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Élodie Gaden (juillet 2006)

C - Quelle représentation de l’homme ?

1) Portrait de l'homme en automate

À la femme décrite dans « L'Ensevelissement » (qui prête à rire par son trop plein d'humanité), Maurice Rollinat oppose une représentation de l'homme dont l'attitude s'approche parfois de la machine ou de l'automate. L'homme n'est alors plus raillé pour son sentimentalisme, mais exhibé dans sa matérialité.

Dans « Le Rondeau du guillotiné » (p. 376), qui constitue l'un des derniers poèmes des Névroses, la mort d'un guillotiné est traitée par étapes rythmées avec la répétition de l'onomatopée « Flac ! » :

Flac ! Le rasoir au dos de plomb
Vient de crouler comme une masse !
Il est tombé net et d'aplomb :
La tête sautille et grimace,
Et le corps gît tout de son long.
Sur le signe d'un monsieur blond,
Le décapité qu'on ramasse
Est coffré, chargé : c'est pas long !
Flac !
[...] Un trou jaune, argileux, oblong
Reçoit la boîte à violon :
Flac !

L'onomatopée « Flac ! » amorce le poème pour mimer le bruit de la guillotine qui vient de trancher la tête du condamné. Le poème s'ouvre sous le signe de la mécanisation : le condamné n'est rien face à l'engin mécanique, l'individualité s'efface devant le mécanisme tranchant. Le bruit « Flac ! » sert à matérialiser la mort. Ensuite, le bruit « Flac ! » est répété pour d'autres opérations : le chargement du corps du décapité puis la descente de la bière au fond de la sépulture. La répétition du « Flac ! » va de pair avec la mort du condamné : la vision de l'humain est orientée vers une tendance mécaniste qui conduit au rire. C'est à partir de cette notion que Bergson analyse le rire :

un visage est d’autant plus comique qu’il nous suggère mieux l’idée de quelque action simple, mécanique, où la personnalité serait absorbée à tout jamais. [...] Automatisme, raideur, pli contracté et gardé, voilà par où une physionomie nous fait rire. Mais cet effet gagne en intensité quand nous pouvons rattacher ces caractères à une cause profonde, [...] comme si l’âme s’était laissé fasciner, hypnotiser, par la matérialité d’une action simple1.

« Le Rondeau du guillotiné » de Rollinat pourrait être une illustration de cet extrait du Rire2. La « personnalité [est] absorbée à jamais » par la matérialité du « Flac ! » qui se répète. Le poème décrit les étapes qui sont autant d'« action[s] simple[s] » et « Le Rondeau du guillotiné » présente l'idée de Bergson sur un mode paroxystique : « l'âme » a tellement été « hypnotisée » et « fascinée » par le bruit « Flac ! » qu'elle n'existe plus, le guillotiné est bien mort.

Déjà au début du recueil, on peut lire « Les Frissons » (p. 29) :

[...] Les anémiques, les fiévreux,
Et les poitrinaires cireux,
Automates cadavéreux
A la voix trouble,
Tous attendent avec effroi
Le retour de ce frisson froid
Et monotone qui décroît
Et qui redouble.

Les personnages décrits sont encore bien vivants, mais la mort et la maladie les habitent quasiment au point que leurs corps ne sont que des « automates cadavéreux ». L'expression est riche de sens : l'adjectif « cadavéreux » dit à quel point ces corps sont privés de vie, hantés par la mort (ils sont plus proches de l'allure du cadavre que d'un corps vivant), et le substantif « automates » réduit à néant toute individualité qui pourrait subsister.

Dans « La Dame en cire » (p. 325), le personnage n'est pas mort, il s'agit d'un mannequin, qui devrait donc être privée d'humanité et d'individualité, pourtant :

Je regardais tourner le mannequin,
Et j'admirais sa taille, sa poitrine,
Ses cheveux d'or et son minois taquin,
Lorsque j'ai vu palpiter sa narine
Et son cou mince à forme vipérine.
– « Elle vit donc ! » me dis-je, épouvanté  :
Et depuis lors, à toute heure hanté
Par un amour que rien ne peut occire,
J'ai la peur et la curiosité
De voir entrer chez moi la dame en cire.

