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Élodie Gaden (août 2007)

L'Île des esclaves, mise en scène D. Lardenois

Pour un résumé de la pièce, on pourra consulter l'article de Wikipedia.

Il est stupide et méprisant d’attribuer le succès des Classiques à un conformisme du public, à sa volonté de revoir ce qu’il a déjà vu. C’est souvent l’inverse : on va voir un classique pour découvrir ce qui dans sa représentation diffère de ce qu’on a pu connaître… On ne va voir la chose qu’on connaît que pour jouir du comment de sa présentation nouvelle, de sa différence.

Le théâtre est-il nécessaire ?, Denis GUENOUN. Ed. Circé

Le 4 novembre 2005 se jouait à l'Amphithéâtre de Pont de Claix la pièce de Marivaux, L'Île des Esclaves : la mise en scène était de Dominique Lardenois, qui dirige le théâtre de Privas. Le choix de l'Amphithéâtre de Pont de Claix n'est pas anodin : Michel Belletante, directeur de ce lieu de spectacle, met un point d'honneur à la diffusion des classiques de la culture française, les choix de représentations visent toujours à plaire à un public large, composé d'étudiants ou de lycéens, mais aussi de familles, qui ne sont pas forcément des littéraires. Il s'agit donc d'un lieu de culture qui veut diffuser la connaissance sans pré requis intellectuels.

Dominique Lardenois s'inscrit dans cette lignée puisque les choix qu'il a faits dans sa mise en scène de l'Île des Esclaves vont dans le sens d'une diffusion de l'œuvre adaptée à son public, comme on peut le lire dans la note d'intention :

NOTE D'INTENTION

L’île des esclaves est, comme le théâtre, le lieu de tous les possibles : un espace de liberté où l'on peut s’affranchir des lois, des contraintes et des conventions sociales et s’inventer un autre monde : une utopie.

Cette liberté est limitée et circonscrite bien sûr, mais elle n’en tire que plus de force et d’exemplarité. Au théâtre, elle se limite au temps de la représentation avec l’espoir qu’un peu de son ivresse puisse subsister au sortir de la salle pour chaque spectateur. Dans la fiction de Marivaux, elle est inscrite dans l’espace d’une île où les esclaves « révoltés contre la cruauté de leurs maîtres » vinrent s’établir pour y fonder une république et y ériger de nouvelles lois ! Ainsi tous les maîtres, que « le hasard ou le naufrage » ont conduit dans l’île, deviennent-ils des esclaves, et les esclaves, des maîtres. Et ce, non pour y subir les foudres de la vengeance mais pour y recevoir un “cours d’humanité" : « Nous ne nous vengeons plus, nous vous corrigeons. C’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire », proclame en préambule Trivelin, le représentant de l’île, à Iphicrate : « celui qui règne par la violence ».

Injustice sociale, humiliation des humbles, droit à la révolte, tels sont les thèmes de l’île des esclaves. Sujets trop graves pour une comédie ? C’est compter sans le talent de nos classiques – et de tout grand auteur - de savoir se montrer philosophe sans renier une parcelle des plaisirs du théâtre et de la représentation.

Dès lors, il nous faudra, nous aussi, beaucoup inventer : inventer à chaque ligne une écriture scénique et spectaculaire qui donne de nouveaux souffles et horizons à la pièce et s’accorde à l’esprit et aux exigences du public de notre temps !

Place donc à la création et bienvenue dans l’île des esclaves !

Dominique Lardenois, Note d'intention insérée dans le dossier pédagogique.

Ainsi, au-delà de l'intérêt et du plaisir que contient l'Île des Esclaves, nous voudrions réfléchir sur la mise en scène elle-même : le travail de Dominique Lardenois est à la fois une lecture de la pièce de Marivaux, et une réflexion sur la transmission des œuvres littéraires : la mise en scène se fait réflexive dans le sens où elle interroge les moyens même d'actualiser la pièce, dans une subtile adaptation de l'œuvre source.

