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Élodie Gaden

La Poétique de l'œuvre ouverte - Umberto Eco

L'œuvre ouverte, de Umberto Eco, 1962

La poétique de l'oeuvre ouverte est fondamentale dans l'étude des oeuvres, dans le rapport que le lecteur peut entretenir avec l'œuvre. En effet, la poétique de l'œuvre ouverte, comme nous allons le voir en détails grâce au compte rendu de l'ouvrage de référence de Umberto Eco sur la question, permet de repenser le rapport du lecteur à l'œuvre : elle bannit la lecture de consommation, la passivité du lecteur face à l'oeuvre, pour au contraire mettre en valeur l'activité et l'effort que doit fournir celui-ci.

C'est cette problématique que nous allons abordée, en nous appuyant sur l'œuvre de Umberto Eco, publiée en 1962, (Point Seuil n°107 ' ISBN : 2020053276) dont nous recommandons vivement la lecture à tous les étudiants en lettres/langues ou en arts.

Préface

Umberto débute son ouvrage en donnant la définition suivante de l'oeuvre d'art :

L'œuvre d'art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant.

Puis il ajoute que cette ambiguïté peut devenir une fin explicite de l'œuvre. C'est à partir de ce point que U. Eco construit sa problématique : quand l'ambiguïté de l'œuvre devient plus qu'un hasard, un atout de l'œuvre.

U. Eco ajoute pour clarifier le propos que, selon lui, l'artiste qui produit une œuvre sait qu'il structure un message à travers son objet : il ne peut ignorer qu'il travaille pour un récepteur. (Cette thèse de la conscience de l'artiste créateur pour un récepteur peut bien sûr être contestée : on peut considérer en effet que l'artiste crée sans avoir la volonté de s'adresser à un récepteur. On peut notamment citer l'exemple de l'art brut). C'est ainsi que l'artiste va exploiter cette ambiguïté, pour établir une relation privilégiée avec son lecteur.

La poétique de l'œuvre ouverte

Umberto Eco débute son propos en citant quatre exemples de musique récente (début du 20ème siècle) qui laissent beaucoup de liberté à l'exécutant :

Ils rompent tous les quatre avec la tradition de communication musicale : ce sont des œuvres ouvertes car l'interprète (le musicien) accomplit ces œuvres au moment même où il en assume la médiation. En effet, dans ces exemples de musiques, le compositeur laisse la liberté à l'exécutant de déterminer la durée des notes ou la succession des sons, dans un « acte d'improvisation créatrice. » La partition n'est pas figée et reste pour le musicien un champ de possibilités à exploiter selon sa sensibilité.

En effet, lorsqu'une œuvre est consommée, il y a deux possibilités : soit l'œuvre est achevée, dans le sens où son auteur a fixé le sens et les possibilités. Soit l'œuvre est ouverte, comme dans les exemples donnés plus haut : l'interprète de la musique, ou bien le lecteur, l'amateur d'art en général, participe à l'œuvre et ce, de façon active, sa collaboration est nécessaire à l'œuvre.

Ainsi, Umberto Eco indique que l'œuvre d'art est, d'un côté, un objet dont on peut retrouver la forme originelle, comme l'a conçue l'auteur : c'est la forme achevée de l'œuvre. D'un autre côté, le consommateur exerce une sensibilité personnelle et sa culture, ses goûts, ses préjugés orientent sa jouissance.

U. Eco résume :

Toute œuvre d'art alors même qu'elle est une forme achevée et close dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale.

Ainsi, la poétique de l'œuvre ouverte s'applique à toutes les œuvres, au moins dans la mesure où l'amateur apprécie l'œuvre selon sa culture personnelle et ses émotions propres.

Selon Pousseur (le musicien cité plus haut), la poétique de l'œuvre ouverte permet de favoriser « des actes de liberté consciente » chez l'interprète : il élabore sa forme personnelle et n'est pas lié à l'œuvre par la nécessité. On remarque ainsi que la poétique de l'œuvre ouverte consacre l'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique, c'est-à-dire l'importance de la personnalité du récepteur

Dans l'histoire de l'art, le courant baroque est l'illustration de la notion moderne de l'ouverture :

La recherche du mouvement et du trompe-l'œil exclut la vision privilégiée, univoque, frontale, et incite le spectateur à se déplacer continuellement pour voir l'œuvre sous des aspects toujours différents, comme un objet en perpétuelle transformation.

Pourtant, même si on peut considérer à posteriori que les œuvres baroques sont des œuvres ouvertes, les artistes baroques n'avaient pas forcément conscience de faire ainsi. Ainsi, la notion d'ouverture chez les baroques est à relativiser. Cependant, bien plus tard, à la fin du 19ème, le symbolisme élabore lui aussi une théorie délibérée de l'œuvre ouverte. Eco cite l'Art poétique de Verlaine :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air
Sans rien en lui qui pèse et qui pose.

Mallarmé écrit :

Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve.

