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Annette Buisson (mai 2006)

I. Retrouver le chant premier : l’essence sacrée de la parole originelle

Le mythe d’Orphée nous révèle à quel point le chant premier est enchanteur et enchanté : le premier poète est capable en effet d’attirer à soi les forêts et les bêtes sauvages, de se faire suivre des rochers eux-mêmes, d’émouvoir les plus impassibles des créatures infernales. Comme l’écrit Ovide dans ses Métamorphoses, « Tandis qu’il exhalait ces plaintes, qu’il accompagnait en faisant vibrer les cordes, les ombres exsangues pleuraient ; Tantale cessa de poursuivre l’eau fugitive ; la roue d’Ixion s’arrêta ; les oiseaux oublièrent de déchirer le foie de leur victime, les petites-filles de Bélus laissèrent là leurs urnes et toi, Sisyphe, tu t’assis sur ton rocher »1. Ces lignes ne sont pas sans nous rappeler les pouvoirs de la parole de Solibo qui connaît le langage de la bête-longue 2 et du cochon et sait les amadouer, pour révéler le caractère profondément sacré de la parole originelle.

Or, pour ce qui est de l’univers créole, retrouver le chant premier, l’essence sacrée de la parole originelle, se heurte au fait que, comme l’écrit Raphaël Confiant, « ici, point d’origine fabuleuse, de connivence avec les Dieux (ceux des Amérindiens et des Nègres seront détruits par ceux des Blancs qui, en l’occurrence, se comporteront en créatures diaboliques). Point de prestige, de généalogie, de lignage sacré, de ‘sang bleu’, de ‘quartiers de noblesse’. Mais le mélange absolu, la bâtardise, l’oubli, la honte ou la dissimulation des origines »3. Les terribles circonstances dans lesquelles la société créole a vu le jour font apparaître les origines de l’univers créole comme le temps par excellence du désenchantement, à rebours des représentations mythiques des fondations du monde occidental. Dans la logique destructrice du monde esclavagiste, les cultures et les langues originelles sont anéanties, les paroles réduites au silence, étouffées sous un trop plein de souffrance. Les paroles de ceux qui ont pu échapper à l’esclavage, celles des Indiens et des Nègres marrons, sont « perdues », comme le montre Antoine Régis : de la parole originelle, il ne reste « que de rares mots-épaves de deux grands naufrages humains ; soit quelques bribes de parole ‘sauvage’ plus ou moins réfractaire, soit quelques éléments langagiers ‘nègres’ »4. Pour l’univers créole, le chant premier, les paroles originelles, sont enfouis dans des cris étouffés, des présences silencieuses. Ces silences, ces histoires qui n’ont jamais été racontées, ces douleurs qui n’ont jamais été exprimées, creusent un espace pour l’imaginaire, dans lequel Patrick Chamoiseau a su s’immiscer à sa manière. Face aux mystères de ce qui fut premier et oublié, de ce qui reste méconnu, voire inconnu, Chamoiseau procède à un réenchantement des origines. C’est par ce réenchantement des origines que le Marqueur de paroles peut retrouver, aux Enfers, l’essence sacrée de la parole originelle et recréer le mythe de l’oralité traditionnelle.

L’enchantement de l’originel et du primordial

Patrick Chamoiseau, afin de retrouver l’essence sacrée de la parole originelle, procède à un véritable enchantement de l’originel et du primordial. Ce qui est apparu en premier, ce qui est de manière générale passé et lointain, revêt dans l’imaginaire des textes de notre corpus un caractère merveilleux, proche parfois du surnaturel, à la fois fascinant et effrayant. Solibo magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse nous révèlent le caractère profondément sacré de l’originel et du primordial, et, par opposition, le caractère essentiellement profane du présent. Comme le dit Roger Caillois dans L’homme et le sacré, « ces deux mondes, celui du sacré et celui du profane, ne se définissent rigoureusement que l’un par l’autre. Ils s’excluent et ils se supposent »5. L’expérience de la vacuité signifiante que font les personnages du présent livré au « flux chaotique et dangereux des choses »6, selon la définition que donne Mircea Eliade du profane, induit cette sacralité de l’originel qui, de son côté, « se révèle comme étant réel, puissant, riche et significatif »7. L’opposition d’un temps originel sacré et d’un temps présent profane est illustrée de manière tout à fait intéressante à travers la description de la Doum8 dans Texaco : « La Doum était un monde hors du monde, de sève et de vie morte, où voletaient des oiseaux muets autour de fleurs ouvertes sur l’ombre. Nous y percevions des soupirs de diablesses que des enfants somnambules surprenaient à rêver dans un creux d’acacias. Elles leur lançaient des papillons de nuit aveuglés de soleil. A cause de cela, personne ne s’y aventurait. Nous demeurions au loin, sur ces roches de rivière où se lavait le linge. Aujourd’hui, la rivière n’a plus le même allant, elle est boueuse et ne sert plus à rien, et les diablesses semblent avoir disparu »9. Ici, l’opposition entre l’imparfait et le présent simple représente bien le gouffre qui sépare le temps sacré de l’enchantement originel, temps des « rêves » et des « diablesses », et le temps profane du désenchantement présent, où les choses semblent ne plus avoir de sens et se dissoudre dans la boue de la rivière. Si cette opposition trouve une résonance sociale dans l’imaginaire créole, c’est ici, dans la texture des mots, que l’on peut en saisir toute la valeur esthétique. La beauté magique de la Doum aux commencements de Texaco, que cette opposition tend à mettre en relief, révèle une véritable poétique de l’originel mise en œuvre, notamment, par la récurrence du motif naturel et la surimpression des éléments végétal, minéral et solaire, qui contribuent à donner une agréable impression de pureté et de transparence. L’enchantement de l’originel et du primordial se réalise, ainsi, à la fois par la sacralisation de ce qui est ancien, passé, que nous appellerons l’archaïque, par opposition à ce qui est présent et profane, mais également par une révélation de la puissance sacrée des éléments naturels, du végétal et du minéral.

