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Élodie Gaden (août 2007)

Mon Maître, cela est fort beau, mais à quoi cela revient-il ?

JACQUES: Mon maître, cela est fort beau; mais à quoi diable cela revient-il ? J'ai perdu mon capitaine, j'en suis désolé; et vous me détachez, comme un perroquet, un lambeau de la consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme qui a perdu son amant.
LE MAÎTRE: Je crois que c'est d'une femme.
JACQUES: Moi, je crois que c'est d'un homme. Mais que ce soit d'un homme ou d'une femme, encore une fois, à quoi diable cela revient-il ? Est-ce que vous me prenez pour la maîtresse de mon capitaine ? Mon capitaine, monsieur, était un brave homme; et moi, j'ai toujours été un honnête garçon.
LE MAÎTRE: Jacques, qui est-ce qui vous le dispute ?
JACQUES: A quoi diable revient donc votre consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme ? A force de vous le demander, vous me le direz peut-être.
LE MAÎTRE: Non, Jacques, il faut que vous trouviez cela tout seul.
JACQUES: J'y rêverais le reste de ma vie, que je ne le devinerais pas; j'en aurais pour jusqu'au jugement dernier.
LE MAÎTRE: Jacques, il m'a paru que vous m'écoutiez avec attention tandis que je disais.
JACQUES: Est-ce qu'on peut la refuser au ridicule ?
LE MAÎTRE: Fort bien, Jacques!
JACQUES: Peu s'en est fallu que je n'aie éclaté à l'endroit des bienséances rigoureuses qui me gênaient pendant la vie de mon capitaine, et dont j'avais été affranchi par sa mort.
LE MAÎTRE: Fort bien, Jacques! J'ai donc fait ce que je m'étais proposé. Dites-moi s'il était possible de s'y prendre mieux pour vous consoler. Vous pleuriez: si je vous avais entretenu de l'objet de votre douleur qu'en serait-il arrivé ? Que vous eussiez pleuré bien davantage, et que j'aurais achevé de vous désoler. Je vous ai donné le change, et par le ridicule de mon oraison funèbre, et par la petite querelle qui s'en est suivie. A présent, convenez que la pensée de votre capitaine est aussi loin de vous que le char funèbre qui le mène à son dernier domicile. Partant je pense que vous pouvez reprendre l'histoire de vos amours.

pp.97-98, Edition Livre de Poche de Pierre Chartier

Jacques a commencé le récit de ses amours, depuis le début du roman. Mais il est constamment interrompu. Ainsi, Jacques est encore une fois coupé dans son élan, lorsqu'il aperçoit un cortège funèbre, qu'il croit être celui de son ancien Capitaine. Jacques est attristé par la perte de son Capitaine, et pour le consoler, le maître fait tout un discours sur la mort, discours qui est en fait la récitation d'une consolation (comme le montre l'usage des guillemets), qui s'achève par ces mots : « la terre qui se remue dans ce moment, se raffermira sur la tombe de votre amant, mais votre âme conservera toute sa sensibilité. » La réaction de Jacques est vive : pourquoi le maître lui parle-t-il de la peine qu'éprouve un amant pour son amante ? A quoi le maître répond que par ce discours, Jacques a pu oublier sa peine.

Ainsi, ce passage de Jacques semble être le lieu d'un questionnement sur l'efficience de la parole : DIDEROT se propose d'interroger la capacité de la parole à « détourner » l'esprit. Comment la parole du maître parvient-elle à devenir maîtresse de l'esprit de Jacques ? Et par là, il nous amène à nous demander si l'individu est maître de sa pensée, ou bien si certaines causes extérieures peuvent influer sur son déploiement – voire sur le déploiement des sentiments, ici la douleur ressentie par Jacques.

Le passage commence par interroger le rapport entre la douleur ressentie face à la mort et la difficulté de parler. Mais pour dépasser ce problème, le rôle du maître est majeur : est-il un perroquet – un automate qui ne pense pas lorsqu'il récite le discours sur la mort ? Ou bien est-il en train de mettre en place une forme de « maïeutique » aux applications pratiques ? Enfin, il semblerait que la parole du maître relève plus de la stratégie et du subterfuge, qui vise le détachement de soi, la prise de recul nécessaire face à ses sentiments, pour continuer tout simplement à parler.