Le jeu avec la tradition

Comme nous l'évoquions plus haut, la mise en scène de D. Lardenois s'inscrit dans une volonté de transmission du patrimoine littéraire : l'influence de la Commedia dell'Arte est bien explicitée dans le jeu des acteurs comme dans le décor ou les costumes. Pourtant, Marivaux lui-même ne se contente pas de la tradition littéraire : il propose des personnages anciens, qui appartiennent à la tradition de la Commedia (avec Arlequin notamment), mais les place face à de nouvelles situations plus modernes. Dominique Lardenois a bien retranscris cette dialectique tradition / innovation.

Les costumes : une stratégie pour communiquer un message

Le choix des costumes est ambivalent : les personnages portent dans les premières scènes des costumes contemporains de l'époque de Marivaux, aux étoffes et aux formes anciennes. Arlequin porte des pantalons bouffant au dessus du genou, Euphrosine porte une robe qui symbolise sa condition sociale, avec un corset et beaucoup d'épaisseur de tissus...

Pourtant, lors d'un échange de vêtements entre les personnages de condition sociale différente – événement inscrit dans la pièce de Marivaux – de nouveaux costumes sont introduits sur scène et remplacent les premiers : il s'agit alors de vêtements du XXIème siècle, très modernes par les couleurs (criardes), les tissus (synthétiques) et les formes (décolletés, jupes courtes...). Dans la pièce de Marivaux, cet échange de vêtements est un moyen de symboliser l'échange d'identité et de conditions et a pour but de faire prendre conscience à Euphrosine de son ridicule et de sa coquetterie. D. Lardenois confère à cette scène toute sa dimension satirique en utilisant des costumes modernes, qui s'inscrivent en décalage par rapport à la temporalité dans laquelle s'inscrit la scène. Les costumes ne répondent pas aux codes esthétiques du XVIIIème siècle : cela met en évidence le ridicule de l'apparat et l'ostentation de la maîtresse.

Une caisse tombe du ciel avec fracas (elle était dissimulée dans les projecteurs) dans laquelle sont tous ces vêtements modernes : cette arrivée fortuite – de nulle part – détruit l'effet de réel et met en avant la dimension fictionnelle du théâtre, que l'on rapprocher de l'ostentation d'Euphrosine, qui elle aussi, joue un rôle. Le recours à ces costumes burlesques permet de dénoncer la théâtralisation des rapports humains, mais c'est aussi une première manière de montrer que l'ostentation existe toujours au XXIème siècle, avec l'utilisation de matériaux qui sont eux-mêmes connotés aujourd'hui (le rose-fluo et les mini jupes...). Le grand bruit que fait la caisse en tombant du ciel interrompt la scène entre les personnages, et leur propose une autre façon de se comporter ; il interpelle aussi le spectateur, le fait sursauter : c'est un moyen de réveiller les consciences sur l'attitude d'ostentation de la maîtresse.

Le rythme de la pièce : la dynamique du palmier

La mise en scène se D. Lardenois conserve le dynamisme de la pièce de Marivaux : le rythme est enjoué, ce qui permet de captiver sans interruption l'attention du spectateur. Le jeu des acteurs va dans ce sens, et renoue pour une bonne part avec la tradition de la Commedia dell'Arte dans la caricature des gestes notamment. Sur la scène est disposé un palmier qui symbolise l'île dans laquelle se déroule la pièce. Ce palmier muni d'une échelle à l'arrière permet aux personnages d'y monter, notamment lorsqu'ils veulent fuir les accusations des autres, ou lorsqu'ils veulent se cacher. Il est un moyen de décor propice aux situations burlesques et comiques : au sein de l'île, elle-même lieu de la neutralité de la condition sociale, le palmier est un autre moyen d'échapper à sa condition et à son destin : il est d'abord utilisé par les valets pour s'échapper de l'emprise des maîtres, comme lieu de refuge ; ensuite, lorsque les maîtres eux-mêmes deviennent des valets, le palmier leur permet à leur tour de fuir leurs nouveaux maîtres. Le palmier rythme ainsi la pièce car il instaure une dialectique horizontal / vertical qui symbolise l'ambiguïté des rapports humains et sociaux.