La sacralisation de l’archaïque

Patrick Chamoiseau procède à une sacralisation de l’archaïque, qui, à travers les textes de notre corpus, semble acquérir une richesse signifiante. Cette dernière trouve sa source dans le lien que l’on peut établir entre archaïque et mémoire. Ce qui est ancien a en effet le pouvoir de révéler ce qui s’est passé dans des temps ancestraux et oubliés, de mettre à jour la mémoire vraie10, pour reprendre l’expression employée dans Eloge de la Créolité. Un véritable culte poétique est ainsi mis en œuvre. Dans Solibo Magnifique, le Marqueur de paroles devient en quelque sorte le chantre de l’archaïque, des connaissances ancestrales et désormais perdues. Ainsi, fait-il l’apologie du manioc – « ô manioc-roi »11 -, nourriture souveraine de la société créole traditionnelle, effacée des habitudes par « les importations made-in-france »12.

Cette vénération à l’égard de l’archaïque et de l’ancestral trouve une résonance sociale dans l’imaginaire créole. Dans Solibo Magnifique, Chamoiseau l’illustre à travers l’attitude qu’adopte le policier Bouaffesse face au vieux Congo : « Bouaffesse était visiblement impressionné par les rides de vie, la hauteur des années. Sa génération s’était levée avec le bonjour à la bouche pour les vieillards, l’obéissance inconditionnelle, la tête baissée afin de prévenir l’insolence d’un regard »13, de sorte que, lorsqu’« au moment de l’abattre, ses yeux croisèrent ceux de l’Antique : la main de cimetière resta bloquée à l’envol, vibrant d’impuissance »14. Ce geste retenu grâce à un seul regard nous révèle toute la puissance que détient l’imaginaire de l’archaïque sur le monde créole.

La figure du vieillard acquiert chez Chamoiseau une importance toute particulière. Le vieillard devient l’incarnation même de l’archaïque, au sens où la mémoire ancestrale qu’il détient semble inscrite dans sa chair elle-même, où son corps tout entier, ses rides, sa maigreur, représentent et dévoilent le pouvoir dont il est détenteur. Marie-Sophie Laborieux apparaît ainsi au Marqueur de paroles : « Une câpresse de lutte haute, impériale, dont les rides rayonnaient de puissance. Je regardais ses yeux délavés par les larmes, où des lueurs se perdaient. Je regardais sa peau que la vieillesse séchait, et sa voix qui venait de si loin, et je me sentais faible, indigne de tout cela, inapte à transmettre un autant de richesses »15. Une véritable poétique du « vieux-corps », pour employer le terme créole désignant le vieillard, est ici mise en œuvre. Le corps devient le réceptacle d’une réalité qui le transcende, un ailleurs lointain, une richesse fantasmée, une puissance rêvée, qui lui donne une épaisseur signifiante.

Dans cette sacralisation de l’archaïque, un glissement semble s’opérer entre ce qui est passé, mais qui appartient encore à une époque proche, et ce qui est perdu, irrémédiablement lointain. A ce temps sacré que constitue le passé, s’articule l’immémorial, ce qui est si vieux qu’il n’est perçu dans aucune mémoire, aucune mémoire humaine pour le moins. L’immémorial devient un espace fantasmatique et rêvé, qui inspire notamment la création du personnage éponyme de « l’esclave vieil homme » pour lequel « les gens les plus ridés n’ont pas souvenir du jour de sa naissance »16 : « Il était amateur de silence, goûteur de solitude. C’était un minéral de patiences immobiles. Un inépuisable bambou. On le disait rugueux telle une terre du Sud ou comme l’écorce d’un arbre qui a passé mille ans »17. La métaphore végétale et minérale, récurrente dans L’esclave vieil homme et le molosse, participe ici de l’inscription du vieil homme dans l’immémorial. Elle ouvre également sur un temps autrement plus mystérieux que le temps de l’immémorial, un temps véritablement premier, le temps par excellence du primordial, celui des éléments naturels.

La puissance sacrée des éléments naturels : la parole végétale

Patrick Chamoiseau, en se retournant sur ce qui constitue les origines et les fondements de l’univers créole, se trouve confronté à l’immense espace déployé par la nature antillaise et à la puissance sacrée qu’elle revêt dans l’imaginaire créole. La nature, aux Antilles - nous entendons par là, les forêts, les arbres, les rivières, les roches… -, qui recouvre la presque totalité de la terre caraïbe, ne peut en aucun cas apparaître comme un espace indifférent à celui qui l’évoque. André Breton, dans son ouvrage intitulé Martinique, révèle déjà toute la beauté de « ces pays où la nature n’a été en rien maîtrisée »18. Face à « ces arbres à étages, portant au creux des branches un marais en miniature avec toute sa végétation parasitaire greffée sur le tronc fondamental : ascendante, retombante, active, passive, et gréée du haut en bas de lianes à fleurs étoilées »19, face à ce chaos végétal, « ces plans contrariés », « les paysages surréalistes sont les moins arbitraires »20. L’enchantement végétal qu’André Breton nous décrit à travers ces quelques lignes, s’il puise sa source dans un regard occidental, n’en reste pas moins révélateur des représentations que donne Chamoiseau de la nature. En effet, dans les œuvres de notre corpus, les éléments naturels revêtent une puissance sacrée tout à fait particulière. L’espace naturel devient par excellence l’espace de l’irrationnel, à travers lequel les personnages projettent les fantasmes les plus divers, tels que leurs craintes et leurs espoirs. Dans L’esclave vieil homme et le molosse, « les Grands-bois » apparaissent à la fois comme des « niches-zombis, niches-diables, niches-la-fièvre, niches-à-disparitions », et comme des « ventre-manman », refuge des esclaves fugueurs, des « cathédrales » à travers lesquelles ils préféraient « mourir plutôt que de tomber dans un sillon de champs ». Les images qui sont associées à la nature sont donc profondément ambivalentes, soumises à ce que Roger Caillois appelle « l’ambiguïté du sacré »21, la dialectique entre « les formes enivrantes du sacré »22, le « fascinans », et ses formes effrayantes, le « tremendum »23. Suivant cette dialectique, les éléments naturels sont à la fois fascinants et effrayants, protecteurs et destructeurs, accueillants et hostiles. Ils sont ce qui va faire mûrir le fruit sur l’arbre, apporter les remèdes d’une maladie, et ce qui va détruire les récoltes, terrasser l’homme bien portant. La nature n’est donc jamais considérée comme un décor purement matériel. Sa réalité se situe bien au contraire dans la puissance qui la transcende, la présence sacrée qui l’habite.