I. Lien entre parole, mort, vue et douleur : enchevêtrement de causes

Dans ce passage, DIDEROT s'applique à mettre en résonance la vue, la douleur et la parole, et à comprendre comment ces notions s'articulent, dans un raisonnement sur l'enchaînement des causes et des effets.

En effet, il faut d'abord essayer de reconstituer la façon dont est construit le passage et de voir comment s'articulent les différentes phases de la scène. À la page 94, le maître et Jacques aperçoivent un cortège funèbre, et Jacques distingue les armes de son Capitaine, dont il a été question auparavant dans le roman. Lorsque Jacques comprend que le cortège est celui de son ancien capitaine, il se met à pleurer. À la ligne 38 de notre passage, il est fait mention de la « pensée du Capitaine » : après avoir vu le cortège, Jacques a eu des pensées pour le Capitaine. Il semble y avoir donc un premier lien entre la vue et la pensée. Ses pensées l'ont déstabilisé au point de tomber de son cheval, ce que l'on apprend p 94. Cette chaîne de causes et d'effets crées entre la vue et la pensée perturbent Jacques au point qu'il perde la maîtrise de lui-même : il tombe de son cheval. Alors que, dans un autre passage du roman, Jacques s'amuse à faire tomber le maître de son cheval, ici, Jacques est lui-même victime : il tombe de son cheval, parce qu'il est mû par sa pensée. Le comportement de l'individu semble reposer sur un enchaînement de causes et d'effets mais qui indiquent la fragilité de l'individu, la fragilité de sa maîtrise. On voit donc qu'il y a des retombées « physiques » sur Jacques. Mais il y a aussi tout un pendant « psychologique » : à la vue du cortège, et à la pensée du Capitaine, Jacques éprouve de la douleur morale, et cette douleur va le faire pleurer.

Cet enchaînement a une conséquence matérielle : Jacques arrête de parler de ses amours. DIDEROT tisse un lien étroit entre la douleur et la parole, et ce dans plusieurs passages du roman. Au début du roman, Jacques et son maître rencontrent un chirurgien et sa compagne, laquelle vient de tomber de cheval. Il est aussi question, un peu plus loin d'une chute que Jacques a fait lorsqu'il était plus jeune. Ces deux passages entraînent les personnages à s'interroger sur le rapport entre le ressenti de la douleur et la capacité de parler de cette même douleur : peut-on compatir, peut-on parler d'une douleur si on ne l'a pas soi-même ressentie ? Il y a une réflexion très intéressante sur la rapport entre la douleur et la parole dans ces premières pages du roman. Dans notre passage, il en est de même, mais sur le plan de la douleur morale, et non de la douleur physique (façon pour DIDEROT de prolonger la réflexion). Il faut s'attarder sur la ligne 33 : le maître évoque la « pensée du capitaine. » C'est la pensée du capitaine (en homme mort) qui interrompt Jacques dans son récit. Cela est confirmé plus loin dans le roman, p 133. Jacques explique : « me moquer de tout. Ah ! si j'avais pu y réussir. » Il semble difficile de contrôler sa pensée, ses douleurs. Se moquer de tout reviendrait ici à se moquer de la pensée de la mort du Capitaine. Pourtant, DIDEROT semble nous montrer – par la pratique – qu'il est bien difficile de maîtriser ce lien entre vue, douleur et parole, et ce avec d'autant plus de difficulté que ce problème est évoqué à travers l'expérience de la mort.

