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Élodie Gaden (août 2007)

Elements de réflexion

Cet article s'appuie sur une dissertation réalisée par Elodie GADEN dans le cadre d'un séminaire de licence 3 sur la Biographie Imaginaire. Corpus : les Vies imaginaires de Marcel Schwob, L'Histoire universelle de l'infamie de Jorge-Luis Borgès et Rêves de rêves d'Antonio Tabucchi

Jean Baptiste PONTALIS, fondateur de la collection « L'un et l'Autre » en 1989, définissait en ces termes le genre de textes qu'il comptait y publier :

« Des vies, tel que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu'une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieux de la biographie traditionnelle. »

« Parce que, tout de même, un homme, c'est bien autre chose que le petit tas de secrets qu'on a cent fois dit. Bien autre chose, en deçà et au-delà de l'histoire qui le concerne, comme un pays sans frontière, et l'horizon ne tient la longe qu'aux yeux. » C'est par ces mots que Guy Goffette présente son livre, Verlaine d'Ardoise et de pluie, publié aux éditions « L'Un et l'autre. » Cette collection, dirigée par Jean Baptiste PONTALIS, publie des œuvres particulières, des œuvres qui décrivent « des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu'une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieux de la biographie traditionnelle. »

Cette phrase de J. B. Pontalis lui-même contient les intentions qui vont régir le choix des publications : le genre de la biographie imaginaire l'intéresse tout particulièrement. Selon lui, il s'agit d'écrire et de publier des vies imaginaires, ou dont les souvenirs sont remotivés, justement par l'écriture. Il faut s'éloigner de la biographie traditionnelle pour laisser place à l'imaginaire, à la mémoire, à la subjectivité (des auteurs? des lecteurs? Il ne le précise pas), à la passion de ces vies : autant de mots clés pour une intention toute particulière qu'il faut rapprocher par ailleurs de l'intérêt que J. B. Pontalis accorde à la psychanalyse. Ainsi, la subjectivité, la mémoire, l'imagination, la passion sont ici à prendre dans leur pluralité de sens, en incluant les connotations que la psychanalyse leur a données.

Il faudra nous demander ce que nous apporte cette part d'imaginaire qui fonde la biographie telle que J. B. Pontalis l'entend. Dans quelle mesure présente-t-elle un intérêt particulier par rapport à une démarche de biographie traditionnelle? Constitue-t-elle un souffle (si) nouveau ? Si oui, dans quel domaine ? Et pour qui ?

Nous pourrons nous interroger sur ce point à partir de trois œuvres : les Vies imaginaires de Marcel Schwob, publiées en 1896, L'Histoire universelle de l'infamie de Jorge-Luis Borgès, publiée en 1935, et Rêves de rêves de Antonio Tabucchi, publiés en 1992. Nous verrons d'abord que ces œuvres contiennent en elle un socle biographique traditionnel puisé dans les différentes traditions de la biographie (antique, hagiographique...). Mais ces références paraissent être utilisées par nos auteurs pour mieux s'en démarquer voire pour les parodier. Ce qui nous amènera ensuite à considérer l'évolution et la dose de nouveauté que la biographie imaginaire a insufflées à la biographie, notamment du côté du personnage biographié : « personnages illustres » ou « personnages  bizarres » ? Nos auteurs semblent avoir fait leur choix. Cela n'est pas sans incidence sur la relation avec le lecteur : la biographie imaginaire devient le lieu où le lecteur (et l'auteur ?) peut se saisir, peut projeter un peu de ses fantasmes sur ces personnages « passionnés. » Mais aussi la vie imaginaire se met au service d'une réflexion sur la création et sur le rapport entre l'œuvre et la vie.

Première partie

Dans l'histoire littéraire, les recueils de nouvelles de Schwob, Borgès ou Tabucchi tiennent une place assez particulière : ils paraissent inclassables. Mais on peut tenter de les étudier sous l'angle de la biographie traditionnelle en se demandant dans quelle mesure ces œuvres ont un rapport avec ce que J. B. Pontalis appelle « la biographie traditionnelle. »

