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Élodie Gaden (juillet 2006)

B - Se souvenir de la mort

Encore un siècle qui décline !
Et voici le vieux genre humain
Qui redescend une colline
Sans voir le bout de son chemin.
A chaque pas perdant un rêve
Comme un cheval fourbu qui crève,
Bien que l'existence soit brève
Les jours lui paraissent longs.
Car ils sont vides, somme toute.
Au dernier tournant de la route
A-t-il enfin lâché le doute,
Et savons-nous où nous allons ?
Jean Richepin, Les Blasphèmes, « prologue ».

1) Peinture de vanité

Une vanité est une catégorie de nature morte, dont la particularité réside essentiellement dans la valeur symbolique de la représentation. Leur titre et leur conception sont à mettre en rapport avec une citation de l'Ecclésiaste 1, 2 : « vanitas vanitatum et omnia vanitas » qui signifie littéralement « vanité des vanités et tout est vanité ». La peinture de vanité est une allégorie qui propose une méditation sur l'inutilité des plaisirs du monde face à la mort qui guette. Les objets représentés sont tous symboliques de la fragilité et de la brièveté de la vie, du temps qui passe et de la mort. Parmi tous ces objets symboliques, le crâne humain, symbole de la mort, est l'un des plus courants. Le poème « Le Fou » (p. 295) présence précisément un crâne :

– Oh ! fumer l'opium dans un crâne d'enfant,
Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre !

Le crâne est source de fascination pour le poète comme pour le « fou » qui parle à la première personne dans ce poème. Associée à la posture nonchalante du chasseur de tigre, l'image du crâne revêt bien son symbole de vanité : il représente l'inutilité et cristallise une image à la fois choquante et provocatrice qu'est celle du crâne d'enfant. Il s'agit d'une offense à la morale qui s'inscrit dans une attitude typiquement fin de siècle (l'opium est un cliché de l'époque ; quant au tigre, on peut le rapprocher de la mode des safaris organisés dans la brousse dans les pays nouvellement colonisés alors). En ce qui concerne précisément le crâne, on peut ajouter que Maurice Rollinat aimait particulièrement Shakespeare et avait très certainement été fasciné par le crâne dans Hamlet.

Ailleurs dans le recueil, on retrouve les caractéristiques de la peinture de vanité dans les symboles de l'activité humaine : le savoir, la science, la richesse, et surtout les plaisirs et la beauté. Ils dénoncent la relativité de la connaissance et des plaisirs et la vanité du genre humain qui, pris dans la finitude, ne peut que se soumettre au temps et à la mort. Avec l'influence de Schopenhauer, on comprend aisément que l'intérêt pour la peinture de vanité ait été réactualisé : ce genre particulier permet de donner une représentation à la fois concrète et allégorique du pessimisme décadent.

L'ensemble des Névroses est placé sous le signe de l'expression de la vanité : si le recueil n'est pas parcouru entièrement d'éléments de la peinture de vanité, un poème en revanche, est révélateur : « Memento quia pulvis es » est la première pièce des Névroses. Placé avant même le début de la section des « Âmes », ce poème a une place programmatique et oriente la lecture de tout le recueil :

Crachant au monde qu'il effleure
Sa bourdonnante vanité,
L'homme est un moucheron d'une heure
Qui veut pomper l'éternité.
C'est un corps jouisseur qui souffre,
Un esprit ailé qui se tord  :
C'est le brin d'herbe au bord du gouffre,
Avant la Mort.