La nature, dans les textes de notre corpus, n’est pas envisagée dans sa dimension passive, mais dans sa dimension essentiellement active. Elle a le rôle d’un personnage à part entière, un personnage qui agit et influe sur les actions des autres personnages. La nature en effet n’est pas muette, elle possède une parole, une parole végétale, tantôt sonore, tantôt silencieuse : pour celui qui sait l’entendre et l’écouter, la nature parle, dévoile, conseille et juge. Monde sonore et monde végétal sont fréquemment réunis. Ainsi dans Solibo Magnifique, « le tamarinier bruissait continûment ; parfois quelque nœud de son feuillage se transformait en merles »24. Cette sonorité, presque inaudible parfois, confère à la nature une présence, une présence sensible qui s’impose avec force à travers les troncs gigantesques et les feuillages éternels. Dans L’esclave vieil homme et le molosse, la nature apparaît dans toute sa puissance : elle se fait en effet juge du Maître béké, perdu au cœur des Grands-bois ; elle lui rappelle ses crimes, lui impose son immuabilité et lui enseigne l’humilité : « Ces Grands-bois qui connaissaient l’Avant, qui recelaient l’hostie d’une innocence passée, qui vibraient encore des forces initiales, l’émouvaient à présent. (…) Le Maître le sentait maintenant. Les Grands-bois étaient puissants. Ils vous mettaient à nu, en force ou en malheur, à nu rêche. Dans leurs ombres, le Maître se voyait submergé par la honte. Il avait peur. Son geste de pionnier hésitait »25. La présence qui habite les éléments naturels, cette parole végétale qui vibre dans les Grands-bois, pousse au dévoilement et fait pleurer le Maître d’« une vieille eau. Eau salée. Une eau un peu amère »26. De cette manière, la nature apparaît comme un témoin qui n’appartient à aucun temps précis, un témoin de l’intemporel, qui a connu tous les crimes, toutes les souffrances, toutes les histoires, un témoin d’éternité, qui est donc détenteur d’une mémoire absolue.

La parole minérale : le mythe de la pierre gravée

La puissance sacrée des éléments naturels se dévoile également à travers l’élément minéral. La pierre, dont la dureté, bien plus que le végétal, évoque l’éternité et l’immuabilité, est détentrice d’une mémoire absolue, qui puise sa source dans des temps immémoriaux, aux origines du monde créole, ou mieux encore aux commencements mêmes de l’humanité. La Pierre, telle qu’elle apparaît chez Chamoiseau, est l’origine par excellence. La « Petite chronologie » que Chamoiseau et Confiant élaborent dans leurs Lettres créoles, commence par la mention : « -3000. La Roche écrite ». Cette « Roche », dont la majuscule nous révèle l’importance, le mystère de sa création associé aux mystères des origines, creusent un espace immense pour l’imaginaire. Les deux écrivains imaginent la genèse de cette pierre mythique, tentent de retrouver l’instant de la gravure où « le tailleur de pierres, muni de son polissoir en conque de lambi, s’apprêtait à graver le dos d’une roche bombée »27 afin d’inscrire dans l’éternité un récit des origines. La pierre, elle-même inscrite dans des temps immémoriaux, est donc détentrice d’une mémoire encore plus ancienne qu’elle. Chamoiseau et Confiant poursuivent : « Que voulait le graveur de pierres ? Nul ne sait. Les roches, elles demeurèrent dessous les mousses du temps. Certaines dévalèrent des rivières pour s’amasser dans des rades boueuses auprès de roches bien plus anciennes d’un autre peuple, d’une autre histoire répercutée dans d’autres histoires. D’autres roches virent s’étager des humus autour d’elles. Les plus grosses gardèrent une rondeur au soleil ou dessous l’ombre zébrée des grands bois. Nos pays ont inscrit dans leur terre ces paroles brisées, éparses, partielles, qui remontent la tracée infinie d’une absence de Genèse : cette silencieuse littérature »28. La Pierre devient donc le réceptacle d’une mémoire rêvée et sacrée. Elle devient aux yeux de Chamoiseau une hiérophanie, au sens où elle montre du sacré, et devient en cela autre que ce qu’elle est. Comme l’écrit Mircea Eliade, « il ne s’agit pas d’une vénération de la pierre (…) en elle-même. La pierre sacrée (…) n’est pas adorée en tant que telle ; elle ne l’est que parce qu’elle est une hiérophanie, parce qu’elle ‘montre’ quelque chose qui n’est plus pierre (…), mais le sacré »29.

Cette pierre sacrée, mystérieuse et fascinante, Chamoiseau en donne une représentation remarquable dans L’esclave vieil homme et le molosse. La Pierre, « ancienne », « immémoriale », « insondable », « voltigée en des temps très anciens »30, se trouve au plus profond des bois dans « Une ravine d’émerveille. / Régente d’éternité. / Centre d’ombrages lumineux »31. Elle marque la fin de la course de l’esclave vieil homme, l’aboutissement de sa quête identitaire. Il trouve en effet à travers la Pierre, « douce » et « amicale », la Force qui lui manquait pour vaincre le molosse et pour mourir, la Force sacrée des origines, la puissance de la mémoire rêvée : « La Pierre est des peuples. Des peuples dont il ne reste qu’elle. Leur seule mémoire, enveloppe de mille mémoires. Leur seule parole, grosse de toutes paroles. Cri de leurs cris. L’ultime matière de ces existences » 32. A travers elle, résonnent les voix des peuples les plus anciens. La Pierre vibre et vie de par les présences qui l’habitent : elle est « vibrante » et « vivante ». C’est donc à travers elle, à travers cette image minérale, que Chamoiseau semble retrouver la parole première, la parole du premier poète, qui apparaît infiniment silencieuse et puissante, et qui révèle en cela son caractère profondément sacré.

La parole sacrée

Comme nous l’avons vu plus haut, l’image orphique met en perspective la dimension magique et sacrée de la parole qui semble détentrice d’un pouvoir évident sur les êtres et les choses. Nul ne peut y résister. Ce caractère magique de la parole, Chamoiseau l’investit de manière remarquable à travers ses textes. Avant même d’être perçue comme l’instrument du conteur créole et de s’inscrire dans la tradition de l’oralité créole, la parole apparaît comme l’acte magique par excellence, dont le sens se situe non pas dans la production d’un texte et d’une littérature, mais dans l’intention et le pouvoir qu’elle a vis-à-vis du monde qui l’entoure. La parole amadoue les serpents et les bêtes sauvages, elle déplace les rochers et les arbres, elle guérit, elle rend joyeux, elle peut accabler également le maître béké de maux, elle peut aussi donner la mort. La parole originelle apparaît ainsi. Et dans la reconstruction de ce parcours orphique, elle précède ce que nous appellerons plus bas l’oralité créole traditionnelle.