« La Dame en cire » est construit en opposition par rapport au « Rondeau du guillotiné » : le poème ne décrit pas la transformation du vivant en mort mécanisée, mais la transformation de l'inanimé en vivant. Le matériel se charge d'une humanité troublante et le corps de cire se met à vivre (il respire, les narines et le cou bougent). « Plus que la statue de pierre, la figure de cire évoque la possibilité de confusion avec le réel et, sinon le corps vivant, le cadavre maquillé ; ou encore le simulacre inquiétant des pratiques de magie noire3 ». Cette inversion de la normalité imprègne le poème d'une dimension fantastique : le narrateur ne comprend pas les raisons de cette transformation qui conduit jusqu'à la peur voire l'obsession :

Par tous les temps, sous un ciel africain,
Et sous la nue inquiète ou chagrine,
Comme un nageur que poursuit un requin,
Sans pouvoir fuir je reste à sa vitrine,
Et là j'entends mon cœur qui tambourine.
J'ai beau me dire  : « Horreur ! Insanité ! »
Il est des nuits d'affreuse obscurité,
– Tant je l'évoque et tant je la désire ! –
Où je conçois la possibilité
De voir entrer chez moi la dame en cire !

La relation qui se tisse entre le mannequin animé et le narrateur est de l'ordre de l'hypnotisation, et c'est finalement le narrateur lui-même qui perd le contrôle de son esprit et par là, un peu de son individualité. L'ambiguïté gagne même les sentiments puisque la peur se mêle au désir. On retrouve encore une fois le motif de la Femme Fatale :

Telle qu'elle est, en robe de nankin,
Avec ses yeux couleur d'aigue-marine
Et son sourire attirant et coquin,
La pivoteuse à bouche purpurine
Dans mon cerveau s'installe et se burine.
Je m'hallucine avec avidité,
Et je m'enfonce, ivre d'étrangeté,
Dans un brouillard que ma raison déchire,
Car c'est mon rêve ardemment souhaité
De voir entrer chez moi la dame en cire.

Envoi
Ô toi qui m'as si souvent visité,
Satan ! Vieux roi de la perversité,
Fais-moi la grâce, ô sulfureux Messire,
Par un minuit lugubrement tinté,
De voir entrer chez moi la dame en cire !

Le narrateur va jusqu'à pactiser avec Satan pour faire apparaître la dame de cire chez lui. La récurrence du dernier vers « De voir entrer chez moi la dame en cire » révèle une évolution dans la pensée du narrateur : d'abord associée à la peur de voir cette dame en cire, la formule devient progressivement l'incantation qui va permettre de réaliser la peur et le fantasme. La répétition de cette même phrase, mais avec un contenu de sens différent a un effet ironique. Finalement, la dame en cire apparaît bien : à la fois dans l'esprit du narrateur, mais aussi dans le poème, où elle est dotée d'un véritable pouvoir représentatif : « l’originalité d’un dessinateur comique pourrait se définir par le genre particulier de vie qu’il communique à un simple pantin4 ».

La force ironique et comique du poème vient de l'influence du mannequin de cire sur l'humain qui en vient à douter du pantin, à le craindre, puis à le désirer : le pouvoir illusoire de la dame en cire parvient à mouvoir les sentiments de l'humain. Ce poème est une façon de donner corps aux phénomènes psychiques : à partir d'un rien, ou d'un semblant de vie, le pantin parvient à obséder le vivant, et c'est encore une fois la frontière poreuse entre le réel et la fiction, entre l'être et le paraître ou entre le réel et l'illusoire qui parvient à influer sur le mental et l'imaginaire.

Il faut prendre en considération l'ensemble des poèmes qui traitent d'un renversement ou d'une interchangeabilité entre mort / vivant, humains / automates pour saisir le regard que porte Maurice Rollinat sur l'humanité : elle conduit à un rire qui renverse la hiérarchie de la norme du vivant5.