La première strophe de ce poème contient tous les éléments qui permettent de lire le poème dans une perspective de « vanité ». D'abord, le terme apparaît (fait rare dans Les Névroses) et concerne spécifiquement l'attitude de l'homme, laquelle est caractérisée par les deux premiers vers : « Crachant au monde qu'il effleure / Sa bourdonnante vanité ». L'homme est dès le début du poème et du recueil évoqué de manière générale, ce qui confère au propos une valeur collective (on aura noté l'utilisation du présent gnomique). Mais le poème est nourri de la tension entre l'homme, en tant que valeur générale (en tant qu'essence même), et l'image de l'insecte (d'abord implicite avec le terme « bourdonnant » puis explicite avec « l'homme est un moucheron d'une heure »). La mouche est très souvent présente sur les vanités picturales comme symbole de la corruption des fruits. L'association imagée permet la raillerie vis-à-vis de l'attitude hautaine et irréaliste de l'homme, en même temps qu'elle donne symboliquement à penser la démesure du projet humain. Le travail sur les échelles est ensuite renforcé par le parallélisme « une heure » / « éternité » : le parallélisme (renforcé par une mise à la rime) peut être lu comme un procédé de l'ironie qui contribue à railler l'homme une fois de plus.

Tous ces éléments tissent progressivement une association descendante qui rabaisse l'initiative humaine : l'homme fait certes énormément de bruit mais ses actions manquent d'efficience. Ce poème pose le problème de l'énonciation : qui parle ? et comment ? Il semble que Maurice Rollinat se place en observateur du genre humain et tire les leçons d'une attitude qu'il va ensuite explorer dans ses moindres détails durant tout le recueil. Dans cette perspective, les vers « C'est un corps jouisseur qui souffre, / Un esprit ailé qui se tord » sont révélateurs d'une dialectique qui va structurer tout le recueil mais aussi toute la personne de Rollinat : la jouissance, (qu'elle soit matérielle ou sexuelle), topos de la peinture de vanité, est, à l'instar du divertissement décrit par Pascal, une illusion qui ne peut cacher complètement la « souffrance » (qu'elle soit physique – des céphalées par exemple... – ou mentale). Les « ailes » n'empêchent pas l'homme de se tordre de douleur. Pourtant, cette parole n'est pas celle d'un Pascal, elle ne convoque ni le sérieux absolu ni le pathétique : l'esprit dont Rollinat nous parle, ne pourrait-il pas se « tordre de rire » plutôt que de souffrance ? Ou même, se tordre de rire à la vue des autres qui souffrent ?

Certains détails du poème nous permettent ainsi d'y voir une auto-représentation du poète en moqueur du genre humain (le « sérieux » du présent gnomique peut alors se charger d'une marque ironique : ce serait le sérieux des hommes souffrants qui fait finalement se tordre de rire le poète). Le dernier vers de chaque strophe du « Memento qui pulvis es » agit comme le couperet de la guillotine : « Avant la mort » marque une rupture du point de vue de la métrique puisqu'après une série d'octosyllabes, « Avant la mort » ne comporte que quatre syllabes. La rupture marque aussi la rapidité avec laquelle la mort vient surprendre l'homme vivant (et nous verrons plus loin comment Maurice Rollinat travaille l'écriture de la temporalité pour rendre une atmosphère tout à fait inquiétante). Mais ce vers vient aussi clore la strophe, comme la mort vient clore la vie, et comme elle vient aussi clore le recueil des Névroses. La mort est donc un point de perspective multiple : le poème contient non seulement nombre d'éléments que le recueil va développer, mais aussi évolue de la même manière que lui. « Memento quia pulvis es » est en quelque sorte une représentation en miniature du recueil. Pour s'en convaincre, lisons la suite du poème :

Puis, la main froide et violette,
Il pince et ramène ses draps,
Sans pouvoir dire qu'il halète,
Étreint par d'invisibles bras.
Et dans son cœur qui s'enténèbre,
Il entend siffler le remords
Comme une vipère funèbre,
Pendant la Mort.
Enfin, l'homme se décompose,
S'émiette et se consume tout.
Le vent déterre cette chose
Et l'éparpille on ne sait où.
Et le dérisoire fantôme,
L'oubli vient, s'accroupit et dort
Sur cette mémoire d'atome,
Après la Mort !