J. B. Pontalis a une position précise sur ce point : selon lui, on se situe à « mille lieux de la biographie traditionnelle. » Pourtant, il convient d'être plus nuancé. En effet, on observe un souci du détail et de l'exactitude qui témoigne d'un souci de vérité historique. Les détails tant géographiques que historiques établissent une toile de fond qui crée un effet de réel et de vérité. Chaque nouvelle de Tabucchi – outre le fait qu'elle se rapporte à des personnages connus – est située très clairement dans le temps : « une nuit de février 1532 » pour le rêve de Rabelais, « une nuit de novembre 1801 » pour Coleridge, « la nuit du vingt-trois juin 1891 » pour Rimbaud. Le narrateur tient une place majeure dans ces nouvelles : lorsqu'il doute de l'exactitude des informations, il n'hésite pas à le dire : « Il ne reste pas de trace de cet épisode sud-américain » (Borgès, vie de Tom Castro). Il est le garant d'une vérité, d'une authenticité, et peut avoir lui-même recueilli le témoignage du personnage, comme dans « L'Homme au coin du mur rose » de Borgès : « Un peu que vous pouvez m'en parler du défunt Fransisco Real! Oui, je l'ai connu. »

Par ailleurs, on peut s'interroger sur le rapport entre nos trois biographes et la biographie canonique c'est-à-dire la biographie antique ou ensuite l'hagiographie. On trouve particulièrement chez Schwob une diversité des biographies qui permet d'établir un lien avec la biographie antique (Diogène Laërce, Plutarque par exemple), ou avec l'hagiographie, c'est-à-dire la biographie des saints. Ainsi pour les vies antiques chez Schwob (Empédocle, Lucrèce, Érostrate...) ou les vies des religieux (Loyseleur). Pourtant, si les personnes biographées par Schwob se rapprochent par la forme à une biographie canonique, l'intention, le dessein de l'auteur ne paraissent pas être les mêmes. En effet, la biographie telle qu'on la pratiquait dans l'Antiquité avait un but d'édification morale : non seulement elle visait à écrire un portrait élogieux de la personne biographée, mais en plus, le genre était réservé aux « hommes illustres. » En revanche, à partir du XIXème siècle, avec Schwob notamment, et ensuite avec Borgès ou Tabucchi, l'intention moralisatrice disparaît. Ainsi, cette intention de « neutralité » de la part des auteurs se traduit formellement par un refus des liens logiques (le refus de faire des conclusions sur les personnages), la parataxe, ou encore chez Borgès, par le refus de toute psychologie : « ces exercices ne sont pas, ne prétendent pas être psychologiques » (prologue à la première édition de L'Histoire universelle de l'Infamie). Un premier écart entre « la biographie traditionnelle » dont nous parle J. B. Pontalis et la biographie de nos trois auteurs réside donc dans l'intention d'écriture et dans l'absence d'édification morale des biographés.

Si les effets de réel et de vérité évoqués plus haut sont bien présents dans les nouvelles, c'est justement pour créer un leurre, une illusion de réel, et remettre ainsi en cause cette tradition de biographie d'hommes illustres. Jean-Pierre Bertrand et Gérard Purnelle, dans la présentation des Vies Imaginaires de l'édition GF parlent d'« une intention pasticheuse. » En effet, il semble que tout vise, dans les biographies de Schwob et de Borgès à imiter la démarche traditionnelle pour mieux subvertir le genre. Quand Borgès cite les sources de sa biographie, à propos de Hakim de Merv par exemple, il évoque avec aplomb « Le manuel du géant ou livre de la Précision et de la Vérification. » Pourtant, ce manuel n'existe pas. Dans la vie de Pétrone, Schwob évoque Tacite, historien et biographe de l'Antiquité, mais pour mieux s'en démarquer : « Tacite rapporte faussement que... » (p543). Il y a une prise de recul constante par rapport à tous les éléments qui pourraient être garants d'une vérité historique. Cela ce fait de façon allusive, presque imperceptible. Imperceptible au point que Schwob s'applique à introduire des vies de personnages dont l'existence n'est pas attestée : comble du détournement du genre de la biographie (ainsi, la vie de « Sufrah, géomancien, » personnage fictif, tiré des Mille est une nuits). Schwob va jusqu'à introduire une dose d'humour dans ses nouvelles : dans la vie de Cratès, il parle avec un ton sérieux des flatulences du frère de Cratès : « Sa santé était troublée par des flatuosités continuelles qu'il ne pouvait retenir. » Il y a là un procédé qui consiste à parler de façon sérieuse de thèmes bas : l'héroï-comique est un ressort de la parodie. Le sérieux de la biographie traditionnelle est battu en brèche.

