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Élodie Gaden (avril 2006)

Balzac Le Cabinet des Antiques

La Cabinet des Antiques

Incipit

Dans une des moins importantes Préfectures de France, au centre de la ville, au coin d'une rue, est une maison ; mais les noms de cette rue et de cette ville doivent être cachés ici. Chacun appréciera les motifs de cette sage retenue exigée par les convenances. Un écrivain touche à bien des plaies en se faisant l'annaliste de son temps !... La maison s'appelait l'hôtel d'Esgrignon ; mais sachez encore que d'Esgrignon est un nom de convention, sans plus de réalité que n'en ont les Belval, les Floricour, les Derville de la comédie, les Adalbert ou les Monbreuse du roman. Enfin, les noms des principaux personnages seront également changés. Ici l'auteur voudrait rassembler des contradictions, entasser des anachronismes, pour enfouir la vérité sous un tas d'invraisemblances et de choses absurdes ; mais, quoi qu'il fasse, elle poindra toujours, comme une vigne mal arrachée repousse en jets vigoureux, à travers un vignoble labouré.

L'hôtel d'Esgrignon était tout bonnement la maison où demeurait un vieux gentilhomme, nommé Charles-Marie-Victor-Ange Carol, marquis d'Esgrignon ou des Grignons, suivant d'anciens titres. La société commerçante et bourgeoise de la ville avait épigrammatiquement nommé son logis un hôtel, et depuis une vingtaine d'années la plupart des habitants avaient fini par dire sérieusement l'hôtel d'Esgrignon en désignant la demeure du marquis.

Le nom de Carol (les frères Thierry l'eussent orthographié Karawl) était le nom glorieux d'un des plus puissants chefs venus jadis du Nord pour conquérir et féodaliser les Gaules. Jamais les Carol n'avaient plié la tête, ni devant les Communes, ni devant la Royauté, ni devant l'Eglise, ni devant la Finance. Chargés autrefois de défendre une Marche française, leur titre de marquis était à la fois un devoir, un honneur, et non le simulacre d'une charge supposée ; le fief d'Esgrignon avait toujours été leur bien. Vraie noblesse de province, ignorée depuis deux cents ans à la cour, mais pure de tout alliage, mais souveraine aux Etats, mais respectée des gens du pays comme une superstition et à l'égal d'une bonne vierge qui guérit les maux de dents, cette maison s'était conservée au fond de sa province comme les pieux charbonnés de quelque pont de César se conservent au fond d'un fleuve. Pendant treize cents ans, les filles avaient été régulièrement mariées sans dot ou mises au couvent ; les cadets avaient constamment accepté leurs légitimes maternelles, étaient devenus soldats, évêques, ou s'étaient mariés à la cour. Un cadet de la maison d'Esgrignon fut amiral, fut fait duc et pair, et mourut sans postérité. Jamais le marquis d'Esgrignon, chef de la branche aînée, ne voulut accepter le titre de duc.

- Je tiens le marquisat d'Esgrignon aux mêmes conditions que le roi tient l'Etat de France, dit-il au connétable de Luynes qui n'était alors à ses yeux qu'un très-petit compagnon. Comptez que, durant les troubles, il y eut des d'Esgrignon décapités. Le sang franc se conserva, noble et fier, jusqu'en l'an 1789. Le marquis d'Esgrignon actuel n'émigra pas : il devait défendre sa Marche. Le respect qu'il avait inspiré aux gens de la campagne préserva sa tête de l'échafaud ; mais la haine des vrais Sans-Culottes fut assez puissante pour le faire considérer comme émigré, pendant le temps qu'il fut obligé de se cacher. Au nom du peuple souverain, le District déshonora la terre d'Esgrignon, les bois furent nationalement vendus, malgré les réclamations personnelles du marquis, alors âgé de quarante ans. Mademoiselle d'Esgrignon, sa soeur, étant mineure, sauva quelques portions du fief par l'entremise d'un jeune intendant de la famille, qui demanda le partage de présuccession au nom de sa cliente : le château, quelques fermes lui furent attribués par la liquidation que fit la République. Le fidèle Chesnel fut obligé d'acheter en son nom, avec les deniers que lui apporta le marquis, certaines parties du domaine auxquelles son maître tenait particulièrement, telles que l'église, le presbytère et les jardins du château.