La suite du poème montre bien que le projet de Rollinat est de décrire une évolution : les articulations « Puis » et « Enfin » correspondent au changement des fins de strophes « Avant la Mort », « Pendant la Mort » et « Après la Mort ! » On retrouve bien par la suite ces trois phases dans l'ensemble du recueil, qui sont autant de thématiques privilégiées de Rollinat (comme la décomposition du corps et l'émiettement). Ce poème ouvre le recueil en proposant au lecteur un condensé de sa poétique, et aussi une image déjà peu optimiste de la vie de l'homme. D'abord comparé à un insecte, il est ensuite réifié (« le vent déterre cette chose ») pour être enfin réduit à l'immatérialité la plus parfaite : l'homme n'est même plus un objet de pensée, il est masqué par « l'oubli ».

À tous ces égards, « Memento quia pulvis es » est une peinture de vanité car elle rappelle aux lecteurs la fragilité de la destinée humaine. Le poème ne dit pas l'incertitude du déroulement de la vie, il dit au contraire la certitude de la mort... et en vient même à exhiber cette certitude, tel un « Memento mori » : chaque vers du poème exprime la nécessité de se souvenir de la mort.

2) Le « Memento mori »

Le « Memento mori » désigne un genre artistique de créations de toutes sortes, mais qui partagent toutes le même but, celui de rappeler aux hommes la fragilité de l'existence humaine. On dit que dans la Rome antique, la phrase était prononcée quand un général romain défilait en triomphe dans les rues de Rome. Debout derrière le général victorieux, un serviteur devait lui rappeler que le succès du jour ne garantissait pas celui du lendemain. Le serviteur le faisait en répétant au général qu'il devait se souvenir qu'il était mortel. On retrouve donc les caractéristiques de la peinture de vanité : le « Memento mori » n'est pas une catégorie littéraire ou artistique, mais une formule, et à cet égard on peut la retrouver sur les peintures de vanité par exemple.

Le « Memento mori » a une double symbolique :

On comprend donc l'ambiguïté et le double sens du « Memento mori » : il sert à montrer l'incertitude du succès mais il est aussi une incitation à la jouissance de la vie. Il exhibe la perspective de la mort autant que les plaisirs de la vie, et le poème « Memento quia pulvis es » joue parfaitement sur cette opposition.

Dans Les Névroses, on peut lire avec attention le poème « Les Glas » (p. 368) :

Chaque jour dans la basilique
Ils pleurent pour de nouveaux morts,
Lancinants comme des remords
Avec leur son mélancolique.
C'est l'appel grave et symbolique
Que j'entends au gîte et dehors.
Avec ton sanglot métallique,
Vieux bourdon, comme tu me mords !
Hélas ! mon âme est destinée,
Quand l'horrible glas retentit,
À grincer comme une damnée,
Car c'est la voix qui m'avertit
Que bientôt le train mortuaire
M'emportera comme un colis,
Et que pour le dernier des lits
Je dois préparer mon suaire.

On sera attentif dans ce poème au développement de la matière sonore : les pleurs des prieurs dans la basilique, le « son mélancolique », le lancinement, « l'appel grave et symbolique », le « sanglot métallique », « l'horrible glas », le grincement, « la voix qui m'avertit », sans oublier à la deuxième strophe, le « bourdon » qui désigne métaphoriquement le bruit de la cloche de la basilique, et qui n'est pas sans rappeler la « bourdonnante vanité » du premier poème des Névroses. Tous ces sons convergent vers un seul élément, la mort, et sont des signes annonciateurs de la destinée de l'homme. Les personnes qui pleurent sur le sort des nouveaux morts ne pensent pas qu'ils vont eux-mêmes mourir : quelle ironie dans le traitement de la scène, lorsqu'on comprend que les pleureurs seront – bientôt ? – les pleurés...

Le « Memento mori » exploite en effet le motif de l'égalité dans la mort :

[...]
C'est que, vierges et courtisanes,
Ceux des palais et des taudis,
Citadines et paysannes,
Les mendiants et les dandys,
Tous, pleins de faim ou pleins de morgue,
Lorsqu'ils périssent inconnus,
Sont mis à l'égal de la Morgue,
Côte à côte, sanglants et nus.