Ainsi, c'est un autre projet qui se dessine au moins chez Schwob et Borgès (nous verron splus loin le cas particulier de Tabucchi), comme on peut le lire dans la vie de Burke et Hare de Schwob : « La féconde imagination de M. Burke s'était lassée des récits éternellement semblables de l'expérience humaine. » On peut comprendre cette remarque comme une remarque métalittéraire, et l'appliquer à Schwob lui-même ou à Borgès. Ils ne peuvent plus se contenter d'écrire des vies « semblables » : leur imagination les pousse vers un autre type de biographie, la biographie imaginaire.

Deuxième partie

Dans sa préface aux Vies Imaginaires, (préface qui expose des idées majeures pour un renouvellement de la notion de biographie, que Madélénat appelle le « paradigme moderne »), Marcel Schwob indique clairement sa position : « La science historique nous laisse dans l'incertitude sur les individus. » Les personnes biographées sont désormais vues et décrites à travers les yeux d'un auteur dont l'art « consiste dans le choix. [le biographe] n'a pas à se préoccuper d'être vrai. » Schwob affiche des choix tout à fait particuliers en ce qui concerne les personnages.

En effet, les biographés ne sont plus des hommes d'état ou des grands généraux comme dans la biographie antique : ce sont des créatures de l'ombre (au moins chez Schwob et Borgès). Dans la préface aux Vies Imaginaires, Schwob utilise le terme de « bizarreries » pour parler de ses personnages. En effet, l'obsession du Capitaine Kid ou la vie sexuelle débridée de Clodia sont autant de bizarreries qui pourtant fondent le personnage. Schwob construit la nouvelle en suivant un axe, celui de la bizarrerie du personnage. Chez Tabucchi, on retrouve une dimension d'étrangeté car les rêves des artistes sont par définition soumis à la logique du rêve et aux principes de déplacement et de condensation propres au rêve, d'où certains aspects de contradictions ou d'irréalisme. Par exemple Freud rêve qu'il est devenu une femme, et porte des « seins postiches. » Tous ces effets de bizarreries ne visent pas l'édification des personnages comme dans la biographie traditionnelle. D'ailleurs, Schwob et Borgès choisissent souvent des personnes de second plan. C'est le cas de Nicolas Loyseleur chez Schwob, personnage attesté historiquement mais dont la « mémoire » collective n'a pas retenu le nom : c'est alors à l'auteur de « remotivé » cette mémoire en écrivant une vie imaginaire de ce personnage. « Raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu'ils aient été divins, médiocres ou criminels » (préface aux Vies Imaginaires) : c'est bien cela qui importe dans la biographie imaginaire.

Finalement, ce qui intéresse les auteurs de biographies imaginaires, c'est moins l'importance du personnage dans tel contexte historique que le « souffle » qui porte la personne : ses bizarreries, nous l'avons vu, mais aussi ses « passions » que J. B. Pontalis évoque. On doit comprendre la passion dans sa pluralité de sens. C'est avant tout, étymologiquement, un terme qui signifie la souffrance. Et en effet, chez nos trois auteurs, beaucoup de personnages paraissent souffrir : Cecco est porté par sa haine chez Schwob, il est brûlé chez Tabucchi ; Pocahontas subit une série d'épreuves et John Smith la fait souffrir... La passion est aussi récurrente en tant que synonyme de fanatisme : Hakim de Merv, la Veuve Ching chez Borgès, Érostrate chez Schwob (le feu, thématique récurrente, peut devenir le symbole de cette passion). Cette passion se matérialise bien chez Borgès : il a choisi d'écrire des vies de méchants, d'infâmes, de criminels. À cet égard, il est intéressant de constater que le recueil de Borgès est encadré de deux vies de criminels : Lazarus Morell et l'homme au coin du mur rose. Chez Schwob, le recueil s'achève avec la vie parallèle de Burke et Hare, deux criminels plutôt effroyables. Chez Tabucchi, point de criminels mais un recueil qui débute et s'achève – avec Dédale et Freud – avec des personnages qui se voient piégés dans leur propre invention : ils se retrouvent face à eux-mêmes et face à l'impossibilité de dire cette souffrance.