La dimension magique de la parole n’est en aucun lieu plus présente qu’en Afrique, où les différentes ethnies mettent en œuvre une véritable « civilisation du verbe »33 : comme l’écrit Louis-Vincent Thomas, « l’essence du monde négro-africain résidant dans la force dont la vie et le verbe actualisent les manifestations profondes, le langage est par excellence expression de l’Etre-Force, déclenchement des puissances vitales et principe de leur cohésion »34. La parole devient dès lors synonyme de Force et d’univers. Sa dimension magique et le pouvoir qu’elle détient sur les êtres et les choses trouvent sa source dans une véritable conception cosmique de la parole : elle est le Cosmos. Louis-Vincent Thomas rapporte, dans son article à ce propos, les mots d’un chantre malien du Komo : «  La parole est tout / Elle coupe, écorche / Elle modèle, module / Elle perturbe, rend fou / Elle guérit ou tue net / Elle amplifie, abaisse selon sa charge / Elle excite ou calme les âmes »35. Il est significatif en ce qui concerne l’héritage africain du monde créole que ces quelques mots reflètent la conception créole de la parole. Si les sociétés africaines et créoles ont connu des avenirs très dissemblables, leurs origines semblent se confondre ici. C’est du moins l’impression que nous donnent les textes de Chamoiseau qui récupèrent de toute évidence le mythe originel de « l’Afrique-mère »36. La parole sacrée originelle est avant tout « une parole africaine »37. Le Marqueur de paroles remanie la conception africaine de la parole-force, de la parole cosmique. Ainsi, lorsque Marie-Sophie interroge Papa Totone, le dernier des Mentô, celui-ci lui répond : « C’est quoi La Parole ? Si elle te porte, c’est La Parole. Si elle te porte seulement et sans une illusion. Qui tient parole-qui-porte tient La Parole. Il peut tout faire. C’est plus que Force »38. Ces mots esquissés et énigmatiques représentent bien les énergies cosmiques qui traversent la parole magique. Nous comprenons dès lors que l’essence de la parole originelle que tente de retrouver le Marqueur, est incantatoire. Il nous faut donc nous y arrêter quelques instants en considérant, pour commencer, l’importance que peut avoir la magie dans la société créole, une magie qui est à envisager dans un contexte de syncrétisme religieux où magie vaudoue et parole biblique s’entremêlent, et que Chamoiseau représente de manière originelle, par l’usage de la dérision. Il s’agit également de mettre en avant ici les représentations romanesques de l’incantation, et d’énoncer les valeurs que peut prendre la parole incantatrice dans Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse.

Une représentation originale des paroles religieuses traditionnelles : magie vaudoue et paroles bibliques

Dans l’univers créole, les pratiques vaudoues entrent en correspondance étroite, de manière conflictuelle ou complémentaire, avec la religion chrétienne, imposée à l’époque esclavagiste dans la logique « civilisatrice » du monde occidental. Nous ne nous engagerons pas dans des considérations théologiques poussées. Ce qui nous intéresse bien plus ici, ce sont les représentations que Chamoiseau propose du syncrétisme religieux à l’œuvre dans la société créole. En effet, il met en avant de manière originale, par le maniement de l’humour, cette fusion qui s’est effectuée historiquement entre les religions africaine et chrétienne. A travers les textes de notre corpus, magie vaudoue et paroles bibliques s’entremêlent, se superposent de façon comique. Le passage dans lequel Esternome tente d’anéantir les pouvoirs maléfiques de celle qu’il appelle « la Volante », l’Adrienne Carmélite Lapidaille, est révélateur de la dérision que Chamoiseau met en œuvre à l’égard des pratiques superstitieuses des religions traditionnelles : « Contre les personnes volantes, mon Esternome savait. Les volantes craignant les odeurs fortes, il lui faudrait encenser toute la case, l’asperger d’alcali, la fouetter de crésyl. Marquer les cloisons d’une croix blanche. Suspendre à chaque fenêtre du bon kasyalata. (…) / Une fois, quand l’Adrienne Carmélite Lapidaille apparut, il lui tourna le dos, tête en bas entre les jambes. Cette pose était censée l’expédier en enfer. Mais la personne se mit à rire et le coq ne bougea pas. Une autre fois, de ses mains tremblantes, il expédia sur elle un vieux signe-la-croix. Elle lui rendit son geste, et lui (la vie est drôle) ressentit une douleur. Je n’ai pas été bien souvent en confesse, avoua-t-il. Avec Idoménée, ils passèrent des journées à dire des Notre Père, à invoquer Saint Pierre, saint Michel, Mèlchidael, Bareschas, le bel ange Gabriel, Zazel, Triel, Malcha et d’autres par en dessous »39. Ici, la naïveté superstitieuse d’Esternome et d’Idoménée, les détails étranges des rituels syncrétiques que Chamoiseau met en avant, le mélange des noms sacrés chrétiens et vaudous, donnent au passage une tonalité humoristique remarquable qui ne manque pas de faire sourire son lecteur.

A propos de cette amusante dérision qui entoure les pratiques religieuses traditionnelles, Noémie Auzas développe une analyse intéressante dans son mémoire. Elle formule en effet l’hypothèse que, dans les textes de Chamoiseau, « le sacré, n’est pas une évidence et que, par conséquent, il doit être démasqué par le lecteur »40. Il s’agit de « recréer le sacré »41, de le reconnaître. Car, si magie vaudoue et paroles bibliques sont presque constamment tournées en dérision, il n’en reste pas moins que Chamoiseau récupère la sacralité traditionnelle des cultes vaudou et chrétien, et la transfère dans ce qui devient pour lui un objet de culte véritable, en l’occurrence ce qui a trait à la créolité. Les intitulés des chapitres de Texaco illustrent cela. Le premier, « ANNONCIATION (où l’urbaniste qui vient pour raser l’insalubre quartier Texaco tombe dans un cirque créole et affronte la parole d’une femme-matador) »42, dévalorise la référence biblique hypertextuelle, inscrite en majuscules, par l’apposition, en italique, d’images profanes. Il s’opère le même phénomène pour les intitulés des deux autres chapitres : « LE SERMON DE MARIE-SOPHIE LABORIEUX (pas sur la montagne mais devant un rhum vieux) »43 et « RESURRECTION (pas en splendeur de Pâques, mais dans l’angoisse honteuse du Marqueur de paroles qui tente d’écrire la vie) »44. Ici les images de la « femme-matador », du « cirque créole », du « rhum vieux », du « Marqueur de paroles » honteux, semblent dévaloriser et remanier le sublime contenu dans les références bibliques. Les paroles religieuses traditionnelles trouvent ainsi dans les textes de Chamoiseau une orientation originale : elles cèdent à la parole créole leur sacralité.