Dans le passage, Jacques n'évoque la mort que de façon détournée : à la ligne 2 « j'ai perdu mon capitaine, j'en suis désolé. » Il y a là une forme d'euphémisme qui indique bien que la parole de Jacques est en quelque sorte entravée par l'intensité de la douleur qu'il ressent. L'absence de lien de coordination entre les deux phrases indique de façon détournée, elle aussi, le lien qui existe entre la perte du capitaine et la désolation. Pour mieux comprendre ce passage, on peut le mettre en regard avec ce que dit Jacques à la page 96 : le capitaine « s'en va où nous allons tous, et où il est bien extraordinaire qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. » Là aussi, il y a utilisation d'un langage atténué : la périphrase « où nous allons tous » exprime « la mort », et le lieu qui incarnerait l'après-mort (le paradis par exemple). Mais cette phrase indique aussi une forme d'angoisse existentielle, elle exprime bien une tristesse par projection, avec son sens fort de « se mettre à la place de. » L'enjeu est ici de taille : la mort est traitée en creux dans notre passage, mais par ce traitement allusif, DIDEROT parvient à lui donner une présence encore plus forte. D'ailleurs, la note indiquée par Pierre CHARTIER, dans l'édition Livre de Poche, à la page 94, propose l'interprétation de J. PROUST selon laquelle « l'évocation du convoi funèbre fait penser (...) à un signe prémonitoire de mort tel qu'en connaissent certains folklores. » L'idée de projection ou d'anticipation de sa propre mort rejoint la réflexion sur la maîtrise : comment penser sa propre mort et comment parvenir à en parler ? Il semble que DIDEROT nous montre, dans l'attitude de Jacques, une des attitudes possibles face à ce problème : la désolation est naturelle, il est difficile de parler de la mort sans pleurer, difficile de maîtriser tout cela. Mais DIDEROT indique aussi la possibilité d'essayer de se défaire de la mort : en associant le thème de la mort au thème de l'amour et en creux, au thème de la relation entre deux hommes, permet d'associer le bas et le haut, par un procédé burlesque. Le rôle du burlesque est la démystification : ici, il vise à faire rire de la mort, peut-être justement pour mieux s'en défaire. D'ailleurs, par un procédé rétroactif, le lecteur comprendra plus tard que le cortège n'était en fait pas celui du Capitaine ! Cet effet est tout à fait ironique et contribue à créer une illusion autour de la thématique de la mort, pour mieux s'en moquer et la démystifier.

II. Le rôle du maître

Une autre posture face à la mort est représentée dans le texte, avec l'attitude du maître. En effet, alors que dans presque tout le roman c'est Jacques qui tient les fils de la parole, ici, il est désarçonné et c'est le maître qui a une posture active dans ce passage.

Pourtant, le maître a une attitude ambiguë. En effet, Jacques reproche à son maître de faire le « perroquet » en récitant une consolation qui n'est pas appropriée à son cas. Jacques reproche donc à son maître d'agir par automatisme, et on sait combien le thème de l'homme-machine est important dans tout le roman : le maître se contente de répéter comme un perroquet, sans réfléchir, apparemment, à la situation actuelle. La consolation a une belle apparence, comme l'indique la réplique de Jacques « cela est fort beau », mais la suite de la réplique « à quoi diable cela revient-il ? » indique l'étonnement de Jacques. La parole du maître ne semble en effet pas contrôlée, pas réfléchie, si bien qu'on s'interroge de prime abord sur son intérêt. La comparaison avec le perroquet permet de cristalliser l'idée d'une parole inutile, qui ne fait que se répéter sans avoir été pensée et mûrement réfléchie. Cette parole répétée en perroquet se borne à évoquer le cas général (une récitation qui vaudrait pour toutes les personnes attristées) mais ne tient pas compte du cas particulier, celui de Jacques. C'est ce que semble condamner DIDEROT, notamment avec la dérive de la consolation, qui se perd dans un cas qui n'a rien à voir avec le cas de Jacques et de son Capitaine.

Pourtant, cette récitation machinale et apparemment irréfléchie conduit finalement Jacques et son maître à un vif échange. La réplique du maître « Non, Jacques, il faut que trouviez tout seul » est particulièrement intéressante car elle semble révéler un but probable du maître, celui de faire parler Jacques. Peut-être en effet le maître n'est-il pas tant un « homme-machine-perroquet. » Peut-être a-t-il une idée en tête ? On pourrait dès lors assimiler l'échange entre Jacques et son maître à une forme de « maïeutique socratique », puisque le maître souhaite que Jacques trouve les réponses « tout seul. » Si on considère qu'il y a une forme de ressemblance avec le dialogue socratique, il faut convenir tout de même que ce dialogue est moins sérieux. En effet, Jacques est interrogé et s'interroge sur un sujet plutôt trivial, sur l'allusion d'une prétendue homosexualité. Le dialogue n'a pas de réelles implications philosophiques et d'ailleurs le débat n'avance pas vraiment. On pourrait dès lors considérer cet échange comme une forme parodique du dialogue socratique : un Socrate qui est de prime abord un perroquet, mais qui essaye de faire accoucher l'esprit de son disciple d'un fait non avéré, et qui-plus-est trivial ; de plus, le thème de l'homosexualité est peut-être une allusion ironique au lieu commun qui assimile les Grecs à la pratique amoureuse entre hommes ? Bref, il y a dans cet échange entre Jacques et son maître plusieurs dimensions de la parole : certes, un lambeau de consolation que le maître prononce en perroquet, mais aussi, la possibilité d'un échange socratique, même s'il est traité sur le mode parodique.