On voit donc que dans la biographie imaginaire comme la pratiquent Schwob, Borgès ou Tabucchi, le choix des personnages est majeur car porteur d'une signification nouvelle dans l'histoire du genre : ce sont des criminels, des infâmes, des errants ou des artistes parfois en détresse. La biographie se fait fictionnelle car elle a partie liée avec l'imaginaire de l'auteur. Et justement, on peut s'interroger sur la place de l'auteur et sur celle du lecteur dans cette biographie renouvelée : en effet, ces récits portent une forte part de « subjectivité. »

Troisième partie

La place de l'imaginaire du lecteur est majeure dans cette biographie. Lorsque J. B. Pontalis parle de cette « imagination qui recrée, » il faut entendre non seulement l'imaginaire de l'auteur (ce que nous avons déjà vu plus haut) mais aussi celui du lecteur. Les trois recueils sont construits sur une esthétique de l'ellipse et du manque. Dans la vie du Capitaine Kid, Schwob n'indique pas la raison pour laquelle le Capitaine tue Moor. Les évènements s'enchaînent de façon inexpliquée : « Le capitaine se retourna et, saisissant un baquet, le lui assena sur la tête. » Pas d'explication non plus sur la raison de l'angoisse de Kid. Chez Borgès, on retrouve le même procédé d'ellipse : dans la vie de Hakim de Merv, on apprend qu'« en l'an 146 de l'Hégire, Hakim disparut de sa patrie. On retrouva ses cuves et ses chaudières saccagées, ainsi qu'un cimeterre de Chiraz et un miroir de Bronze. » Le paragraphe s'achève ainsi. Ce n'est qu'ensuite qu'on comprend l'importance de ce miroir : « Ils sont aveugles, déclara l'homme au masque, parce qu'ils ont vu mon visage. » Les éléments importants pour expliquer le personnage et l'intrigue ne sont pas donner au lecteur de façon claire, mais sont disséminés dans le texte. Le lecteur a un rôle majeur à jouer dans une telle écriture : il doit reconstituer l'intrigue, il doit donner son sens à l'œuvre. Et en cela on peut parler d'une œuvre ouverte comme l'a théorisé Umberto Éco. Parfois le sens n'est pas du tout dévoilé, même de façon disséminée, et alors le lecteur doit imaginer : un « hors-champ » s'ouvre au-delà de la nouvelle et du recueil et entraîne le lecteur à participer. C'est ainsi que Tabucchi explique son recueil : il place en épigraphe la citation d'une Ancienne chanson chinoise : « Sous l'amandier de ta femme, lorsque la première lune d'août surgit de derrière la maison, tu pourras, si les dieux sourient, rêver les rêves d'un autre. » Tabucchi rêve les rêves de Freud, de Stevenson, de Rabelais... mais par là, il nous incite nous même à rêver, c'est-à-dire à imaginer. Il l'indique d'ailleurs clairement dans la notice sur Dédale, située à la fin de son recueil : « il est peut-être un rêve de notre part. » Le doute est jeté : réel ou imaginaire ? L'important semble être de rêver à notre tour, d'inventer, de recréer.

La biographie imaginaire peut aussi être pour les auteurs le lieu d'une interrogation sur la création elle-même. En effet, il est assez intéressant de constater que les rêves imaginaires de Tabucchi sont tous des rêves d'artistes ou, dans une certaine mesure, de créateurs (Dédale et Freud). Il y a comme une obsession à pénétrer l'intériorité de l'artiste et à tenter de comprendre ce qui motive la création. Le rêve imaginaire devient le moyen de faire des suppositions, de donner des raisons à la création. Stevenson rêve de son livre (l'Île au Trésor), Goya vit – à l'intérieur de son rêve – certaines situations qu'il a peintes, Le Caravage a une apparition qui lui commande de peindre l'Apparition de Saint Matthieu... Il semble que Tabucchi veuille nous indiquer que la vie et l'œuvre de l'artiste sont indissociables. La biographie imaginaire – ou le rêve imaginaire – indique la dualité qui existe entre d'une part le réel, le matériau biographique et d'autre part l'imaginaire qui se manifeste dans les œuvres. Chez Schwob, on retrouve de façon plus dissimulée ce rapport réflexif entre la vie et l'œuvre, dans « Burke et Hare » : « Semblable au calife errant le long des jardins nocturnes de Bagdad, il désira de mystérieuses aventures étant curieux de récits inconnus et de personnes étrangères. » Peut-être ce « il » désigne-t-il de façon détournée la figure même de Schwob ? Toute cette nouvelle peut s'interpréter comme une réflexion de Schwob sur la biographie et plus vastement sur le besoin de création. La biographie imaginaire devient un lieu réflexif pour tenter d'expliquer cette « passion qui anime » dont nous parlait J. B. Pontalis, mais cette fois, la passion qui anime les auteurs, les artistes, et non seulement les personnages comme nous l'avons déjà vu. Il y aurait d'ailleurs aussi matière à s'interroger si on s'intéressait aux rapports de réécriture qui existent entre Schwob, Borgès et Tabucchi. Pour ne prendre qu'un seul exemple, il y a plus qu'un simple « clin d'œil » de la part de Tabucchi à Schwob dans le rêve de Stevenson. Tabucchi met en avant le rapport qui existe entre Schwob et Stevenson tant pour ce qui est de l'inspiration littéraire, que pour ce qui est du voyage à Samoa. La « mémoire [de Tabucchi] recrée » par l'onirisme, le lien qui unit Schwob à Stevenson.

