elle-même. Dans les trois derniers vers, l'écriture ne traite pas la peine de la veuve avec sérieux. Maurice Rollinat prend soin de décrire la posture de la veuve : à genoux, sans lever les yeux, elle accepte la douleur, à l'image du Christ, au lieu de se révolter. Mais l'auteur ne montre pas de complaisance pour cette image quasi religieuse, au contraire, il sature la description d'adjectifs classifiants (« bleuâtre », « suprême ») et de substantifs sémantiquement vides (« fatigue », « douleur »). Maurice Rollinat parvient à produire un effet comique par l'exagération du sentiment et par la réplique finale de la veuve désespérée.

3) Représentation du poète : pastiche et dérision dans Les Dixains réalistes

Le décalage n'est pas seulement un effet de l'ironie, il est aussi l'apanage de l'humour, et de l'auto-dérision : il est constitutif des poèmes que Maurice Rollinat a écrit pour Les Dixains réalistes auxquels il a collaboré, et qui présentent une représentation en « décalage » du poète.

En 1875 paraît la troisième livraison du Parnasse Contemporain8 à laquelle Mallarmé, Verlaine, Cros ou encore Maurice Rollinat avaient postulé, afin de voir leur poèmes publiés dans cette nouvelle édition. Leurs espoirs furent déçus car le jury, composé de Théodore de Banville, Anatole France, François Coppée, Leconte de Lisle et Lemerre, refusa leurs pièces. « Le premier mouvement de colère passé et l'atmosphère de la maison aidant [le salon de Nina de Villard], les refusés prirent le parti de rire, fût-ce jaune9 ».

C'est ainsi que virent le jour, en 1876, Les Dixains réalistes, édités à la librairie de l'Eau forte, recueil de dizains composés par Nina de Villard, Auguste de Châtillon, Antoine Cros, Charles Cros, Hector L'Estraz, Charles Frémine, Jean Richepin, Germain Nouveau et Maurice Rollinat. « L'entreprise apparaît plus comme une distraction de salon que comme une vengeance proprement dite10 » mais elle nous engage à lire ce projet comme une écriture du pastiche à laquelle Maurice Rollinat a participé. Louis Forestier explique que

pour garder une unité suffisante à une pièce aussi courte que le dizain, il fallait une virtuosité prosodique à laquelle Coppée excellait et que ses parodistes n'ont pas toujours égalée. [...] il fallait soigner et amener la « clausule » du dernier vers. [...] Le dizain ainsi traité s'est éloigné de ses origines lyriques ; il se referme inexorablement sur lui-même, interdisant toute évasion proprement poétique. Consciemment ou non, c'est contre cela que réagissent des artistes qui se font une plus haute idée de la poésie. Cette réaction prend la forme humoristique de la parodie11 .

C'est donc avant tout François Coppée qui est visé à travers Les Dixains réalistes. Son recueil Intimités publié en 1868 contenait un dizain, et le recueil suivant, Promenades et intérieurs de 1871 en compte 39.

Le Parnasse suscite plusieurs réactions : Le Parnassiculet contemporain d'A. Daudet en 1867, l'Album Zutique en 1871 puis Les Dixains réalistes en 1876 et plus tard les Déliquescences d'Adoré Floupette.

Dans leur composante la plus conventionnelle, leurs parodies transposent sur le mode trivial (grossier, voire obscène dans l'Album Zutique, qui n'est pas destiné à la publication) les développements lyriques, élégiaques ou intimistes consacrés à l'Amour, à la Mort, aux épanchements du Moi12.

Nous avons choisi de citer deux des dix dizains que Maurice Rollinat a composés et publiés dans Les Dixains réalistes :

Dizain XLIII

Défense de fumer au bureau ! – mais qu'importe !
J'entr'ouvre la fenêtre, et je ferme la porte.
Je m'assure que tout est bien enregistré ;
Et, sur mon fauteuil vert à clous jaunes, vautré,
Pour que la rime d'or au bout du vers se pose,
Je fume lentement, la paupière mi-close ! –
Mais voilà que le chef, exécrable bourreau ;
Décapite mon rêve en entrant au bureau,
Et comme le garçon n'a pu me crier  : « Gare ! »
Je me rôtis les doigts pour cacher mon cigare.

Dizain XXXVIII

– Ô muse incorrigible, où faut-il que tu ailles ! –
La dame au cabas vert bourré de victuailles
Suçotait par instants le goulot d'un flacon.
Que diable y buvait-elle ? – Or, soudain, le wagon
S'emplit d'ombre ! – un tunnel ! – j'aggripai la fiole,
Et j'aspirai  : Goût nul ! – « C'est une babiole,
Pensai-je, mais enfin, je suis fort intrigué... »
Et m'adressant à la dame, avec un air gai  :
– Que buvez-vous ? lui dis-je, en frisant ma moustache...
– Elle me répondit  : « Je ne bois pas ! Je crache ! »

Nous avons choisi ces deux poèmes pour l'ironie qui se manifeste précisément dans la clausule si importante dans les dizains de F. Coppée. En effet, dans le premier poème, le prétendu poète est ramené à sa douleur (« je me rôtis les doigts pour cacher mon cigare »), et sa posture (à la fenêtre, cachant son cigare) est presque un ressort de comédie qui contraste avec l'ambition poétique. On peut certainement rapprocher ce poème du dernier dizain de Promenades et intérieurs de F. Coppée :

J'écris ces vers, ainsi qu'on fait des cigarettes,
Pour moi, pour le plaisir ; et ce sont des fleurettes
Que peut-être il valait bien mieux ne pas cueillir ;
Car cette impression qui m'a fait tressaillir,
Ce tableau d'un instant rencontré sur ma route,
Ont-ils un charme enfin pour celui qui m'écoute ?
Je ne le connais pas. Pour se plaire à ceci,
Est-il comme moi-même un rêveur endurci ?
Ne peut-il se fâcher qu'on lui prête ce rôle ?
— Fi donc ! lecteur, tu lis par-dessus mon épaule.

Dans le dizain de Maurice Rollinat, le lecteur ne lit pas « par dessus l'épaule » du poète mais se moque de celui qui est en train de se rôtir les doigts... Le rapport entre cigarettes et écriture n'est pas de l'ordre de l'inspiration, il est subverti au profit d'une scène burlesque.

Dans le poème de la femme qui « crache », le dernier vers renverse la perspective du dizain et provoque le dégoût du lecteur et le rire à l'égard de cet homme trop naïf. Le premier vers placé entre tirets typographiques est un avertissement ironique que le lecteur comprend par rétro lecture, après avoir compris ce que faisait réellement cette Muse !

D'une manière générale la parodie discrédite les thèmes consacrés, la formulation de l'indicible. Elle conçoit la poésie comme parole de transgression, objet de profanation. Elle met en crise la notion d'art, joue le rôle de miroir déformant où l'écrivain découvre de lui-même une image dégradée, et le statut problématique de l'écrit13.

Ces deux dizains de Maurice Rollinat renvoient à F. Coppée une image déformée de sa poésie pour en moquer les défauts, et posent en creux le problème de l'inspiration, qui peut devenir, comme dans le dizain « Défense de fumer au bureau ! », un véritable péril pour les fragiles doigts de celui qui se prétend poète ! Si dans ces dizains, l'ironie touche la figure du poète, dans Les Névroses, elle concerne aussi la représentation de l'homme.

Notes