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Annette Buisson (mai 2006)

Introduction et problématisation - Marquer la parole

Au début du roman Solibo Magnifique, celui qui se dit Marqueur de paroles nous raconte :

Au cours d’une soirée de carnaval à Fort-de-France, entre dimanche Gras et mercredi des Cendres, le conteur Solibo Magnifique mourut d’une égorgette de la parole, en s’écriant Patat’sa !... Son auditoire n’y voyant qu’un appel au vocal crut devoir répondre : Patat’si !... Cette récolte du destin que je vais vous conter eut lieu à une date sans importance puisque ici le temps ne signe aucun calendrier.

Mais d’abord, ô amis, avant l’atrocité, accordez une faveur : n’imaginez Solibo Magnifique qu’à la verticale, dans ses jours les plus beaux. Cette parole ne se donne qu’après l’heure de sa mort – tristesse, mi ! – et même pas dans un dit de veillée, auprès de son corps parfumé aux bonnes herbes. Se figurant un crime, la police l’a ramassé comme s’il s’agissait d’une ordure de la vie, et la médecine légale l’a autopsié en petits morceaux. On a découpé l’os de sa tête pour briguer le mystère de sa mort dans sa crème de cervelle. On a découpé sa poitrine, on a découpé ses poumons et son cœur. Son sang a été coulé dans des tubes de verre blanc, et, de son estomac ouvert, on a saisi son dernier touffé-requin. Quand Sidonise le reverra, aussi mal recousu qu’un jupon de misère… roye ! comment dire cette tristesse qu’aucune brave ne peut laisser noyer ses yeux ?... C’est pourquoi, ô amis, avant ma parole je demande la faveur : imaginez Solibo dans ses jours les plus beaux, en vaillance toujours, avec le sang qui tourne, le corps planté dans la vie en poteau d’acacia dans une boue dangereuse. Car, si de son vivant il était une énigme, aujourd’hui c’est bien pire : il n’existe (comme s’en apercevra l’inspecteur principal au-delà de l’enquête) que dans une mosaïque de souvenirs, et ses contes, ses devinettes, ses blagues de vie et de mort, se sont dissous dans des consciences trop souvent enivrées 1 ».

Ces lignes mettent à jour la problématique dans laquelle notre recherche prend sa source : la mort du conteur Solibo Magnifique, et de l’immense trésor qu’il détenait désormais à lui seul, sa parole. Solibo était l’un des derniers conteurs créoles. Dans l’imaginaire des œuvres de Chamoiseau, sa mort met donc un terme symbolique au déclin inexorable de la tradition orale dans l’univers créole. A travers sa mort, c’est toute l’oraliture 2 qui perd la vie.

Ce déclin tragique et irréversible de la tradition orale créole, s’inscrit dans un contexte historique bien précis, qu’il convient de mettre en évidence dès à présent. La tradition de l’oraliture créole connaît son apogée au cœur des plantations esclavagistes, qui prospèrent, en Martinique, au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle. C’est en effet au mitan3 des cannes, et à la nuit tombée, alors que le maître béké4 est descendu de son cheval et a déposé son fouet, que le conteur prend la parole et devient le roi de l’habitation. C’est à travers lui, à travers sa parole, que l’univers créole se construit et puise son identité et sa singularité culturelle.

Mais, avec l’abolition de l’esclavage, en 1848, le conteur et sa parole perdent leurs raisons d’être : désormais il n’y a plus d’esclave, mais des citoyens de la Mère-Patrie. Commence alors la période de la francisation, une lente agonie pour le monde créole. La départementalisation des territoires d’outre-mer, en 1946, porte un coup fatal aux traditions ancestrales. La multiplication des écoles martiniquaises qui facilitent l’accès à la langue française et à l’écriture, rompt définitivement avec l’oralité créole traditionnelle. L’écriture ouvre la porte de la promotion sociale, l’oralité ne fait plus que partie du folklore populaire. Les conteurs sont vieux désormais. Ils survivent dans un monde où leur parole ne trouve plus d’oreilles, et comme Solibo, finissent par mourir. Mais c’est alors que Chamoiseau fait intervenir son Marqueur de paroles.