Le palmier n'est pas le seul moyen de créer une dynamique dans la mise en scène : D. Lardenois utilise beaucoup musiques et lumières modernes. En effet, pour accompagner le jeu des acteurs, il y a souvent des musiques de type Rock and Roll ou des lumières flash qui créent une atmosphère entraînant le spectateur et captant son attention. Pourtant, il ne s'agit pas d'effets exagérés ou trop en décalage par rapport à la pièce.

Le rythme de la pièce : les moyens techniques au service de la représentation

D. Lardenois utilise donc tout le panel des moyens techniques modernes que Marivaux n'avait pas à sa disposition, pour faire de la pièce une œuvre contemporaine et conforme aux attentes actuelles. D. Lardenois ne cherche pas à créer des effets de réel, à donner l'illusion du vrai ; il exploite aux contraires tous les ressorts techniques qui élaborent la fiction, voire l'exhibent.

En effet, en plus de la musique et de la lumière, il fait appel à un hors-champ, à un hors-scène, notamment lors de la première scène. Alors que la pièce de Marivaux commence in medias res (les personnages sont sur l'île, le naufrage a déjà eu lieu), la mise en scène de D. Lardenois nous montre ce naufrage de façon à la fois très réaliste et très fictionnelle : en effet, nous voyons le naufrage grâce à un film projeté sur un écran au fond de la scène. Le naufrage n'est donc pas vraiment sur scène, il se passe dans un ailleurs décalé par rapport à la scène. Pourtant, le naufrage est évoqué de façon très réaliste car les personnages filmés sont sur un vrai bateau, la tempête gronde, l'orage est marqué par des lumières et des bruits très réalistes (par ailleurs très désagréables pour le spectateur, qui se trouve dérangé dès le début du spectacle). Le naufrage initial condense les éléments qui vont construire tout le spectacle à venir :

Le vocabulaire et la langue : un matériau à adapter ?

Le jeu avec la tradition est aussi présent dans la langue utilisée dans la pièce : le vocabulaire, la syntaxe ou les tournures de phrase de la pièce de Marivaux sont datés dans l'histoire de la langue. D. Lardenois s'interroge, dans le dossier pédagogique de la pièce :

Certains mots sont devenus incompréhensibles pour un public aujourd'hui. Faut-il les garder tels quels ou faut-il les transformer ?

Ce problème se pose à tous les metteurs en scène : faut-il conserver la saveur du texte d'origine, au risque de ne pas saisir certains enjeux liés à la langue ? Ou faut-il « traduire » le texte en langage moderne ? Et dans ce cas, jusqu'où faut-il aller pour adapter le texte sans le dénaturer ? A cette question, D. Lardenois répond de façon originale : sa mise en scène conserve les structures de phrase d'origine, il ne touche pas vraiment au texte de Marivaux, mais il se permet d'ajouter du texte contemporain : ainsi, il conserve le lien avec la tradition par le texte de Marivaux, tout en créant une connivence supplémentaire avec le spectateur d'aujourd'hui car les tournures de phrases ajoutées complètent le texte original de façon ludique.

Cette interrogation rejoint donc une réflexion plus générale, que D. Lardenois pose de façon constante dans sa mise en scène : le problème de la transmission des pièces de théâtre, mais aussi de la littérature en général. Quelle relation instaurer entre un public ou un lectorat moderne du XXIème siècle et une œuvre dont les codes de représentation datent du XVIIIème siècle ? D. Lardenois semble dépasser cette aporie de deux façons : d'abord en actualisant les enjeux de la pièce ; ensuite en instaurant un lien fort entre la scène et le spectateur.