On lit dans ces vers de « La Morgue » (p. 366) l'idée que le luxe ne crée par l'immortalité, thème fétiche de la peinture de vanité. Ce poème va plus loin encore en exprimant explicitement l'égalité dans la mort, avec l'image matérielle et réaliste voire triviale des corps « côte à côte, sanglants et nus ». Le « Memento mori » est exploité plus loin dans le poème :

Et la foule âpre et curieuse
Vient lorgner ces spectres hideux,
Et s'en va, bruyante et rieuse,
Causant de tout, excepté d'eux. [...]

La mort est représentée comme un spectacle, auquel vient assister une « foule » avide d'images sensationnelles (cf. les termes « curieuses » et « lorgner »). Mais par un détour ironique, cette foule est, à l'instar des personnes pleurant dans la basilique des « Glas », tout autant promise à la mort que les cadavres qu'elle vient lorgner. L'ironie vise l'illusion et la naïveté de ces spectateurs ignorant – ou voulant ignorer – la destinée de tout homme. Si le rire est dans le poème associé à cette foule « bruyante et rieuse », Maurice Rollinat ne rit pas moins de celle-ci : l'ironie est liée au procédé de mise en abyme et agit sur le lecteur entré en connivence comme une alerte contre toute naïveté. Le poème se moque des naïfs en même temps qu'il est un « Memento mori » à l'égard du lecteur. Il est une invitation à prendre conscience de la réalité de la mort, une réalité servie crue et sans ménagement.

Victor Hugo a exploité le thème du « Memento mori » dans un poème des Contemplations, « Quia pulvis es » :

Ceux-ci partent, ceux-là demeurent.
Sous le sombre aquilon, dont les mille voix pleurent,
Poussière et genre humain, tout s’envole à la fois.
Hélas ! le même vent souffle, en l’ombre où nous sommes,
Sur toutes les têtes des hommes,
Sur toutes les feuilles des bois.
Ceux qui restent à ceux qui passent
Disent : – Infortunés ! déjà vos fronts s’effacent.
Quoi ! vous n’entendrez plus la parole et le bruit !
Quoi ! vous ne verrez plus ni le ciel ni les arbres !
Vous allez dormir sous les marbres !
Vous allez tomber dans la nuit ! –
Ceux qui passent à ceux qui restent
Disent : – Vous n’avez rien à vous ! vos pleurs l’attestent !
Pour vous, gloire et bonheur sont des mots décevants.
Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants ! vous êtes des fantômes ;
C’est nous qui sommes les vivants ! –

Ce poème de Victor Hugo permet de comprendre l'opposition que nous avons déjà citée entre romantisme et fin de siècle : la mort n'est pas représentée comme chez Maurice Rollinat avec réalisme et insistance sur les détails matériels (les corps des morts par exemple). Au contraire, le poème de Victor Hugo est une représentation allégorique, qui place une sorte de voile sur la mort pour mieux l'idéaliser. Il emploie le terme « la nuit » pour dire « la mort » : la mort est euphémisée. Le premier vers du poème, « Ceux-ci partent, ceux-là demeurent » est une réduction binaire de la situation paradoxale et ironique dont Maurice Rollinat tire l'essentiel de son propos. Hugo constate un fait sans en tirer toute la substance qui permet le rire. Lorsqu'il évoque l'égalité dans la mort, le poème revêt là encore ses figures d'atténuation : « Hélas ! le même vent souffle, en l’ombre où nous sommes, / Sur toutes les têtes des hommes, / Sur toutes les feuilles des bois ». Le caractère tragique de la situation est annulé par la métaphore du vent qui souffle et l'assimilation à la nature (la nature – « les feuilles des bois » – elle aussi connaît le même destin). Enfin, la dernière strophe subit un renversement à l'avantage des morts. Le poème conclut sur une perspective bien différente de celle de Rollinat : les morts sont plus heureux que les vivants et possèdent des biens plus importants, « les vrais royaumes ». Comme chez Rollinat, il y a renversement, mais qui ne conduit pas aux mêmes aboutissements idéologiques.

