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Élodie Gaden (juillet 2006)

B - Art des « Bruits » et médiologie

Art des « Bruits (1) » et médiologie

Cette nouvelle façon de faire de la poésie contient en puissance une force subversive qui se charge d'« envoyer des chrysolithes2 à la surface des eaux plates de la culture académique3 ». Cette formule résume à elle seule la dialectique entre art officiel et académique / art subversif et marginal qui structure encore aujourd'hui l'histoire littéraire de la fin de siècle. Il ne s'agit plus de réaliser un art lisse et policé, mais de faire intervenir d'autres instances que le vers et le verbe : l'émotion lyrique du beau vers est remplacée par le pouvoir ironique de la représentation sur scène. Et c'est dans les cabarets que cette subversion s'infiltre.

1) Les Hydropathes, « modèle structurel » : la poésie comme performance et la théâtralisation de l'écrivain

Il s'agit donc de rendre justice à ces faiseurs de poésie dont faisait partie Rollinat, non seulement parce qu'ils étaient aux côtés de ceux que la critique n'a pas oubliés (Verlaine, Rimbaud, Laforgue...), mais aussi parce que, contrairement à ce qu'un critique dit de Maurice Rollinat, et en filigrane, de tous ces « petits maîtres », son influence ne fut pas « nulle4 ».

Si aucun artiste ne s'est explicitement réclamé de Maurice Rollinat, un sentiment naît avec lui et les Hydropathes, qui est à la base d'une « histoire parallèle de l'art » surgi dans les années 1870 et dont les racines se sont étendues jusqu'au XXe siècle : « Les Hydropathes représentent donc un modèle structurel pour ses successeurs, et le journal qu'ils fondent contribue à renforcer ce modèle5 » explique Françoise Dubor. Il s'agit donc de réactualiser l'attention que l'on peut porter à ce cabaret pour lui donner tout son sens, dans une perspective à la fois sociologique et artistique. Ce « modèle structurel » « déterritorialise le lieu de l'art en même temps que l'espace de la scène6 ».

La scène existait jusqu'alors pour un genre particulier, le théâtre, mais devient avec les Hydropathes l'espace fumiste du poétique :

Ce fut peut-être une forme première et avouée de la théâtralisation de l'écrivain, une mutation où la vie de bohème, prise à son propre mythe, se met en scène. On peut y lire les prolégomènes sinon d'une société de spectacle, du moins d'une société de la réclame. Maurice Rollinat en sera la vedette exemplaire7.

L'écrivain n'est plus seulement écrivain, il est aussi metteur en scène de sa propre vie et de sa production artistique. Le cabaret est le vecteur de cette « mutation » qui conduit à rendre poreuses les frontières entre production et réception en faisant cohabiter l'auteur, devenu interprète, et le lecteur, devenu public. Le fumisme, par son ironie généralisée met en doute la poésie dans sa microstructure (le vers, les thèmes de la poésie...) autant que dans le lieu même de sa production et de sa représentation. La poésie n'est plus figée mais active, elle est une performance à accomplir devant le spectateur.

Stéphane Gendron explique ainsi la fascination que Maurice Rollinat exerçait sur son auditoire lors des séances du Chat Noir :

Comment comprendre cette fascination qui nous est désormais inaccessible ? D'abord on peut penser que Rollinat improvisait très largement en s'accompagnant au piano, exacerbant par exemple les contrastes évoqués précédemment.

L'étendue de sa voix et son aisance vocale dépassait largement ce que la musique écrite nous restitue.

Rollinat jouait et chantait en même temps. c'est une constatation banale, mais d'une grande importance à une époque où la formule traditionnelle chanteur soliste + accompagnateur était une règle quasi intangible.

Rollinat était seul maître de la situation : une musique et un texte qui lui appartenaient en propre. Mais en plus de ces critères « objectifs », il est nécessaire de s'interroger sur la sensibilité musicale du public de cette fin de siècle, sur la nature de ce public et ses goûts esthétiques. Rollinat ne leur donnait pas à entendre de la musique de musicien, écrite et interprétée, mais quelque chose d'inouï (au sens étymologique : jamais entendu), de la musique de poète, « le trop-plein d'une musique intérieure »8.

L'improvisation en poésie : voilà une notion inédite, encore inouïe en poésie jusqu'alors. Maurice Rollinat réalise une synthèse artistique intéressante par l'alliance de la poésie, de la musique et du chant, et en portant lui-même le tout sur scène.