L'actualisation des enjeux

D'une part, les possibilités du présent dépendent des actualisations du passé, d'autre part, la définition même des actualités passées dépend des hiérarchies cognitives, des grilles de lecture, induites par nos projets actuels.
Jean-Marie Schaeffer : « Les Genres littéraires d'hier à aujourd'hui », in L'éclatement des genres au XXème siècle, sous la direction de Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat (p. 15)

La pièce de Marivaux contient déjà elle-même une réflexion avancée sur la relation maître / valet et sur les formes diverses d'oppression de l'homme par l'homme. Avec le Mariage de Figaro de Beaumarchais notamment, l'Île des Esclaves est une pièce majeure de la période pré-révolutionnaire qui évoque cette problématique. D. Lardenois met en valeur cette dimension polémique de l'œuvre en la replaçant dans son contexte à la fois artistique et historique. Aux moments de forte tension dramatique, sont projetés, sur l'écran placé sur le mur du fond de la scène, des tableaux et des représentations diverses : des images évoquent la Révolution Française de 1789 qui aura lieu quelques années après l'écriture de l'Île des Esclaves ; des tableaux de Fragonard ou de Boucher sont montrés quand la maîtresse affiche trop son paraître... Les enjeux de la pièce sont ainsi mis en évidence, au moment propice, par un élargissement des horizons culturels.

D. Lardenois va plus loin puisqu'il se sert aussi de l'écran de projection pour établir un lien entre la pièce de Marivaux et la société actuelle : la mise en scène donne du relief à la pièce en dessinant des enjeux modernes, elle permet de dépasser la relation maître / valet grâce à un procédé d'actualisation de la pièce. Un extrait des Temps Modernes de C. Chaplin est montré aux spectateurs : il s'agit de la scène bien connue dans laquelle Chaplin est pris dans les rouages de la Machine, par laquelle il est engloutit. Juste avant, le patron des ouvriers est venu pour réclamer plus encore de rendement. Ailleurs dans la pièce, il est fait mention de la traite des nègres, ou encore de la colonisation...

La mise en scène est donc utilisée pour créer – via des moyens techniques modernes – une filiation entre divers évènements historiques ou culturels, et donner du sens à l'Histoire : D. Lardenois propose une relecture de Marivaux à la lumière des formes d'oppression moderne que sont le travail à la chaîne ou la colonisation. Ce travail d'actualisation est en quelque sorte à double détente : il permet d'une part de mettre en doute la société contemporaine ou récente, grâce au patrimoine littéraire que constitue l'Île des esclaves ; d'autre part, de redonner un sens, un intérêt et une actualité à la pièce écrite il y a plus de deux siècles, et cela, via le travail réalisé par le metteur en scène.

Dans le dossier de la pièce établi par D. Lardenois, une citation est mise en évidence, qui exprime bien le projet du metteur en scène :

Le SMICARD est-il l’esclave moderne ? C’est vraisemblablement le cas, si l’on définit l’esclave comme l’individu qui ne possède pas, mais appartient à un tiers à qui il est obligé de louer sa force de travail pour survivre. »
Antimanuel de philosophie, Michel ONFRAY

L'interaction avec le public

On l'aura bien compris : le travail de D. Lardenois vise à faire réagir le spectateur : il restructure la pièce de Marivaux pour établir une relation avec le public, afin que celui-ci ne soit pas seulement un spectateur passif, mais un acteur de la pièce, et qu'il s'engage aux côtés des comédiens. Cela ne passe pas uniquement par l'attrait de la pièce, mais plutôt par une stratégie relationnelle qui se situe entre la répulsion et l'attraction.

Entre répulsion...

La mise en scène de D. Lardenois joue sur la mise en évidence d'éléments qui ne sont pas dans la pièce originale de Marivaux, ni même dans les didascalies. Dès le début, du texte est ajouté aux textes traditionnels, et il s'agit en plus de répliques prononcées en italien. De plus, tout au long de la pièce, des paroles jaillissent en langue étrangère (en italien ou en anglais). Ainsi, le spectateur ne comprend pas forcément tout le texte. D'autres aspects de la mise en scène sont intéressants : parfois, les décors, stockés dans les coulisses, sont apportés sur scène avec grands fracas, sans ménagement, au point de faire concrètement sursauter le spectateur dans son fauteuil. Des bruits d'explosion le déconcertent et lui font perdre la possibilité de rester tranquillement dans son fauteuil.