Les représentations de l’incantation : énonciateur et profération

Cette importance que semble donner l’imaginaire créole à la magie et à la parole incantatoire trouve une résonance à travers Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse où les représentations de l’incantation sont multiples et variées. La parole magique apparaît de diverses manières, mais elle est incarnée avant tout par un étrange personnage, que nous avons mentionné déjà plusieurs fois auparavant, le Mentô. Il convient de nous arrêter quelques instants sur la description qu’en donne Patrick Chamoiseau, car, comme le dit Marie-Sophie au Marqueur de paroles, « excuse la précision, mais afin de comprendre, il faut savoir qu’avec les hommes de force (l’Histoire les appelle quimboiseurs, séanciers ou sorciers), surgissait parfois la Force, et c’était s’il te plaît, Le Mentô »45. L’apparence du Mentô n’est pas extraordinaire, elle est même curieusement quelconque : le Mentô que rencontre Esternome « était un vieux nègre de terre, ni très fort ni très grand, affublé d’une tête ronde ahurie dessus un cou fripé de tortue-molocoye » 46. Papa Totone, le Mentô de Marie-Sophie, « un petit nègre rond, plein comme un concombre dessous ses petites rides, en rien extraordinaire »47, auquel elle raconte son histoire, « riait de tout cela comme une marmaille d’école, rondissait les sourcils, semblait effrayé des méchancetés békées. (…) il y avait dans ses yeux l’éclat des innocences qu’ont les Alices au pays des merveilles »48. Chamoiseau semble donc prendre un soin tout particulier à banaliser, rendre presque insignifiante l’apparence physique et l’attitude du Mentô. Sa Force ne se dévoile pas de manière évidente, ou du moins apparaît-t-elle comme une intuition, comme une présence discrète et subtile, silencieuse, effacée, invisible, mais pleine de certitude. Marie-Sophie dit : « Ce qui me fascinait, c’était sa certitude. On eût dit qu’il savait quelque chose. Les nègres de cet âge avait toujours on ne sait quoi d’incertain crocheté à leurs paupières. Chez Papa Totone, ce tremblement n’avait pas cours. Son regard était tranquille. Ses rides allaient tranquilles. (…) Ma présence même ne le gênait pas. Elle semblait aussi naturelle que celle des arbres anciens. Alors, je restai près de lui, comme lui, muette à son image, légère à sa manière sur la surface du monde. Nous vivions comme deux herbes dans cette demi-pénombre si lumineuse pourtant »49. La parole magique du Mentô est également à son image : rare, délicate, distraite et discrète, inaudible souvent, et même incompréhensible. Esternome raconte à sa fille l’un des faits marquants de sa vie, où le Mentô s’est adressé à la vieille Man Ibo : « Le Mentô lui parla dans une langue sans veut-dire, ou inaudible, ou bien mal prononcée, en tout cas déférente ». On comprend dès lors que la Force de la parole ne se situe pas dans son apparence, mais dans la puissance qu’elle dégage. La parole n’est pas bavarde. Car, comme l’écrit Priska Degras, « qui dit parole dit aussi silence et secret »50, et plus loin, en citant l’ouvrage de Jean Jamin, Les Lois du silence, « la parole est un pouvoir qui s’inscrit dans des limites très précises, qui possède un code parfaitement achevé, (…) son droit d’usage est régi par des lois variables mais impératives et (…) ‘n’importe qui ne dit pas n’importe quoi, n’importe quand et n’importe où ’ »51. Le silence est valorisé de manière positive dans les textes de Chamoiseau. Ainsi, Papa Totone dit à Marie-Sophie : « La Parole n’est pas une parole. La Parole est plus un silence qu’un bruit de gueule, et plus un vide qu’un silence seul »52. On retrouve dans Solibo Magnifique, « cette apologie du silence »53 : « de la parole tu bâtis le village mais du silence ho ! c’est le monde que tu construis »54. Mais c’est dans L’esclave vieil homme et le molosse que le silence semble acquérir toute sa force, et où l’on comprend véritablement que le silence est le langage par excellence de la parole magique. En effet, l’esclave vieil homme, qui apparaît lui-même comme « un Mentor »55, ne prononce jamais une parole, et contrairement à Solibo Magnifique où les personnages ne cessent de parler, l’histoire semble se dérouler sans l’usage de la parole humaine, les seules paroles perçues étant végétales ou minérales. Pourtant, comme le perçoit le molosse, l’esclave vieil homme « était puissant. Trop puissant »56. Son personnage incarne toute la puissance magique et sacrée contenue dans la parole silencieuse. On comprend bien ici que ce n’est pas tant la dimension orale de la parole qui lui donne toute sa valeur, mais bien plus les énergies que la parole véhicule, le dynamisme qu’elle contient et la vie qu’elle insuffle.

Les valeurs de la parole incantatrice : les puissances de l’éros et du thanatos

Comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix, la parole d’Orphée, « en rien, n’est bavarde »57, en rien n’est inutile. Elle possède en effet une valeur bien réelle, valeur véritablement magique, c’est-à-dire qui est capable d’agir sur le monde, les êtres et les choses. Noémie Auzas l’écrit : « la parole pèse »58. Elle a un poids véritable sur le réel, comme l’illustre de manière comique Chamoiseau dans Solibo Magnifique où le corps mort du conteur se met à « peser une tonne »59. La parole construit, assemble, préserve, mais elle détruit également. C’est pourquoi il nous semble que sa force magique s’articule autour des puissances d’amour et de mort, les puissances de l’éros et du thanatos.