Léo Trézenik, contemporain de Rollinat, et membre actif de la vie de cabaret, avait apparemment compris l'enjeu de cette nouvelle forme artistique puisqu'il écrit :

Ce qui fait l'originalité de Rollinat, c'est qu'il n'est ni un poète ni un musicien, ni un diseur de vers, mais qu'il est les trois et que ceci n'est pas séparable de cela. Pour le juger, il faut entendre à la fois les trois Rollinat réunis en un seul. De même que sa musique jouée ou chantée par un autre perd de sa saveur, de même ses vers sans la musique ne sont plus cela9.

(Entendons bien : les vers qui furent mis en musique, et non tous les vers qui composent Les Névroses.) L'œuvre d'un homme cabaretier est multiforme, formée à la fois par les vers, la musique et la persona de l'auteur incarnant le tout, et Rollinat participe à ce mouvement d'ensemble qui dessine un nouveau visage au poète, bouleverse et fait muter la pratique poétique.

2) Une nouvelle façon de faire de la poésie : une mutation médiologique ?

« Médiologie s'appelle l'étude des médiations matérielles à travers lesquelles un Verbe se fait chair. Une idée, force collective. Un message, vision du monde10 ». Voici comment Régis Debray présente et essaye de définir la médiologie, discipline complexe et récente, que l'on pourrait situer entre la sociologie et la communication, qui va peut-être nous aider à mieux comprendre l'importance de cette nouvelle façon de faire la poésie qui naît dans les cabarets car elle bouleverse le mode de communication qui se tisse traditionnellement entre un poète et un lecteur à travers le texte.

Régis Debray propose, à la fin de son ouvrage consacré à définir la médiologie, un tableau récapitulatif dans lequel il distingue trois « âges » de la communication :

Le passage à un nouvel « âge », à une nouvelle « médiasphère » est marqué par l'émergence d'une nouvelle technique ou d'un nouveau moyen technologique. Ainsi, l'entrée dans la graphosphère fut déterminée par l'invention de l'imprimerie qui a conditionné un nouveau mode d'écriture et de diffusion de la culture (essentiellement religieuse). L'entrée dans la videosphère est quant à elle située au moment de :

l'âge de l'électron qui fait descendre le livre de son piédestal symbolique. [...] Le visible en effet y fait autorité, en contraste avec l'omnipotence antérieurement reconnue aux grands invisibles (Dieu, l'Histoire ou la Raison)11.

Ces deux « passages » constituent des « mutations médiologiques » qui désignent en fait moins l'avènement d'une nouvelle technique/technologie que le moment où la société tend à se réorganiser autour (aussi bien idéologiquement, socialement qu'artistiquement).

Revenons à Maurice Rollinat : dans la pratique théâtralisée de la poésie, il se donne à voir et incarne, avec d'autres, le moment du passage à la videosphère, avant même l'invention de la télévision, et de l'enregistrement vidéo. Il appartient à la sphère du « visible ». La poésie, considérée jusque là comme la production de vers (de prose ou, depuis peu, de vers libre) couchés sur du papier (que l'on pouvait lire et déclamer) prend une nouvelle dimension. Elle change de media, c'est-à-dire qu'elle change de support de diffusion, ce qui constitue un réel bouleversement dans l'histoire de l'art et de la poésie. Bouleversement symbolique autant que matériel puisque le media est avant tout un mode d'agencement symbolique ou un mode de production du sens dans une société. En un mot : mettre la poésie sur scène et la crier constitue un agencement symbolique nouveau dans le paysage poétique de l'époque. Car la pratique que nous décrivons correspond à plusieurs égards à cette définition de Régis Debray :

Le terme de médium pourra aussi bien s'appliquer au langage naturel utilisé (anglais ou latin), à l'organe physique d'émission et d'appréhension (voix qui articule, main qui trace des signes, œil qui déchiffre le texte) au support matériel des traces (papier ou écran), au procédé technique de saisie et de reproduction (imprimerie, électronique) : soit quatre acceptions au minimum [...] la médiologie voudrait justement opérer la synthèse de toutes ces modalités matérielles de la transmission12.

Rollinat opère lui-aussi, par un media qui lui est propre, la « synthèse de toutes ces modalités » en donnant à ses vers un support matériel et une voix propre.

Notes