Au bord de la scène, est creusé dans le sol un trou que l'on distingue mal au premier abord : rempli d'eau, il est une miniaturisation de la mer et symbolise l'eau qui entoure l'île. Le spectateur comprend l'usage de ce décor lorsque Euphrosine arrive sur scène et saute dans cette marre d'eau, éclaboussant par là les spectateurs des premiers rangs. Puis, elle se met à cracher de l'eau, contenue dans sa bouche gonflée, sur les rangs de derrière. Cette situation fait réagir le public : celui qui est arrosé se plaint, râle ou rit ; mais aussi, le public qui n'a pas été touché rit des spectateurs mouillés. Il ne s'agit pas que d'une façon d'amuser le public, mais bien de l'impliquer, de façon judicieuse dans le jeu : la scène s'agrandit, dépasse les limites du plateau, dépasse les comédiens eux-mêmes, pour contaminer la salle et les spectateurs devenus, en quelque sorte, acteurs. L'usage de l'eau sur scène et dans la salle est un moyen à la fois de répulsion et d'inclusion du spectateur, qui est pris en compte : l'illusion réaliste d'une scène coupée de la salle est remise en question, ce qui engage le spectateur à ne pas considérer ce qu'il voit sur scène uniquement comme un divertissement mais comme une partie du réel dont il est l'acteur.

Par ailleurs, les comédiens vont physiquement dans la salle : tout au long de la pièce, ils y font des incursions. Ils s'installent dans des fauteuils à côté du public, comme pour dépasser l'espace cloisonné de la scène, qui, à l'origine, représente une île (espace déjà très étroit). Ces aller-retours physiques permettent de briser les cloisons, d'ouvrir les espaces, de même qu'ils ouvrent l'esprit des spectateurs. Le théâtre en tant que scène / salle devient la représentation métaphorique de l'esprit humain : il doit s'ouvrir à d'autres horizons, briser les cloisons, et ne doit pas vivre dans le confort, mais au contraire être remis constamment en question.

Ainsi, la mise en scène de D. Lardenois est jalonnée d'éléments qui mettent à distance le spectateur, par la répulsion qu'ils provoquent. Pourtant, ces mêmes éléments dérangeants permettent de créer une connivence avec un spectateur qui, pendant la représentation, a l'impression d'être pris en compte, comme si les comédiens jouaient avec lui.

...et attraction

En parallèle à la répulsion, d'autres éléments indiquent plus ou moins clairement une interaction avec le public par l'attirance et la séduction. Pour symboliser l'île, D. Lardenois a choisi de placer au centre de la scène un palmier, entouré de sable rouge. Cette utilisation est doublement intéressante sur le plan du rapport au public. D'une part, le matériau lui-même – le sable – se colle à la peau des comédiens, renforçant l'aspect de symbiose entre les décors et les acteurs : le sable devient presque un second costume. D'autre part, le choix d'une couleur chaude – le rouge – n'est pas anodin : il s'agit d'une couleur agréable et attirante. Ce sable pourrait même à bien des égards symboliser le désir ressenti par le public d'en connaître d'avantage ?

Par ailleurs, la représentation est agrémentée de passages pendant lesquels un projecteur est utilisé pour mettre en valeur des personnes du public : D. Lardenois ajoute à la pièce de Marivaux un passage tout à fait anachronique et décalé, dans lequel les comédiens sont dans la salle, aux côtés des spectateurs. Un projecteur, au lieu d'éclairer les comédiens, est braqué sur des personnes du public, pendant qu'un acteur leur demande ce qu'ils pensent de l'action et de la réflexion de tel autre personnage en leur adressant des « vous madame, vous mademoiselle ». Toute la salle est alors tournée vers les personnes interrogées, il y a un déplacement du centre de gravité de la pièce vers le spectateur, invité à s'exprimer, au sein même de la représentation.

