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Élodie Gaden (juillet 2006)

D - Le « spiritualisme » (Léon Bloy) de Rollinat

Il y a donc bien dans cette écriture quelque chose de l'ordre du pessimisme – plus schopenhauerien encore que ce que nous avons déjà dit. C'est parce qu'il ne croit pas en la possibilité d'un salut que Maurice Rollinat se détourne du ciel pour se concentrer sur la terre. Il n'est pas croyant, n'a pas foi en une vie après la mort, et a été marqué par la disparition tragique de son père et de son frère comme nous l'avons déjà rappelé. On peut dès lors mesurer les effets de cette absence de ferveur religieuse, en nous intéressant particulièrement à l'analyse qu'en fit Léon Bloy, contemporain et ami de Rollinat.

Léon Bloy est poète mais aussi critique et journaliste. Il est en outre un fervent catholique converti, mais cela ne l'empêche pas de fréquenter le milieu de la bohème parisienne (il est le cousin d'Émile Goudeau), où il rencontre Maurice Rollinat. Une amitié durable se noue entre les deux hommes, et Léon Bloy publie dans Foyer une étude en trois livraisons sur Maurice Rollinat : « Les Artistes mystérieux : Maurice Rollinat » (17 et 24 septembre 1882). Ces articles paraissent d'abord dans le journal du cabaret Le Chat Noir (2, 9 et 16 septembre 1882). Léon Bloy possède sur Maurice Rollinat une vision globale : il l'a entendu chanter dans les cabarets, il connaît ses poèmes, et il a réalisé en août 1882 un séjour chez lui, à Bel-Air dans l'Indre.

De plus, il nous paraît très important de citer cette relation, car elle fut pour l'un comme pour l'autre de ces deux hommes une expérience décisive, et elle nous permet de développer un regard possible sur l'œuvre de Rollinat. Même si, en 1882, Les Névroses n'ont pas encore été publiées, Maurice Rollinat a déjà composé de nombreux poèmes qui y prendront place lors de l'édition de 1883. Pour Bloy, la rencontre avec Rollinat est décisive car elle a infléchi sa carrière d'écrivain et de critique1.

Léon Bloy voit dans l'art et la personne de Maurice Rollinat un projet religieux : non un projet religieux affirmé et revendiqué, mais le tourment d'un homme face à la mort, qui correspond aux mêmes réflexions qu'il mène lui-même, dans un cadre religieux :

Lorsqu'il découvre l'art de Rollinat, Bloy éprouve immédiatement le sentiment d'une consanguinité morale entre lui et le musicien. Il retrouve l'écho de ses propres tourments spirituels dans les poèmes interprétés par Rollinat. Le critique en déduit que l'inspiration du poète-chanteur est d'origine religieuse et il construit, à partir de cette intuition, une interprétation catholique de son œuvre2.

Ainsi, la part la plus intéressante de la théorie de Léon Bloy est ce qu'il appelle le « spiritualisme ». Il s'agit pour lui d'une expérience religieuse négative fondée sur l'angoisse et l'absence de Dieu. Il trouve en Maurice Rollinat un des meilleurs représentants de cette notion de spiritualisme, et cela nous paraît juste. Aucune référence à Dieu n'est jamais faite dans Les Névroses, Dieu est bien mort et la poésie de Rollinat s'affiche comme une écriture décadente au sens où elle ne vit pas dans l'illusion d'une transcendance, mais bien dans la conviction du vide après la mort.

La poésie rustique de Rollinat ne chante pas la nature riante de la tradition bucolique et ne célèbre pas le triomphe des forces vitales dont s'enivre le panthéisme. Au contraire, son sentiment de la nature est marqué par l'intuition que les êtres vivants souffrent d'être voués à la destruction3.

Léon Bloy n'avait certainement pas le recul que nous avons pour rapprocher le « spiritualisme » de Maurice Rollinat de la philosophie de Schopenhauer, mais il en esquisse les mêmes principes en expliquant que Maurice Rollinat a remplacé la foi en un dieu par une foi dans l'art, un engagement dans la vie artistique et une posture existentielle, ce que Gilles Negrello résume bien :

L'exemple de Rollinat lui montre que la création artistique, envisagée comme un engagement existentiel, peut devenir une forme laïque et moderne de la sanctification4.

L'art devient, comme un dernier recours et un dernier engagement, la réponse à une crise existentielle, à une conscience hautement angoissante de la finitude. Maurice Rollinat préfère ainsi exploiter par son écriture l'absence de salut qui devient la matière première de son esthétique, à travers des motifs récurrents qui mêlent l'étrange à l'imaginaire. Maurice Rollinat ne croit pas en la transcendance, pas plus qu'il ne croit en la conception romantique du poète inspiré, messager de Dieu parmi les hommes. S'il s'agit d'un spiritualisme, c'est un spiritualisme athée : les cieux ne sont pas plus habités par un Dieu que le poète n'est habité par l'inspiration qui le traverserait...

Notes