2) Mort et autodérision

Mais on ne saurait croire que Maurice Rollinat se contente de rire de l'autre sans appliquer à sa personne (et à l'image du poète) la même ironie grinçante. Il dépasse l'ironie telle que la définit Vladimir Jankélévitch :

On ne plaisante donc pas avec sa propre conscience. Pas d'avantage, avec ce qui est encore très adhérent à la vie, et où nous sommes tout entiers engagés6.

L'humour permet de dépasser la contrainte évoquée par Jankélévitch, et :

plaisante volontiers sur des matières qu'on regarde comme graves et disserte gravement sur des choses en apparence légères. Car, pour lui, à un certain point de vue où il se place, tout dans la vie et la vie elle-même, c'est à la fois chose plaisante et grâce, légère et sérieuse. L'humouriste [...] raille la barque de l'existence qui erre à l'aventure, mais sa plaisanterie n'a rien d'insultant pour les passagers : il est à bord comme eux7.

Les Névroses sont parcourues d'un rire qui vise autant l'homme en général, la veuve en particulier, la représentation du poète, que l'image que Maurice Rollinat laisse de lui-même à travers son écriture.

Dans « La Ruine » (p. 345-349), au terme d'un parcours dans une nature inquiétante, le poète écrit :

Non ! Cette voix venait des ruines : c'était
La château nostalgique et fou qui sanglotait
Sa plainte forcenée, intime et familière
Et qui hurlait d'ennui dans son carcan de lierre.
Et cela résonnait comme un Dies irae
Que la mort elle-même aurait vociféré :
C'était le grincement de la pierre qui souffre !
Et soudain, le cercueil a bâillé comme un gouffre
Au fond du cauchemar qui m'enlevait du sol ;
Je me suis vu cadavre embaumé de phénol ;
Le monde au regard sec et froid comme une aumône
A sifflé le départ de ma bière en bois jaune,
Et j'ai roulé dans l'ombre, à jamais emporté,
Bagage de la tombe et de l'éternité.

Ce n'est plus la nature ni le mort qui crie ou agonise, c'est le château, dépassé par une nature envahissante (le lierre) qui pousse un cri de détresse. Le poète se représente dans cette nature typiquement romantique (le château en ruine ; la profusion de la nature) en même temps qu'il signifie la fin de son existence, puisque le cri du château coïncide avec la mort du poète. Il ne lui reste plus qu'à contempler son corps mort et à assister aux étapes de l'enterrement. Il devient spectateur de sa propre mort. Dans « La Ruine », le détachement est poussé jusqu'à son paroxysme : le poète fait de sa mort un propre objet de représentation poétique, mais le lecteur hésite entre une prise de conscience sincère de la mort et la nécessité de s'en défaire. Il y a peut-être dans ce poème une pointe d'ironie à l'égard de l'autoreprésentation qu'ont pu faire certains poètes romantiques, notamment à travers la solennité du dernier vers, « Bagage de l'ombre et de l'éternité », qui pointe là encore la vanité du projet humain et la démesure de son projet : ce vers fait écho au « moucheron d'une heure » de « Memento quia pulvis es ».

En 1905, Witold Wojtkiewicz réalise un tableau, Labourage, qui s'inscrit dans la même provocation : le paysage de campagne est entaché d'un humour à la fois « triste et gai » puisque ce sont des clowns qui labourent, mais qui n'ont le sourire qu'en coin, sans rire franc. Elzbieta Charazinska, Maria Golab et Ewa Micke-Broniarek écrivent dans le catalogue de l'exposition Witold Wojtkiewicz, une fable polonaise :

En désirant exprimer l'inexprimable au moyen de couleurs et de formes – la projection du psychisme humain au travers des sentiments et des émotions qui le gouvernent – il créa sa propre dimension de la réalité, teintée d'ironie et prenant ses distances vis-à-vis du réel. La coloration grotesque, si souvent employée par cet artiste, introduit dans ces œuvres une tension et une dissonance8.

La représentation de l'homme et du poète passe d'avantage (chez Witold Wojtkiewicz comme chez Maurice Rollinat) par le rabaissement que par l'idéalisation. Toutes Les Névroses développent une stratégie qui vise à dire la petitesse de l'homme et passe par l'auto-dérision.

Notes