L'œuvre de Marivaux comme esquisse ou œuvre ouverte

D. Lardenois conçoit ainsi la mise en scène comme un moyen de donner plus de relief à la dimension « polémique » de la pièce originale. L'œuvre de Marivaux est respectée mais pas à la lettre : elle est plutôt une esquisse que le lecteur ou le spectateur – voire le metteur en scène – doit compléter. Cette conception respecte tout à fait l'esprit des artistes du XVIIIème siècle, comme en témoignait le goût pour l'esquisse des peintres Fragonard ou Boucher... Le sens de l'œuvre n'est pas clos, l'œuvre est ouverte, au sens où l'a théorisé Umberto Eco (Umberto Eco, L'oeuvre Ouverte, Editions du Seuil, 1965) :

dans l'œuvre ouverte, l’auteur offre (à l’interprète ou au lecteur) une œuvre à achever.

La pièce de Marivaux est un champ de possibilités ouvertes au spectateur ; le metteur en scène les exploite, les révèle mieux et les montre au spectateur, qui se trouve entraîné :

l’œuvre est ouverte au sens où l’est un débat : on attend, on souhaite une solution, mais elle doit naître d’une prise de conscience du public.

La mise en scène de D. Lardenois explicite l'esquisse que représente le texte de Marivaux. Le début de la représentation est à cet égard révélateur : la scène est visible avant le début de la représentation, il n'y a pas de rideau avant le début du spectacle. Pourtant, l'espace scénique change totalement lorsque la pièce débute : lors du naufrage initial qui précipite les personnages sur l'île, un brouillard dense emplit la scène et une partie de la salle. Cette fumée permet de convoquer le sens de la vue tout en le remettant en question : le brouillard rend invisible la scène, brouillant ainsi la clarté de la vue comme celle de l'esprit. Nous somme placés en situation de sympathie avec les personnages, qui vivent le naufrage et qui ne savent rien de cette île : nous vivons la même incertitude qu'eux. Le brouillard apparaît ainsi comme un moyen métaphorique d'établir une relation de sympathie entre le public et la scène, pour une entrée en matière qui se fait sous le signe de l'incertitude, et qui force le spectateur à s'interroger, à remettre en question ses certitudes. Ce brouillard est comparable aux esquisses des peintres : le trait n'est pas clair, il suppose que le spectateur s'interroge, et qu'il donne lui-même des éléments de réponse.

Par ailleurs, D. Lardenois a pris la peine de récrire le texte de Marivaux, en y ajoutant des dialogues entiers qui n'appartiennent pas à l'œuvre originale. Les deux passages les plus remarquables sont l'ajout d'un prologue et d'un épilogue, qui amorce puis termine la pièce en explicitant l'aspect problématique de cette pièce.

Voici le prologue : (En gras, nous mettons en évidence les répliques qui ont été ajoutées par D. Lardenois)

Iphicrate : Arlequin ? (Arlequin sort de la mer, la bouche remplit d'eau qu'il recrache sur le public)
Arlequin : Mon patron ! (Au public :) Excusez-moi, public, j'ai bu la tasse)
Iphicrate : A qui parles-tu ?
Arlequin : Je parle au public.
Iphicrate : Au public ! Quel public ? Est-ce que tu es devenu fou pendant ce naufrage. Il n'y a pas de public, ici ! Sais-tu au moins où nous avons échoué ?
Arlequin : Non, je ne sais pas.
Iphicrate : Quel abruti ! Nous sommes dans une île.
Arlequin : Une île ?
Iphicrate : Oui, une île et peut-être même peuplée de cannibales !
Arlequin : Ah ! Ah ! Ah ! Des cannibales !
Iphicrate : C'est possible !
Et à ton avis, que deviendrons-nous dans cette île ?
Arlequin : Que deviendrons-nous dans cette île ? Nous deviendrons maigre.
Iphicrate : Maigre, oui.
Arlequin : Etique.
Iphicrate : Etique, oui.
Arlequin : Et puis morts de faim.
Iphicrate : Ah ! Morts de faim. Arlequin : Voilà mon sentiment et toute notre histoire...

