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Élodie Gaden (août 2008)

Salons de Diderot : anthologie de textes

Bergeries, Boucher, salon de 1761, p. 119

Quelles couleurs ! quelle variété ! quelle richesse d'objets et d'idées ! Cet homme a tout, excepté la vérité. Il n'y a aucune partie de ses compositions qui séparée des autres ne vous plaise ; l'ensemble même vous séduit. On se demande : Mais où a-t on vu des bergers vêtus avec cette élégance et ce luxe ? Quel sujet a jamais rassemblé dans un même endroit en pleine campagne sous les arches d'un pont loin de toute habitation des femmes, des hommes, des enfants, des bœufs, des vaches, des moutons, des chiens, des bottes de paille, de l'eau, du feu, une lanterne, des réchauds, des cruches, des chaudrons ? Que fait là cette femme charmante si bien vêtue, si propre, si voluptueuse ? et ces enfants qui jouent et qui dorment sont ce les siens ? et cet homme qui porte du feu qu'il va renverser sur sa tête est ce son époux ? que veut il faire de ces charbons allumés ? où les a-t-il pris ? Quel tapage d'objets disparates ! On en sent toute l'absurdité ; avec tout cela on ne saurait quitter le tableau. Il vous attache. On y revient. C'est un vice si agréable. C'est une extravagance si inimitable et si rare. Il y a tant d'imagination, d'effet et de facilité !

Le Bocal d'Olives et La Raie dépouillée, Chardin, salon de 1763, p. 219

C’est celui-ci qui est un peintre ; c’est celui-ci qui est un coloriste.

Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin ; ils représentent presque tous des fruits avec les accessoires d’un repas. C’est la nature même ; les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux.

Celui qu’on voit en montant l’escalier mérite surtout l’attention. L’artiste a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d’olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade avec un pâté.

Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j’aie besoin de me faire des yeux ; pour voir ceux de Chardin, je n’ai qu’à garder ceux que la nature m’a donnés et m’en bien servir.

Si je destinais mon enfant à la peinture, voilà le tableau que j’achèterais. « Copie-moi cela, lui dirais-je, copie-moi cela encore. » Mais peut-être la nature n’est-elle pas plus difficile à copier.

C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau.

C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets. O Chardin! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.

Après que mon enfant aurait copié et recopié ce morceau, je l’occuperais sur la Raie dépouillée du même maître. L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce morceau, quand vous irez à l’Académie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures.

On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce faire bien mieux que moi ; tous en feront sentir l’effet à vos yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit.

On m’a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut mieux que le mien.

Qui est-ce qui payera les tableaux de Chardin, quand cet homme rare ne sera plus ? Il faut que vous sachiez encore que cet artiste a le sens droit et parle à merveille de son art.

Ah! mon ami, crachez sur le rideau d’Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture. N’avons-nous pas vu les oiseaux du jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise des perspectives ? Mais c’est vous, c’est moi que Chardin trompera quand il voudra.

Portrait de Mme Greuze enceinte, Greuze, Salon de 1763, p. 240

Je jure que ce portrait est un chef d'œuvre qui un jour à venir n'aura point de prix. Comme elle est coiffée ! Que ces cheveux châtains sont vrais ! Que ce ruban qui serre la tête fait bien ! Que cette longue tresse qu'elle relève d'une main sur ses épaules et qui tourne plusieurs fois autour de son bras est belle ! Voilà des cheveux pour le coup ! Il faut voir le soin et la vérité dont le dedans de cette main et les plis de ces doigts sont peints ! Quelle finesse et quelle variété de teintes sur ce front ! On reproche à ce visage son sérieux et sa gravité mais n'est ce pas là le caractère d'une femme grosse qui sent la dignité le péril et l'importance de son état ? Que ne lui reproche t-on aussi ces traits rougeâtres qu elle a aux angles des yeux ? Que ne lui reproche t-on aussi ce teint jaunâtre sur les tempes et vers le front ; cette gorge qui s'appesantit ces membres qui s'affaissent et ce ventre qui commence à se relever ? Ce portrait tue tous ceux qui l'environnent. La délicatesse avec laquelle le bas de ce visage est touché et l'ombre du menton portée sur le cou est inconcevable. On serait tenté de passer sa main sur ce menton si l'austérité de la personne n'arrêtait et l'éloge et la main. L'ajustement est simple. C'est celui d'une femme le matin dans sa chambre à coucher un petit tablier de taffetas noir sur une robe de satin blanc. Mettez l'escalier entre ce portrait et vous ; regardez le avec une lunette et vous verrez la nature même. Je vous défie de me nier que cette figure ne vous regarde et ne vive.