La parole est amour d’une part, car elle est liée aux notions de vie, de naissance et de création. Comme le rappelle Georges Gusdorf, en référence à la valeur créatrice de la parole divine dans la Genèse, « le Verbe est en lui-même créateur », « la première parole doit avoir été Parole de Dieu, créatrice de l’ordre humain. Parole de grâce, appel d’être, appel à l’être le premier mot est donc essence qui inclut l’existence, qui provoque l’existence »60. A travers Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse, de nombreux exemples se présentent à nous dans lesquels la parole est conçue dans sa dimension démiurgique propre. La parole de Marie-Sophie à l’Urbaniste permet de sauver le quartier Texaco de la destruction, et même d’améliorer considérablement la vie des habitants par la mise en place d’un réseau électrique. Les paroles des témoins de la mort de Solibo redonnent un semblant de vie à ce dernier, semblent le ressusciter : Solibo « flotte dans la poussière du car, avec des scintillements qu’il reprend au soleil »61. Ce qui nous montre également que la parole magique est traversée par des énergies vitales, c’est le fait remarquable que la parole est guérisseuse, et qu’elle sait éloigner la mort quand elle se présente. Ainsi, dans Texaco, le père d’Esternome parvient à se guérir de la morsure d’un serpent - qui pourtant lorsqu’il « frappe c’est annonce-l’enterrement » 62 - en « beuglant dans une langue inconnue une sorte de chant trouble »63. Plus tard, de la même manière, Papa Totone guérit Marie-Sophie d’une fièvre mortelle en lui répétant : « Sens ça, Marie-Sophie, sens ça, l’En-ville sent comme une bête, ferme les yeux pour comprendre que tu approches d’une cage, (…) sens pour mieux comprendre, pour mieux la prendre »64, paroles qui non seulement redonnent vie à Marie-Sophie, mais qui vont également l’engager dans sa conquête de l’En-ville.

Mais, la parole est mort, d’autre part, car elle est liée aux notions de destruction, d’avortement, de stérilité. La parole, telle que la présente Chamoiseau, possède également une dimension maléfique. En rien, donc, la parole n’est conçue de manière manichéenne. Dans les textes de notre corpus, cette dimension maléfique de la parole, soumise aux puissances du thanatos, servent la résistance noire face au Maître béké : « les hommes de force disaient Pas d’enfants d’esclavage, et les femmes n’offraient que des matrices crépusculaires aux soleils de la vie. Ils disaient Pas de récoltes, et les rates se mettaient à ronger les racines, les vents à dévaster, la sécheresse à flamber dans les cannes, la pluie à embourber jusqu’à hauteur des mornes. Ils disaient Plus de forces-l’esclavage, et les bœufs perdaient leur foie en une pourriture verte, les mulets tout au même et les chevaux pareils »65. Cette résistance aux horreurs esclavagistes revêt un caractère inquiétant, notamment lorsque la mère d’Esternome tombe enceinte, et que le père de celui-ci, homme de force lui-même, « l’injuri[e] presque avant de lui crier Pas d’enfants d’esclavage !... Ceci pour dire en passant qu’aucun homme quand c’est un homme n’est jamais vraiment bon » 66.

La parole magique, qui lie la vie et la mort dans une relation de complémentarité, semble ainsi diriger le monde et revêtir une dimension cosmique fondamentale. Solibo, incarnation par excellence de la parole, le révèle au Marqueur de paroles : « Oiseau de Cham, je ne me noierai jamais. Dans l’eau, je deviens eau, devant la vague je suis une vague. Je ne me brûlerai pas non plus, car le feu n’enflamme pas le feu. Quant à cette histoire de bête-longue dont tu parles67, je ne m’en souviens pas. Mais ce n’est pas chose impossible. Chaque créature n’est en réalité qu’une vibration à laquelle il faut simplement s’accorder… »68. La parole est donc conçue comme une vibration qui s’empare du monde et parvient à le dompter. La ressemblance avec la parole d’Orphée est troublante à cet égard, lui qui emplit l’univers de son chant magique et parvient à se faire suivre des rochers et des bêtes sauvages. Ainsi la parole originelle, telle qu’elle apparaît au Marqueur, n’est pas encore une parole humaine. Elle puise sa force dans le Cosmos. L’oralité, qui peut apparaître comme la dimension humaine de la parole, ne vient qu’après la dimension incantatrice de la parole que nous venons de décrire. C’est ce que nous allons étudier à présent.

La sacralisation de l’oralité traditionnelle : la création d’un mythe

Dans la société créole traditionnelle, on distingue la parole sacrée et magique de la parole profane. En effet, l’incantation, la prière et les contes, les proverbes, les chansons appartiennent à des univers bien distincts et ne possèdent pas les mêmes fonctions dans l’imaginaire créole. Tandis que l’incantation échappe à la réalité humaine, comme nous venons de la voir, les contes, les proverbes appartiennent à la vie de tous les jours, et possèdent dans l’espace quotidien des hommes une importance fondamentale. Ce que nous appelons oralité, dans cette partie, renvoie à cette littérature orale et profane constituée par un ensemble foisonnant de contes, de fables, de légendes, de proverbes, de devinettes et de chansons. Le caractère sacré conféré à la tradition orale n’est donc pas propre à la réalité des commencements, mais intervient beaucoup plus tard. La Créolité notamment reconnaît dans cette oralité traditionnelle l’expression authentique de l’identité et de la culture créoles. Chaque conte semble recéler dès lors un trésor de mémoires, de paroles ancestrales, d’histoires. Chaque conte semble révéler un peu les combats passés, les affrontements secrets entre la ruse et la force, entre Compère Lapin et Zamba, entre l’esclave et le maître béké. Il nous semble ainsi juste de dire que chaque conte est mythifié. La Créolité procède à la création du mythe de l’oralité traditionnelle, ainsi que nous le montre les lignes suivantes : « Notre culture créole s’est forgée dans le système des plantations, à travers une dynamique questionnante d’acceptions et de refus, de démissions et d’assomptions. Véritable galaxie en formation autour de la langue créole comme noyau, la Créolité connaît aujourd’hui encore un mode privilégié : l’oralité. Pourvoyeuse de contes, proverbes, ‘titim’, comptines, chansons…, etc., l’oralité est notre intelligence, elle est notre lecture de ce monde, le tâtonnement, aveugle encore, de notre complexité. L’oralité créole, même contrariée dans son expression esthétique, recèle un système de contre-valeurs, une contre-culture ; elle porte témoignage du génie ordinaire appliqué à la résistance, dévoué à la survie »69. Toute l’importance accordée à la tradition orale réside dans ce passage d’Eloge de la Créolité. Ce retour à l’oralité traditionnelle constitue donc une autre étape dans notre parcours orphique à travers les origines sacrées de la parole créole. La figure sacrée du conteur, les fonctions sociales de l’oralité traditionnelle, la symbolique du krik-krak, constituent dans cette partie des objets d’étude incontournables.