Ce prologue inscrit la pièce, dès son début, dans une relation privilégiée avec le spectateur : en effet, on remarque que les répliques ajoutées par D. Lardenois instaurent un échange avec le public dont il est explicitement fait mention, puisque Arlequin s'adresse à lui. Par ailleurs, le fait qu'Iphicrate se moque d'Arlequin est un ressort comique marquant : le public en sait plus que lui, ce qui donne la saveur à cette scène d'exposition. Le spectateur est littéralement pris dans le jeu puisqu'il est en connivence avec Arlequin. Par ailleurs, par rapport à la scène originale, D. Lardenois oriente le jeu vers plus de questionnements de la part des personnages eux-mêmes : les personnages posent plus de questions, ils s'exclament et réagissent plus en détails. Cela renforce l'effet de surprise, et invite le spectateur à s'interroger lui aussi. D. Lardenois joue avec le dialogue et lui donne une dimension forte puisqu'il devient une joute verbale, un « système clos, où, partant d'une question, l'esprit progresse de difficulté résolue en difficulté résolue à travers les objections qu'il adresse, jusqu'à la conclusion » (définition que donne Roland Desné du dialogue).

D. Lardenois mène cette réflexion jusqu'à son terme, « jusqu'à la conclusion » puisqu'il ajoute aussi un épilogue à l'Île des Esclaves, élaboré par Denis Guenoun. Nous ne citerons pas ici l'épilogue dans son intégralité, mais allons essayer d'en restituer les grandes idées majeures. A la fin de la pièce de Marivaux, les acteurs se déshabillent, tout en restant sur scène : ils enlèvent leurs costumes et perruques, leur maquillage, ce qui leur donne une dimension plus réelle et les rapproche naturellement du public. Le moment n'est plus au jeu, à la performance, à la détente, mais au bilan des acteurs sur la pièce. Alors, pendant une dizaine de minutes, se trame un échange entre les comédiens restés sur scène – mais qui ne « jouent » plus. Ils échangent pour essayer de comprendre mieux la pièce de Marivaux, pour prolonger le débat, autour de plusieurs thématiques :

Il s'agit là d'aspects fondamentaux pour aborder la pièce de Marivaux, mais aussi toute littérature. Ainsi, cet épilogue, alors que la pièce semble terminée (et que les spectateurs s'apprêtent à rentrer chez eux), dynamise l'ensemble de la représentation en relançant le débat, de façon rétroactive car il nous amène à repenser la pièce, à y réfléchir. Les didascalies de la fin de l'épilogue indiquent simplement :

La phrase reste en l'air, comme pas finie. On pense, on imagine. On entend d'autres phrases, qui pourraient continuer, renouer cela autrement. Un acteur, qui doute, est resté silencieux, dans un coin. Et puis voilà, la comédie est interrompue. Sortons.

L'épilogue donne une ouverture maximale à la pièce, en s'interdisant de conclure, et en passant le relais aux spectateurs. On peut noter que, à partir des thématiques abordées dans l'épilogue, les acteurs s'interrogent tout en se contredisant les uns et les autres : ils proposent chacun une explication sans fournir de réponse claire et précise. L'épilogue agit ainsi comme un kaléidoscope des points de vue opposé à une pensée unique.

Conclusion

La pièce était jouée à l'amphithéâtre de Pont-de-Claix, comme nous l'avons déjà dit. On peut ajouter que le public était essentiellement composé de lycéens : l'épilogue vient ainsi amorcer des pistes de lecture à l'usage de ces étudiants, de façon très pédagogique, en suscitant leur curiosité : la mise en scène de D. Lardenois correspond vraiment à un projet de diffusion de la culture en impliquant le public (qui plus est un public de jeunes étudiants) dans la fabrique de l'œuvre.

Ces choix de mise en scène dont nous avons essayés de rendre compte, sont vraiment intéressants car ils font constamment osciller la pièce entre Marivaux et la modernité, au point que le spectateur, ne sachant plus vraiment quelle réplique est nouvelle et quelle réplique est d'origine, comprend la pièce de façon globale : cela met en avant la modernité de l'écriture de Marivaux qui se prête particulièrement à un tel travail.