Patrick Chamoiseau est né le 3 décembre 1953, à Fort-de-France. Après des études de droit et d’économie en France métropolitaine, il revient au pays natal, pour se consacrer notamment à un projet ethnographique sur les djobeurs 5 du marché de Fort-de-France. Ce travail donne jour à son premier roman, publié en 1986, Chronique des sept misères, qui raconte l’apogée et le déclin des « rois de la brouette ». Deux ans plus tard, c’est Solibo Magnifique qui est publié. Mais c’est en 1992 que Chamoiseau connaît un véritable succès avec son roman Texaco, pour lequel il reçoit le prix Goncourt. Ces trois premiers romans sont empreints des aspirations créolistes de Chamoiseau, qu’il met en avant par ailleurs en publiant, en 1989, le manifeste Eloge de la Créolité, en collaboration avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant, et qui signe l’acte de naissance du courant éponyme. La Créolité, dans le sillage de l’Antillanité d’Edouard Glissant, tente de redonner vie à la culture créole traditionnelle, à la langue créole, aux savoirs ancestraux des vieux conteurs, à leurs paroles qui, en ces temps d’intense occidentalisation, se perdent dans l’indifférence générale. C’est ainsi que désormais, pour la Créolité, il n’y a plus d’écrivains, mais des marqueurs de paroles. Dans cette perspective, Chamoiseau continue à écrire. En 1991, il publie, avec Confiant, un essai sur la littérature antillaise de 1635 à 1975, Lettres créoles. En 1993 et 1994, parait une autobiographie fictive, Une enfance créole, en deux volumes, à travers laquelle Chamoiseau retrace les différentes étapes de sa petite enfance, de la maison de Man Ninotte, sa manman, dans Antan d’enfance, à son entrée à l’école, dans Chemin-d’école. En 1997, paraissent deux ouvrages aux genres indéfinissables : un essai poétique et autobiographique, Ecrire en pays dominé, à travers lequel Chamoiseau représente la quête de son écriture littéraire, et un conte poétique, L’esclave vieil homme et le molosse. C’est en 2002 que Chamoiseau publie son quatrième roman, Biblique des derniers gestes, qui raconte l’immense épopée de Balthazar Bodule-Jules.

Suivant l’imaginaire de la Créolité, Chamoiseau devient donc Marqueur de paroles, celui qui littéralement marque la parole des vieux conteurs afin d’en conserver la trace, d’en matérialiser la substance volatile. Véritable personnage, narrateur direct de l’histoire, le Marqueur de paroles, souvent appelé Oiseau de Cham ou Ti-Cham, parcourt les œuvres de Chamoiseau en quête de paroles survivantes. Il arpente les marchés de Fort-de-France, s’arrête auprès des derniers conteurs, muni des son carnet, de ses crayons et de son vieux magnétophone, et tente désespérément de retenir le flot de vie qui imprègne le Dit. Il arpente les mornes6, visite les vieux quartiers créoles et ne néglige aucune trace, même le plus insignifiant des os, qui pourrait recéler une parcelle de mémoire cachée, un morceau d’existence oubliée et lointaine. Marquer la parole devient pour lui un impératif, pour lutter contre l’acculturation dont est victime l’univers créole. C’est cela qui va nous intéresser tout au long de notre recherche, c’est cette obsession du Marqueur, cet acharnement à vouloir saisir la parole et à la transcrire à travers l’écriture que nous allons tenter de comprendre. Nous voulons mettre en avant les différentes étapes du parcours que le Marqueur réalise de la simple note griffonnée sur son cahier d’ethnographe jusqu’à l’écriture, jusqu’à l’œuvre proprement littéraire. Solibo Magnifique, Texaco et L’esclave vieil homme et le molosse, retracent en filigranes ce parcours imaginaire du Marqueur de paroles.