La poésie symboliste coïncide vraiment avec cette volonté de « créer un halo d'indétermination autour du mot » selon les termes de U. Eco, à suggérer le(s) sens, à faire participer le lecteur. En cela, ce sont des œuvres ouvertes.

Quant à la production littéraire contemporaine (contemporaine de l'ouvrage de U. Eco, c'est-à-dire, des années 1960), elle est basée sur l'utilisation du symbole comme expression de l'indéfini, ouverte à des interprétations diverses, ouvertes. U. Eco cite des exemples :

On voit donc que dans le début de la seconde moitié du 20ème siècle, l'ouverture de l'œuvre devient un moyen pour les artistes (et notamment les dramaturges du « théâtre de l'absurde », ou « nouveau théâtre ») d'interpeller le spectateur, et à travers lui, l'être humain, pour réagir face au néant de l'existence. Le dramaturge soumet au spectateur ses interrogations et se gardent bien de conclure, au contraire.

A l'intérieur de la catégorie des œuvres ouvertes, il y a une autre catégorie d'œuvres : celle des œuvres en mouvement : il s'agit d'oeuvres matériellement inachevées. En musique, Eco cite le Scambi de Pousseur, en arts plastiques, les mobiles de Calder, les travaux de Bruno Murani. Quant à la littérature, le Livre de Mallarmé est un système de permutation de livrets qui permettait de constituer une infinité de livres au total.

U. Eco fait ensuite une digression pour expliquer le rapport entre l'évolution de la poétique de l'œuvre ouverte et l'avancée des connaissances en sciences. En effet, il note que l'exemple de Pousseur : le fait que la structure musicale ne détermine pas nécessairement la succession correspond à la crise du principe de causalité. Ou encore, pour reprendre l'exemple du Livre de Mallarmé, ce projet était contemporain de la loi physique de complémentarité. U. Eco résume : « Il n'est donc pas surprenant de retrouver dans la poétique de l'œuvre ouverte, et plus encore de l'œuvre en mouvement l'écho plus ou moins surpris de certaine tendance de la science . » Ainsi, l'œuvre ouverte devient une « métaphore épistémologique. »

Conclusion sur l'œuvre en mouvement :

Elle rend possible une multiplicité d'interventions personnelles, mais non pas de façon amorphe et vers n'importe quelle intervention. Elle est une invitation, non pas nécessitante ni univoque mais orientée, à une insertion relativement libre dans un monde qui reste celui voulu par l'auteur. [...] L'auteur offre à l'interprète une œuvre à achever.

Conclusion générale :

L'œuvre ouverte est une invitation à faire l'œuvre avec l'auteur. U. Eco cite Pareyson :

L'œuvre d'art est une forme, c'est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion : en quelque sorte un infini contenu dans le fini. Sa totalité résulte de sa conclusion et doit donc être considérée non comme la fermeture d'une réalité statique et immobile, mais comme l'ouverture d'un infini qui s'est rassemblé dans une forme.

Avec l'œuvre ouverte, et l'œuvre en mouvement :

Analyse du langage poétique

Le but de Eco dans ce chapitre est d'analyser en son fond ce qui fait de toute œuvre d'art une ouverture, de chercher comment s'y rapporte l'ouverture intentionnelle recherchée aujourd'hui.

L'objet esthétique comme totalité et comme lieu d'une transaction

U. Eco évoque d'abord Dewey, selon lequel le propre de l'art est d'évoquer et d'accentuer « cette faculté d'être un tout, d'appartenir à un tout plus grand qui inclut toute chose et qui n'est autre que l'univers dans lequel nous vivons. » Dewey met aussi en avant le rôle de l'expérience en tant qu'elle doit se mêler aux qualités du poème. U. Eco évoque cette théorie car celle-ci va donner la psychologie dite transactionnelle qui met en avant l'importance des expériences vécues. Cela pose le problème des conditions psychologiques de la connaissance. Par là, le but de U. Eco est d'examiner le processus de transaction qui s'opère entre le sujet percevant et le stimulus esthétique.

Eco fait l'analyse de trois propositions pour qu'on comprenne bien ce qu'est le poétique et pour montrer comment on peut faire converger sur une expérience le souvenir d'expériences passées.

Analyse de trois propositions : de la référence à la suggestion dirigée

La référence

Exemple de la phrase :

Cet homme vient de Milan.

Dans cette phrase, tout se réfère à des réalités précises et connues (un homme ' Milan, une ville connue) : il s'agit d'une juxtaposition de termes conventionnels, sur lesquels il faut que je fasse converger mes expériences vécues pour éclairer celle en cours. Chaque auditeur confère une coloration particulière à cette phrase selon ses expériences.

La suggestion

Exemple de la phrase :

Cet homme vient de Bassora.

Cette phrase peut évoquer un lieu imaginaire, pour celui qui ne sait que Bassora est une ville irakienne, ou pour quelqu'un qui la connaît par les 1001 nuits : Bassora n'est alors plus un stimulus renvoyant à une réalité signifiée mais il devient le centre d'un champ linguistique, d'un réseau associatif de souvenirs et de sentiments (des 1001 nuits).