Si la représentation de la vanité ou du « Memento mori » ne conduit pas à un traitement ironique dans la stylistique, elle relève en revanche d'un projet ironique, en mettant sous les yeux du lecteur sa propre mort, qu'il observe comme dans un miroir. Le recueil conduit le lecteur des « Âmes » jusqu'à la putréfaction : cette ligne d'évolution est en soi un rabaissement de la condition de l'homme et une démystification de ses illusions. Les Névroses opèrent un renversement de la sécurité pour exhiber le caractère éphémère de la vie et poussent le lecteur à s'interroger sur son rapport avec le monde (le luxe, le plaisir) autant qu'avec la temporalité.

3) Mort et écriture de la temporalité

Mort vengeance ou mort délivrance, elle est désormais le seuil interne de mon accablement, le sens impossible de cette vie dont le fardeau me paraît à chaque instant intenable [...]. Je vis une mort vivante, chair coupée, saignante, cadavérisée, rythme ralenti ou suspendu, temps effacé ou boursouflé, résorbé dans la peine... [...] Aux frontières de la vie et de la mort, j'ai parfois le sentiment orgueilleux d'être le témoin du non-sens de l'Être, de révéler l'absurdité des liens et des êtres.
Julia Kristeva Soleil Noir, Dépression et mélancolie1.

On sait à quel point la notion de temps est majeure dans l'art romantique : dans son article consacré au romantisme2, Henri Peyre évoque par deux fois les arguments liés à la temporalité. D'abord, avec la mélancolie qui s'esquisse autour des ruines ; ensuite, avec l'insatisfaction du présent, autrement dit l'ennui. Ce spleen prend chez Maurice Rollinat une teinte morbide car il associe très fréquemment le sentiment du temps qui passe à la mort. La mort est envisagée dans Les Névroses dans son rapport étroit à la notion de temporalité et Maurice Rollinat nous livre une vision assez personnelle de ce qui constitue par ailleurs un lieu commun de toute la littérature. La lecture en recueil des Névroses permet de dégager des subtilités et des variations dans l'écriture du temps, qui confèrent à la mort toute sa dimension angoissante.

C'est très souvent le caractère soudain qui devient source d'angoisse pour l'homme : la soudaineté de la mort forme, avec l'ignorance de ce qui va la causer, un diptyque inquiétant qui constitue pour le poète un canevas sur lequel il peut broder à l'envi selon son imagination. Maurice Rollinat exploite bien le paradoxe de l'arrivée de la mort, car elle permet une écriture de la rupture qui permet un travail poétique sur les échelles de temps : après la durée d'une vie de souffrance, la mort survient comme un éclair.

Mais Maurice Rollinat exploite aussi tout un pan original de la mort, à savoir, paradoxalement, sa durée. En effet, Les Névroses sont avant tout une mise en perspective de la mort dans ce qu'elle a de plus inquiétant, c'est-à-dire son imbrication avec la vie : le vivant espère mourir, il est question de suicide tout au long du recueil3, et les morts reviennent parmi les vivants pour les hanter. Il y a donc derrière cette conception de la temporalité un véritable renversement – ironique ? – de la conception naïve de la vie et de la mort. S'il n'y a pas de vie après la mort, il semble y avoir une mort pendant la vie. Le poème « Les Agonies lentes » (p. 358) est à cet égard tout à fait intéressant : avec ses 84 vers, il s'agit d'un des plus longs poèmes des Névroses (nous le citons par fragments) :

On voit sortir, l'été, par les superbes temps,
Les poitrinaires longs, fluets et tremblotants ;
Ils cherchent, l'œil vitreux et noyé de mystère,
Dans une grande allée, un vieux banc solitaire
Et que le soleil cuit dans son embrasement.

Le premier vers (« on voit sortir ») invite le lecteur à regarder et à se faire une image mentale, presque picturale, de ces vieux malades qui ont l'air d'être déjà morts : leur œil vitreux et « noyé de mystère » semble détaché du réel, et déjà passé du côté d'un Enfer brûlant.

Alors, ces malheureux s'assoient avidement,
Et débiles, voûtés, blêmes comme des marbres
Regardent vaguement la verdure des arbres.