La figure sacrée du conteur

Le Marqueur tente de retrouver la figure traditionnelle du conteur, ce que ce personnage était à l’époque esclavagiste et dans l’espace des plantations, comment il était perçu. Un passage de Lettres créoles représente bien cette tentative de retour à l’image traditionnelle du conteur : « Une nuit de grande habitation coloniale, au XVIIe, XVIIIe siècle. Les champs se sont éteints. La maison du maître, après les lumières du dîner, s’est soudain obscurcie. (…) Dans les cases à Nègres, en vertu d’une tolérance, un groupe d’esclaves s’est assemblé à l’en-bas d’un gros arbre. Ils attendent. Arrive un autre Nègre de cannes, d’âge mûr, d’allure discrète, aussi insignifiant, sinon plus, que plus d’un. Sous sa paupière, nulle insolence. Le jour, il vit dans la crainte, la révolte ravalée, le détour appliqué. Mais la nuit, une force obscure l’habite. Une levée atavique brise la carapace sous laquelle il s’embusque. D’insignifiant il s’érige mitan des cases à Nègres, papa-langue de l’oralité d’une culture naissante, maître-pièce de la mécanique des contes, des titimes, des proverbes, des chansons, des comptines qu’il élève en littérature, ou plus exactement en oraliture. Réceptacle, relais, transmetteur ou plus exactement propagateur d’une lecture collective du monde, voici notre conteur créole »70. Soumis aux horreurs esclavagistes le jour, anéanti comme tout autre aux lumières du soleil ou à l’ombre des cannes, le conteur créole est un être de la nuit, un personnage nocturne, qui dévoile toute sa force au crépuscule. C’est alors que sa figure devient magnifique : sous les éclats des flambeaux, elle revêt un caractère véritablement sacré. C’est alors que le conteur est appelé Papa par l’auditoire qui l’entoure. C’est ainsi que Solibo devient lui-même Magnifique et qu’il apparaît à ses auditeurs, « au cours d’une soirée de carnaval à Fort-de-France », « en achevant une pirouette », « soulev[ant] sont petit chapeau pour saluer l’auditoire » : « ah, Solibo méritait encore l’autre morceau de son nom ! … »71. Sa parole n’est pas seule détentrice de sa force, puisque son corps tout entier la dévoile. Son corps parle avec lui : « sa voix vibr[e] dans son front, dans ses joues, habit[e] ses yeux, sa poitrine et son ventre : une Force ».

Mais, sous les lueurs vacillantes de la nuit, le visage du conteur n’est jamais tout à fait perçu dans sa totalité. Une partie reste obscure, indéterminée. La figure du conteur revêt la symbolique qui est associée généralement à la nuit, sa dimension à la fois somptueuse et énigmatique, effrayante et fascinante. L’opacité, l’ambiguïté d’une forme voilée par un clair-obscur deviennent dès lors des caractéristiques fondamentales du conteur créole. Comme la nuit antillaise, masquée par les étoiles, son visage est à la fois obscur et lumineux, profondément contradictoire. Comme l’écrit Delphine Perret, dans son article intitulé « La Parole du conteur créole », « le conteur va apparaître (…) sous deux visages contradictoires, l’un discret, insignifiant, l’autre remarquable »72. Cette ambivalence du conteur est une image récurrente à travers les textes de notre corpus. Ainsi, dans L’esclave vieil homme et le molosse, la description du conteur de l’habitation est construite sur cette opposition : « Le Papa-conteur de l’Habitation était un bougre assez insignifiant (un nègre-guinée à petits yeux, au corps-planche et au dos un peu courbe). Il se transformait en prenant la parole (grands yeux, corps épais et dos à belle équerre). Il aspirait la vie autour de lui pour sustenter son verbe. Et de ce verbe, il éveillait la vie »73. Mais c’est précisément dans Solibo Magnifique que l’ambiguïté de la figure du conteur se révèle avec force, car « Solibo Magnifique » est en soi un oxymore, ainsi que l’analyse Delphine Perret en référence au passage où Chamoiseau écrit : « Par ici, on dit solibo pour désigner la chute » 74.

L’onomastique devient ici révélatrice du double visage de ce personnage qui est à la fois véritablement Magnifique, comme nous l’avons vu plus haut, intensément lumineux, et totalement ordinaire avec ses noirceurs, amateur de rhum, « les yeux jaune-rouge des experts en tafia »75, vêtu d’un « linge de sac-farine » et d’un « vieux panama », « court, les bras longs, (…) la tête en avant comme une tortue molocoye »76.

Le conteur créole n’est pas un personnage simple, totalement clair, il est au contraire profondément complexe, et semble puiser dans cette complexité et cette richesse signifiante sa force et sa sacralité. Chamoiseau lui attribue un rôle central dans l’élaboration de l’être créole.

La mythification des fonctions sociales du conteur créole

Chamoiseau attribue au conteur un rôle central dans l’édification de l’univers créole. Il semble réunir à travers ce qu’il est et ce qu’il représente tout ce qui fait l’être et l’authenticité de la société créole. Retrouver les fonctions qui lui étaient données dans l’espace des plantations, c’est aussi comprendre le fonctionnement du monde créole contemporain. En cela, le rôle traditionnel du conteur est fondateur : il apporte en quelque sorte une explication à ce qui aujourd’hui constitue le quotidien, la culture, l’imaginaire du monde créole. C’est pourquoi nous pouvons parler ici de mythification des fonctions sociales du conteur créole.

Dans Lettres créoles, Chamoiseau et Confiant distinguent trois fonctions essentielles 77 : « gard[er] les mémoires », « distraire » et « verbaliser la résistance ». Le conteur est donc avant tout le « gardien des mémoires ». Sa parole conserve la mémoire des langues d’avant, des histoires passées, des temps anciens, « elle emporte vers des confins étranges »78, « elle charrie (…) langues, (…) cris, (…) silences »79, elle apparaît comme un véritable « chant génésique »80, qui retrouve et retrace le chemin parcouru. En écrivant les « Dits de Solibo », Chamoiseau retrouve cette dimension mémorielle de la parole du conteur qui évoque « le commencement du début », la période esclavagiste où « le béké est dans la pièce-cannes », « la mer » où tout commence. Il rapièce ainsi et coud ensemble les différents souvenirs des peuples qui l’écoutent, afin de conserver à la mémoire et à la culture créoles la vie qui les habite.