Aussi pourrait-on pousser l'analyse plus loin en nous demandant dans quelle mesure l'acte de parole du maître est un acte libre, qui relève d'un acte décidé et choisi. À la ligne 30, le maître conclue l'échange par ces mots : « Fort bien, Jacques. J'ai donc fait ce que je m'étais proposé. (...) Je vous ai donné le change et par le ridicule de mon oraison funèbre et par la petite querelle qui s'en est suivie. » Le passé composé est un temps de l'accompli qui marque un fait passé, mais qui a des résonances dans le présent : par l'emploi de ce temps, on comprend bien que le maître a parlé pour agir sur la situation et il en mesure à présent l'efficience. La conjonction « donc » indique aussi un résultat, et sous-entend un but premier, voire une certaine logique dans les actes. Le maître semble donc avoir décidé de faire cette oraison funèbre, en pleine conscience de lui-même, et ce que Jacques croit être une récitation machinale est en fait un acte volontaire de la part de son interlocuteur. Ainsi, on peut retourner les cartes : c'est Jacques lui-même qui a été dupé. Nous verrons plus loin quels sont les conséquences de cet acte libre du maître. Pour l'instant, il nous faut nous attarder sur le fait que Jacques a été conduit par son maître à s'interroger, à parler, à se prononcer, et c'est le maître qui tirait les ficelles de la discussion. De même que Jacques n'a plus été maître de lui en voyant le cortège funèbre et qu'il n'a pas pu continuer à parler de ses amours, de même, dans la suite de l'échange, il est conduit sur un terrain de discussion que lui ne maîtrise pas, mais que le maître a choisi. Façon pour DIDEROT de mettre en application ce que D'HOLBACH écrit dans le Système de la Nature (Partie I, chapitre 11, p213) : « notre volonté est mue par des causes indépendantes de nous, inhérentes à notre organisation ou qui tiennent à la nature des êtres qui nous remuent. » Ici, c'est le maître qui « remue » la pensée de Jacques. Jacques lui-même est une marionnette que la maître manipule, au moment même où il est en détresse mentale, à cause des douleurs éprouvées par la perte de son Capitaine.

Pourtant, il ne semble pas que le maître se contente d'abuser de Jacques. Il paraît y avoir un but, comme nous l'évoquions plus haut. En effet, apparemment, Jacques est conduit à faire un cheminement, qui, même s'il n'a pas de conséquences philosophiques majeures comme dans un dialogue socratique, trouve des applications pratiques et immédiates.

III. Stratégie pour un détachement

Ce dialogue mené par le maître a des retentissements quant au rapport de Jacques à sa propre pensée. Alors que la pensée douloureuse du Capitaine mort l'envahissait et le contraignait, Jacques va parvenir à se détacher de cette pensée, par le dialogue apparemment absurde avec le maître.

La parole du maître est en effet une parole qui se veut efficace – sans y paraître : là réside le subterfuge, voire la stratégie. Dans tout le roman, DIDEROT s'interroge sur la possibilité d'utiliser la parole comme instrument d'une stratégie. C'est le cas notamment dans l'épisode de Mme de la Pommeraye : elle se sert des d'Aisnon pour se venger du marquis. L'épisode de la lettre qu'elle dicte aux deux femmes fait pendant à notre passage : dans les deux cas, la parole est mise au service d'une fin (parole écrite ou parole orale). Il y a donc un rapport de manipulation qui s'instaure, par le truchement du langage. Mais cette manipulation a deux intérêts, qui se situent à deux dimensions différentes.