Leur posture est criante de ressemblance avec un tableau de Witold Wojtkiewicz (1879 – 1909), peintre polonais, Vie misérable (retraités), de 19064 : les vieux tout voûtés sont assis sur un banc (autour d'un arbre sur le tableau de Wojtkiewicz) et attendent on ne sait quoi. Leur posture traduit un vide de l'existence : ils n'ont même plus peur d'une mort qui pourtant paraît les guetter insidieusement.

Illustration n°1 : Vie misérable (retraités), Witold Wojtkiewicz, 1906

Parfois des promeneurs aux regards effrontés
Lorgnent ces parias par le mal hébétés,

Le lecteur est toujours spectateur d'une scène dans laquelle des « promeneurs » viennent à leur tour observer ces vieux « parias ». Le verbe « lorgnent » fait écho au poème « La Morgue » dans lequel une foule lorgnait des cadavres humains. L'objet des attentions n'est pas encore mort, mais en passe de le devenir : on le devine par la similitude des regards de la foule de « La Morgue » et des promeneurs des « Agonies lentes ».

Et jamais la pitié, tant que l'examen dure,
N'apparaît sur leur face aussi sotte que dure.
Trop béats pour sentir les deuils et les effrois,
Ils fument devant eux, indifférents et froids,
Et l'odeur du cigare, empoisonnant la brise,
Cause à ces moribonds une toux qui les brise.

Ces promeneurs voudraient afficher une attitude détachée du triste spectacle. Fumer du tabac est une attitude libertine qui renvoie à la tradition du XVIIe siècle : fumer était un signe d'affranchissement vis-à-vis d'une tutelle religieuse et politique (on pense à la scène d'exposition du Dom Juan de Molière dans laquelle Sganarelle ouvre sa tabatière). Au XIXe siècle, le tabac est à rattacher à la vie dans les cabarets (ces promeneurs sont peut-être des dandys), et constitue le pendant des drogues qui conduisent aux « Paradis Artificiels » (et qui sont là aussi dans une certaine mesure un affranchissement du réel, une ouverture sur des monde inexplorés). Quoi qu'il en soit, ces promeneurs ne compatissent pas avec les vieillards, ils sont « indifférents et froids ».

Mais Maurice Rollinat ne construit pas ce tableau pour blâmer les gens sans cœur ou pour dresser un portrait moral... au contraire, il tire de la situation tout son pouvoir comique, en faisant tousser les vieillards : la rime « brise » / « brise » contient à elle seule toute l'ironie de la situation. Entre les promeneurs indifférents et les vieux, n'apparaît ni échange ni compassion, et seule la « brise » qui transporte les fumées de cigare les unit, et c'est cette brise qui les « brise »... L'utilisation des homonymes permet de jouer sur le trajet de la fumée et ce qui en résulte.

Eux, les martyrisés, eux, les cadavéreux,
Comme ils doivent souffrir de ce contraste affreux
Où la santé publique avec son ironie
Raille leur misérable et cruelle agonie !

Le narrateur intervient ici, mais pour mieux mettre en avant l'ironie (le terme apparaît dans le vers, fait rare dans Les Névroses). L'ironie est double : elle concerne l'attitude des promeneurs vis-à-vis des vieux autant que l'ironie de la situation. Mais elle concerne aussi la distance du narrateur face à la situation générale, ou la distance dont Maurice Rollinat tire toute la substance comique et poétique. Ces vieillards n'ont pas droit à la parole, le narrateur suppose leur pensée (« comme ils doivent... »), ce qui montre à quel point ils n'ont plus de substance et de ne sont que des cadavres.

Pour eux, dont les poumons flétris dès le berceau
S'en vont, heure par heure et morceau par morceau,
Pas d'éclair consolant qui fende les ténèbres !
Puis ils sont assaillis de présages funèbres ;
Ayant en plein midi, par un azur qui bout,
L'hostilité nocturne et louche du hibou.