Le conteur a également cette fonction essentielle de distraire. Le rire, le sourire, l’envol dans un imaginaire réjouissant, constituent de véritables moyens de survie face aux difficultés de la vie quotidienne. Le rire, notamment, est très présent dans les œuvres de Chamoiseau, où l’humour est l’une des tonalités privilégiées. Le rire apparaît véritablement comme une conséquence immédiate de la parole du conteur. Comme on le voit dans ce passage de L’esclave vieil homme et le molosse, le conteur « parolait et faisait rire. Et le rire déployait les poitrines, les amplifiait »81. Le rire est valorisé de manière positive et constitue une véritable force pour celui qui y est sensible. Ainsi Marie-Sophie possède-t-elle « ce goût de vivre au rire »82, hérité de sa « Grand-manman », qui lui donne la force et l’obstination dans son combat contre l’En-ville. Distraire n’est donc pas une fonction superficielle de la parole du conteur, elle est au contraire nécessaire et apparaît comme une condition de l’existence et de la survie humaine. Une troisième fonction est attribuée au conteur, celle de « verbaliser la résistance », de combattre la domination occidentale non pas directement, mais de manière détournée et invisible. C’est ce qui renvoie à ce que Glissant a appelé la pratique du détour, et qui fera l’objet de notre deuxième partie intitulée « le paradigme du Détour ». Mentionner cette pratique dès à présent tend à mettre en avant la fonction du conteur qui est sans doute la plus évoquée par les différents écrivains antillais. Les études sont nombreuses, qui font référence à la dimension marronne et subversive des contes créoles. Ainsi, comme l’écrit Maryse Condé dans son analyse des contes animaliers : « La civilisation du bossale est une civilisation de faux semblants ; l’esclave y offre au maître l’image que celui-ci attend de lui, tout en se moquant avec les siens de cette étonnante crédulité. Les contes sont une catharsis et Zamba peut bien être la figure ridiculisée et humiliée enfin, de celui qui édicte les lois et manie le fouet. Ainsi, par le truchement de Lapin, l’esclave jouerait au maître tous les tours dont il rêve »83. Chamoiseau devient le chantre de cette dimension subversive de la parole du conteur créole. Dans un passage de Solibo Magnifique, il écrit : « ô paroles de survie, paroles de débrouillarde, paroles où le charbon du désespoir se voyait terrassé par de minuscules flammes, paroles de résistance, toutes ces qualités de paroles que les esclaves avaient forgées aux chaleurs de veillées afin d’accorer l’effondrement du ciel »84.

Le krik-krak rêvé

Une quatrième et dernière fonction est attribuée au conteur dans les Lettres créoles, celle de « donn[er] voix au groupe », de solliciter sa présence et sa parole, dans une logique de participation et de cohésion communautaire. Le conteur apostrophe de manière récurrente son auditoire, l’interroge, lui envoie des « krik » auxquels les écoutants doivent répondre par des « krak ». L’esthétique du « krik-krak » est ainsi mise en œuvre et c’est ce qui fait toute la spécificité et l’authenticité de la parole du conteur créole. Les premiers mots de Solibo illustrent remarquablement ce procédé : « Messieurs et dames si je dis bonsoir c’est parce qu’il ne fait pas jour et si je dis pas bonne nuit c’est auquel-que la nuit sera blanche comme un cochon-planche dans son mauvais samedi et plus blanche même qu’un béké sans soleil sous son parapluie de promenade au mitan d’une pièce-cannes é krii ?...

- E kraa ! avait répondu la compagnie »85.

Les écoutants en aucun cas ne sont passifs. Ils se doivent au contraire de participer pleinement à l’élaboration du discours et font en quelque sorte « voix-avec »86. La parole est donc fondée sur cette relation de solidarité entre le conteur et son auditoire, sur cette dynamique participative et réciproque. Le conteur a besoin d’un auditoire pour parler, et l’auditoire a besoin d’un conteur pour s’exprimer. La poétique du krik-krak, telle qu’elle se met en place à la nuit tombée, renvoie l’image idéale et rêvée d’une société fondée sur le partage, la communication créatrice, la complémentarité. Le krik-krak est en quelque sorte rêvé. Il devient l’expression d’une cohésion sociale fantasmée.

Chamoiseau tente donc de retrouver cette dimension unificatrice de la parole et de l’oralité créole à travers la poétique du krik-krak. Les représentations qu’il nous donne de la société créole semblent fondées sur cette logique de solidarité et de complémentarité à l’œuvre dans la parole traditionnelle. La fondation même de Texaco et son combat contre l’En-ville illustrent parfaitement la cohésion de la société créole, telle que la représente Chamoiseau. Pour l’édification de chaque case, chacun apporte de ses compétences. Lors des destructions successives du quartier, les enfants sont répartis sous chaque toit, et chacun se bat pour défendre ce qui appartient à tous dans cette logique communautaire. Ainsi, Texaco s’élabore, un peu comme la parole du conteur, non à la manière d’un monologue, mais bien plus dans une logique de plurivocalité87. La parole de Marie-Sophie, seule, n’aurait pas pu venir à bout de l’En-ville sans la présence effective et textuelle de « tous les autres, et tous les autres » qui « furent tous là, baignés par les irradiations de [s]on nom secret »88.

Le Marqueur tente donc de retrouver la parole telle qu’elle était à l’origine et telle qu’elle s’est élaborée dans la tradition orale de l’univers créole, en mettant notamment en exergue le rôle central qu’elle joue dans l’édification de la société antillaise. Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse représentent cette tension vers ce qui fut passé et idéal, vers cette parole mythifiée, mais désormais perdue, morte, parcourant les Enfers, comme Eurydice à la suite de la morsure du serpent. Le Marqueur de paroles, face à cela, devient un Orphée antillais, qui descend aux Enfers pour retrouver celle qu’il aime et qu’il espère, qui parvient à amadouer les dieux infernaux par son chant magique et sacré, mais qui, fatalement, se retourne …

Notes