Les lentes et rapides années de La Terreur étant passées, le marquis d'Esgrignon, dont le caractère avait imposé des sentiments respectueux à la contrée, voulut revenir habiter son château avec sa soeur mademoiselle d'Esgrignon, afin d'améliorer les biens au sauvetage desquels s'était employé maître Chesnel, son ancien intendant, devenu notaire. Mais, hélas ! le château pillé, démeublé, n'était-il pas trop vaste, trop coûteux pour un propriétaire dont tous les droits utiles avaient été supprimés, dont les forêts avaient été dépecées, et qui, pour le moment, ne pouvait pas tirer plus de neuf mille francs en sac des terres conservées de ses anciens domaines ?

Excipit

Victurnien, jugé défavorablement à la cour, n'y pouvait plus trouver ni fille riche, ni emploi. Le Roi se refusa constamment à donner la pairie aux d'Esgrignon, seule faveur qui pût tirer Victurnien de la misère. Du vivant de son père, il était impossible de marier le jeune comte avec une héritière bourgeoise, il dut vivre mesquinement dans la maison paternelle avec les souvenirs de ses deux années de splendeur parisienne et d'amour aristocratique. Triste et morne, il végétait entre son père au désespoir, qui attribuait à une maladie de langueur l'état où il voyait son fils, et sa tante dévorée de chagrin. Chesnel n'était plus là. Le marquis mourut en 1830, après avoir vu le Roi Charles X passant à Nonancourt où ce grand d'Esgrignon alla, suivi de la noblesse valide du Cabinet des Antiques, lui rendre ses devoirs et se joindre au maigre cortége de la monarchie vaincue. Acte de courage qui semblera tout simple aujourd'hui, mais que l'enthousiasme de la Révolte rendit alors sublime !

- Les Gaulois triomphent ! fut le dernier mot du marquis.

La victoire de du Croisier fut alors complète, car le nouveau marquis d'Esgrignon, huit jours après la mort de son vieux père, accepta mademoiselle Duval pour femme, elle avait trois millions de dot, du Croisier et sa femme assuraient leur fortune à mademoiselle Duval au contrat. Du Croisier dit, pendant la cérémonie du mariage, que la maison d'Esgrignon était la plus honorable de toutes les maisons nobles de France. Vous voyez tous les hivers le marquis d'Esgrignon, qui doit réunir un jour plus de cent mille écus de rente, à Paris où il mène la joyeuse vie des garçons, n'ayant plus des grands seigneurs d'autrefois que son indifférence pour sa femme, de laquelle il n'a nul souci.

- Quant à mademoiselle d'Esgrignon, disait Emile Blondet à qui l'on doit les détails de cette aventure, si elle ne ressemble plus à la céleste figure entrevue pendant mon enfance, elle est certes, à soixante-sept ans, la plus douloureuse et la plus intéressante figure du Cabinet des Antiques où elle trône encore. Je l'ai vue au dernier voyage que je fis dans mon pays, pour y aller chercher les papiers nécessaires à mon mariage. Quand mon père apprit qui j'épousais, il demeura stupéfait, il ne retrouva la parole qu'au moment où je lui dis que j'étais Préfet. -- Tu es né préfet ! me répondit-il en souriant. En faisant un tour par la ville, je rencontrai mademoiselle Armande qui m'apparut plus grande que jamais ! Il m'a semblé voir Marius sur les ruines de Carthage. Ne survit-elle pas à ses religions, à ses croyances détruites ? elle ne croit plus qu'en Dieu. Habituellement triste, muette, elle ne conserve, de son ancienne beauté, que des yeux d'un éclat surnaturel. Quand je l'ai vue allant à la messe, son livre à la main, je n'ai pu m'empêcher de penser qu'elle demande à Dieu de la retirer de ce monde.

Pour une biographie de Balzac, on peut consulter le site Fr.Wikipedia qui propose aussi une partie de ses œuvres en ligne.