L'écriture de la temporalité montre ici tout son intérêt : « heure par heure » dit bien la lenteur et la continuité de la souffrance qui conduit à la mort. C'est une mort qui dure, car il n'y a même pas d'« éclair consolant » qui puisse les arracher de la vie. On assiste à une sorte de confusion temporelle : la nuit contamine le jour autant que la mort contamine la vie... Maurice Rollinat travaille la temporalité à plusieurs échelles, qu'il croise afin de donner plus de relief et de morbidité. Alors qu'ils tardent à mourir, les vieillards sont soudain assaillis de visions funèbres :

Un convoi rencontré près d'une basilique,
Un menuisier blafard, à l'air mélancolique,
Qui transporte un cercueil à peine raboté,
Où déjà le couvercle en dôme est ajusté ;
[...]
Toutes ces visions s'acharnent à leur piste.

« Toutes ces visions » sont celles que le lecteur a lues ou va lire dans le reste des Névroses : la mise en recueil instaure une réelle connivence avec le spectateur, qui détient un savoir supplémentaire par rapport aux promeneurs ou aux vieillards (le travail sur la notion de point de vue au début du poème renforce cette dimension). L'impression de « déjà-vu » rend la mort encore plus torturante qu'elle ne l'est déjà. Les détails « à peine raboté » et « dôme ajusté » convoquent une fois encore la matérialité comme une force obsédante. Le poème s'achève ainsi :

Ainsi je songe, et j'offre à vous que le spleen mord,
A vous, pâles martyrs, plus damnés que Tantale,
Ces vers noirs inspirés par la Muse fatale.

Le poème est conçu comme une dédicace à ces vieux souffrants qui ont fourni la matière poétique. Il faut peut-être voir dans ces vers un remerciement ironique : les vieux n'ont pas choisi d'être réduits à un tel point de non retour, et plutôt qu'une raillerie, le poète aurait dû – pour se conformer à une morale de l'amour de l'autre – chanter plaintes et grands gémissements. Si Maurice Rollinat utilise l'image vieillie de la Muse, c'est pour mieux la réactualiser, en lui donnant son air de femme fatale décadente. On est loin de l'hommage tendre et naïf à la Muse (car cette « Muse fatale » est à bien des égards une métaphore de la Mort). La comparaison avec Tantale renvoie au début du poème qui décrivait la lenteur et la répétition de la souffrance (« heure par heure et morceau par morceau ») et inscrit la souffrance des vieillards dans un cadre mythique et païen. Le poème revient au point de départ de sa réflexion : le rapport au temps à travers une mort qui s'éternise.

Dans ses Rythmes pittoresques, Marie Krysinska a écrit une « Berceuse macabre » qui complète parfaitement la lecture des « Agonies lentes » de Rollinat :

A Maurice Vaucaire.
Qu’elles sont cruelles et lentes, les heures !
Et qu’il est lourd – l’ennui de la mort !
Les heures silencieuses et froides, qui tombent dans l’Éternité, comme des gouttes de pluie dans la mer.
Donne-moi la main, ô ma sœur, et viens sous la Lune calmante, parler de ceux que nous avons laissés seuls quand nous sommes descendues dans la tombe.
Un sommeil très lourd m’engourdit, et je fais un rêve qui durera toujours ; – rendors-toi, ma sœur, – nos aimés nous ont oubliées,
J’ai mis mon cœur dans son cœur et je suis sienne à travers la Mort.
Ces murs sont hauts, et la terre des vivants est loin ; – rendors toi, ma sœur.
J’ai senti des diamants humides tomber sur ma bouche desséchée, – c’est mon ami qui pleurait.
Rendors-toi, pauvre sœur ; – c’est la pluie qui violait ton cercueil.
O Souvent j’entends des sanglots lointains ; – c’est mon aimé qui gémit, hanté par nos chers souvenirs.
Non, c’est le hibou qui jette un cri dans la nuit profonde ; – profonde comme nos tombeaux, et comme l’oubli de ceux qui nous avaient aimées ; – rendors-toi, ma sœur.

On retrouve le même effet de temporalité : les heures de l'agonie paraissent une éternité (« Qu'elles sont cruelles et lentes, les heures ! / Et qu'il est lourd – l'ennui de la mort ! »). La mort dure et n'en finit plus de faire souffrir, et finalement, toute la vie est une souffrance et une mort qui consume à petit feu.

Notes