D'abord, il s'agit d'un intérêt qui concerne le personnage lui-même. Il semble que la stratégie du maître vise à ce que Jacques retrouve pleine possession de ses moyens. « Jacques, il m'a paru que vous m'écoutiez avec attention tandis que je disais » (ligne 22) : le verbe « m'écoutiez » est un tour pronominal réfléchi, à valeur réciproque. Cet emploi indique clairement le détournement de lui-même que le maître veut faire opérer à Jacques. Il faut que Jacques écoute le maître, au lieu d'écouter ses propres sentiments, ses propres douleurs. La parole du maître a un effet sur Jacques : celui de détourner l'attention de celui-ci. « À présent, convenez que la pensée de votre capitaine est aussi loin de vous que le char funèbre qui le mène à son dernier domicile » (ligne 37): on comprend cela, de façon rétroactive, à la fin du passage. Face à la pensée de la mort – dont on a vu qu'elle était difficile à se représenter sans éprouver des douleurs vives, si vives qu'elles coupent la parole – le projet du maître est le détachement : il ne faut pas entretenir l'objet de la douleur, mais plutôt s'en défaire. Ainsi, se trace le rapport entre la pensée et la douleur, rapport que l'on avait pas encore établi, mais qui apparaît en filigrane. La pensée entretient la douleur et il y a un lien entre l'idée et le fait d'éprouver une sensation ou un sentiment. Il y a là une analyse assez fine de ce que l'on nommerait aujourd'hui – au risque de l'anachronisme – les phénomènes psychosomatiques. Face à ce rapport quasi obligé entre la pensée et la douleur, c'est une morale du détachement que prône la posture du maître, terme qui résonne avec le « vous me détachez » prononcé par Jacques à la ligne 3 du texte. Un autre terme paraît majeur quant à ses implications morales voire philosophiques : « affranchi » à la ligne 28. L'affranchi est en quelque sorte le libertin, celui qui peut se passer de la morale traditionnelle, des traditions. C'est aussi celui qui peut voyager en lui-même sans rencontrer d'obstacles à la pensée. Dans ce passage, Jacques fait l'expérience de l'affranchi, il tente de s'affranchir de la pensée de la mort, et ce, grâce à la stratégie du maître. La configuration n'est pas construite selon une dialectique maître/esclave, mais plutôt selon un rapport d'affranchissement de Jacques par son propre maître. Il apparaît par ailleurs que la stratégie du maître a un but d'ordre pratique.

En effet, il semble que le maître soit une forme d'incarnation, dans ce passage, de la figure du romancier. En effet, si Jacques s'interrompt trop longtemps de parler, cela aura des conséquences sur le roman même, d'autant que l'on se trouve au début de l'œuvre. Dans le cadre d'une narration « en train de s'écrire » telle que la met en œuvre DIDEROT, il convient d'avoir des personnages qui voudront bien continuer à parler ! Mais Jacques s'est interrompu, mû par la chaîne de causalités que nous avons étudiée plus haut. Ainsi, le maître élabore une stratégie qui va permettre de faire reprendre à Jacques le récit de ses amours, ce qui est autant utile à lui-même – en tant qu'auditeur –, à l'auteur – pour que son roman puisse se terminer –, qu'au lecteur, qui va pouvoir continuer à lire les paroles de Jacques. Ainsi, ce passage – et la stratégie qui y est élaborée par la maître – a un intérêt à l'échelle du roman entier, dans le cadre d'une réflexion métalittéraire sur les obstacles à la parole, et les subterfuges qui permettent de retrouver le fil du récit. Ainsi, on pourrait peut-être interpréter ce passage comme une réflexion de DIDEROT sur l'inspiration de l'auteur, relayé ici par la figure de Jacques qui a perdu l'inspiration.

Conclusion

Dans ce passage, on peut discerner plusieurs niveaux d'enjeux liés à la difficulté de Jacques. Il nous est présenté comme n'étant plus maître de lui, soumis à une douleur si vive qu'elle l'empêche de continuer son récit : la parole est entravée. L'enjeu est majeur, puisqu'on apprend à la page 95, que le Capitaine est lui-même mort de mélancolie après avoir perdu un de ses amis proches. Il y a une forme de mise en abyme avec Jacques, qui indique à quel point la question est sérieuse. Le passage, qui paraît de prime abord être une digression de plus, se propose en fait de résoudre ce problème : le maître se fait perroquet mais par là, élabore une stratégie, qui vise à détourner l'attention de Jacques de sa propre douleur. Derrière cela, il y a la stratégie de DIDEROT auteur, qui réfléchit, et nous fait réfléchir, sur les rapports entre la vue, la douleur, la pensée – et la parole. La stratégie du maître permet de déjouer le blocage de cette parole, de faire reprendre ses esprits à Jacques, par un détachement de ses propres pensées. L'aspect anecdotique du passage devient finalement réflexion métalittéraire sur l'inspiration : la parole n'obéit parfois plus à son propre auteur. Mais grâce à l'efficience de la parole du maître, Jacques peut recommencer le récit de ses amours.