Ainsi, la biographie imaginaire permet d'établir un rapport évident de filiation littéraire et artistique entre tous ces auteurs (y compris Stevenson et Villon): on peut aller plus loin et penser que l'œuvre devient le moyen de se saisir à la fois pour le lecteur et l'auteur. En effet, il ne faut pas oublier que J. B. Pontalis est psychanalyste : la définition de la biographie imaginaire qu'il nous propose n'est pas sans lien avec ce domaine. Mémoire, imagination, passion, subjectivité sont des termes qui ont une résonance forte en psychanalyse. C'est sûrement cela que Sylvain Goudemare a voulu signifier en plaçant en épigraphe de son introduction aux Vies Imaginaires de Schwob cette citation de Lichtenberg : « Un livre est un miroir. Si un singe s'y regarde, ce n'est évidemment pas l'image d'un apôtre qui apparaît » (Aphorismes). En effet, il semble que la biographie imaginaire, par ce dualisme qui la fonde (entre réel et imaginaire) nous propose un miroir : ce thème est récurrent dans l'œuvre de Borgès, par exemple dans la vie de Hakim de Merv, mais aussi dans plusieurs de ses poèmes. J. B. Pontalis écrit ailleurs qu' « il n'y a aucune antinomie entre la littérature et la psychanalyse. Les romanciers sont simplement en avance sur les psychanalystes pour la compréhension des sentiments humains. » La biographie imaginaire pourrait bien être en effet un genre qui tente de « comprendre les sentiments humains, » avec toute la complexité qui leur est propre. La fin de la nouvelle consacrée à la Veuve Ching est tout à fait mystérieuse : menacée par la flotte de l'armée impériale, elle reçoit des signaux, « des vols nonchalants de dragons légers, » et « s'afflig[e] et médit[e] (...) La fin inévitable [est] proche. » Borgès parvient à rendre la complexité de ces sentiments humains, en laissant subsister le doute quant à l'interprétation de ces vols de dragons. Le lecteur sait uniquement que la Veuve est en pleine méditation, elle est face à un dilemme : assumer sa vaillance et assurer sa réputation de pirate ou se rendre et garder la vie sauve. La dernière adaptation cinématographique de Ermanno Olmi, En chantant derrière les Paravents consacre une scène touchante à cette phase d'interrogation qui indique bien la difficulté de prendre la décision. C'est au lecteur de donner un sens à cette fable du dragon et de la renarde et de s'interroger, dans un mouvement réflexif sur la part d'humanité qui compose (ou pas ?) le personnage. Par la biographie imaginaire de l'autre, le lecteur et l'auteur sont amenés à saisir leur propre identité, leur « subjectivité. »

Conclusion

Par rapport à une tradition biographique qui se voudrait objective, en étroite relation avec une vérité, et dont les personnages sont des hommes illustres ou des saints, la biographie imaginaire « triture » la matière historique (expression de J. P. Bertrand et G. Purnelle), opère des choix qui indiquent un parti pris des auteurs. Ces vies sont comme « re-visitées », motivées, « ré-imaginées », car l'auteur y imprime ses choix. Pour le lecteur, la biographie devient « une ingénieuse machine à rêver, » elle nous entraîne à faire comme Tabucchi, à imaginer à notre tour.

C'est ainsi qu'en lisant les Tablettes de buis d'Apronenia Avitia, de Pascal Quignard, on est transporté dans la Rome Antique, auprès d'Apronenia, partageant ses relations amoureuses passionnées, ses mélancolies, ses rêves, et la mort de son mari. Part de réel ou part d'imaginaire ? Ce qui compte c'est la tendresse de ce personnage, qui apparaît aussi bien dans ce qu'elle écrit sur ces tablettes de buis, que dans les blancs de l'écriture, dans lesquels la lectrice se met à rêver qu'elle est devenue romaine.