L'imprécision du mot Bassora contamine les autres mots et confère à la phrase une certaine suggestion, un aspect poétique.

Pourtant, la différence avec la phrase de Milan précédente ne réside pas dans l'expression : mais plutôt dans le récepteur. C'est nous, lecteurs, qui par notre culture, notre expérience, faisons de cette phrase une phrase poétique.

La suggestion dirigée

Exemple de la phrase :

Cet homme vient de Bassora, par Bisha et Dam, Shibam (...) Et il a remonté tout le cours de l'Euphrate jusqu'à Alep.

Dans cette phrase, l'imaginaire est matérialisé par l'auditif. Cet artifice sonore fait qu'on peut parler d'une communication esthétique : les noms de ville évoquent en nous l'orient, et ses senteurs. La phrase n'est plus référentielle, elle suscite notre imagination.

Ainsi, le passage à l'esthétique est marqué par la volonté délibérée d'associer une donnée matérielle à une donnée conceptuelle, c'est-à-dire ici, le son, aux réalités que l'on veut signifier.

Eco donne encore un exemple, cette fois-ci dans la littérature : dans le Phèdre de Racine, le nom des personnages mythiques ouvre à l'imagination un nouveau champ de suggestion et nous transporte dans l'Antiquité.

Ainsi, dans une œuvre, il faut trouver constamment le stimulus de nouvelles suggestions.

Le stimulus esthétique : double organisation et transaction

« Ce qui dans le champ stimulant esthétique lie ainsi ces signes, ce sont des habitudes enracinées chez le récepteur (et formant ainsi son goût) : la rime, le mètre, les proportions conventionnelles, les références au réel, au vraisemblable, les habitudes stylistiques. La forme se présente alors comme un tout nécessaire et justifié que nous sentons ne pouvoir morceler. »

Ainsi, si notre oreille s'accoutume aux stimuli d'une œuvre, il va s'en suivre une sorte de satiété car la stimulation n'est plus assez forte, la forme s'est épuisée : il faut laisser l'œuvre en quarantaine !

Conclusion : l'ouverture d'une œuvre réside dans le rapport de connaissance dirigé par les stimuli, eux-mêmes organisée selon l'intention esthétique.

La valeur esthétique et les deux ouvertures

Ainsi, c'est dans les œuvres contemporaines (années 1960) que l'ouverture se fait la plus explicite, qu'elle est voulue par les auteurs et qu'elle est portée à son extrême limite. L'œuvre est ouverte car la jouissance de l'œuvre est toujours renouvelée.

Conclusion : « Cette valeur, cette espèce d'ouverture au second degré à laquelle aspire l'art contemporain pourrait se définir en termes de signification, comme l'accroissement et la multiplication des sens possibles du message. » On peut aussi parler d'un « accroissement d'information. » C'est ce point que U. Eco étudie dans le chapitre suivant.

Ouverture, information, communication

U. Eco s'intéresse à une théorie scientifique, la théorie de l'information qu'il transpose ensuite au domaine esthétique.

Pour mesurer la diminution ou l'augmentation de la quantité de l'information, on utilise le concept d'entropie. L'entropie est, en communication, le nombre qui mesure l'incertitude de la nature d'un message à partir de celui qui le précède. Ainsi, la quantité d'information que contient un message est déterminée par son degré d'organisation. L'information est la mesure d'un ordre. La mesure du désordre, autrement dit l'entropie, est le contraire de l'information. L'entropie est ainsi la mesure négative de la signification d'un message.

Pour faire simple, face à un énoncé de type très prévisible (exemple : nous sommes le 12 décembre, il neige), le degré d'information, autrement l'entropie, est nulle : en effet, je me doute bien qu'il est possible qu'il neige en décembre. En revanche, face à un énoncé de type plus créatif, plus inattendu, ma surprise face à cet énoncé est plus important, donc l'information ou degré d'entropie est élevé.

Pour illustrer son propos, U. Eco cite un extrait de Pétrarque : dans celui-ci, on constate l'originalité de l'organisation des phrases, le caractère inattendu, par rapport au système de probabilités établi, la désorganisation même des mots. Ainsi, on atteint dans le poème le taux maximum d'information, le degré d'entropie maximum.

Une certaine manière inhabituelle d'utiliser le langage abouti au poème [...] L'esthétique doit s'intéresser davantage aux manières de dire qu'à ce qui est dit.

Ainsi, l'organisation des mots, ou plutôt la désorganisation des mots et phrases, par rapport à notre système habituel de langage, participe à faire du texte un poème. Cela lui confère un caractère poétique car le lecteur est surpris par le poème. L'information véhiculée dans le poème l'est à travers un emploi non conventionnel de la langue, qui s'oppose aux lois de probabilité. Le taux d'information contenu dans le poème (et par là son caractère poétique) est lié au désordre.