Solibo Magnifique7, tout d’abord, présente la tracée d’une double enquête. A première vue, en effet, c’est une enquête policière qui se dessine. L’inspecteur Evariste Pilon et le brigadier-chef Bouaffesse tentent de découvrir le mystérieux meurtrier du vieux conteur Solibo, qui, à n’en pas douter, se cache parmi les témoins que constitue l’auditoire du conteur. Ces derniers affirment que Solibo est mort d’une égorgette de la parole. Pilon, pour sa part, suspecte un empoisonnement, et d’hypothèses absurdes en interrogatoires meurtriers, l’enquête policière prend vite l’allure d’une sombre comédie. L’enquête qui apparaît en surimpression de cette dernière, c’est celle que réalise le Marqueur de paroles, lui-même interrogé comme témoin par les policiers, et qui parvient, en récoltant les différentes paroles des membres de l’auditoire, à répondre à la question « Qui était Solibo, et pourquoi Magnifique ? », seule véritable question selon lui qui permette de résoudre le mystère de l’égorgette. Car, Solibo, Maître par excellence de la parole, a bien été étranglé de l’intérieur, étouffé par l’oubli dont sa parole était victime en ces temps de francisation indifférente.

Texaco8, ensuite, c’est la tracée d’une parole, celle de Marie-Sophie Laborieux ; une parole qui se fait arme pour combattre l’En-ville9 et fonder le quartier Texaco ; une parole que le Marqueur, à l’écoute de l’Informatrice, inscrit sur son carnet ; une parole mémorielle qui nous transmet les histoires de la Martinique, depuis le début du XIXe siècle, lorsque le père de Marie-Sophie, Esternome Laborieux, naît, jusqu’en 1989, date à laquelle l’Informatrice meurt. Entre ces deux points charnières, une immense tracée se déploie, de l’histoire de Grand-papa du cachot aux illusions de l’abolition autour de Saint-Pierre, du Noutéka des mornes à l’éruption de la montagne Pelée et au départ pour Fort-de-France, de la naissance de Marie-Sophie à la mort d’Esternome, des personnes d’En-ville à la conquête des mornes, de la création d’un nom secret aux premières fondations de Texaco, des destructions successives par le béké des pétroles aux reconstructions acharnées, de l’arrivée du Christ sous le visage d’un urbaniste à la victoire de Texaco et à la révélation par Marie-Sophie de « mon cher nom secret qui – je te l’avoue enfin – n’est autre que celui-là10 ». De tragédies collectives en tragédies intimes, de petites joies en grands amours, toute la richesse de l’univers créole, toute la sensibilité d’une femme et de sa parole, sont mises à jour, pour faire de Texaco une véritable épopée de l’existence humaine.

L’esclave vieil homme et le molosse11, enfin, nous apparaît comme une quête, celle d’une identité que l’esclave vieil homme, en quittant les cannes et l’habitation du maître, sous le coup de la décharge12, et en devenant marron13, semble retrouver peu à peu, à mesure qu’il s’enfonce dans les Grands-bois, obscurs et puissants, poursuivi par le terrible molosse du béké. L’esclave se fond dans les éléments jusqu’à retrouver la possibilité de dire « Je ». Il décide alors de faire front au molosse. Puis, reprend sa course, jusqu’à s’effondrer, presque mort, au pied d’une roche volcanique recouverte de signes anciens, d’écritures ancestrales, à travers lesquels il achève son retour en soi, et parvient à accéder à l’essence de son être, aux mémoires qui le composent, et qui sont par excellence les expressions de sa créolité. L’esclave vieil homme et le molosse se démarque quelque peu des deux autres œuvres de notre corpus : il s’apparente en effet plus à un conte poétique qu’à un roman, un conte véritablement imaginé par le Marqueur à partir d’un os brisé retrouvé en forêt au pied d’une roche sacrée. Les trois textes, mis ici en évidence, ont en commun de retracer le parcours que le Marqueur réalise pour retrouver les paroles ancestrales de Solibo, de Marie-Sophie et de l’esclave vieil homme, des paroles qui revêtent dans la conception de Chamoiseau des dimensions mémorielles et existentielles, et qui expriment avec force les histoires passées, perdues et oubliées de ceux qui sont morts.

A partir de là, une question reste en suspens. Pourquoi le parcours que le Marqueur réalise pour retrouver la parole serait-il orphique ? Telle est en effet notre hypothèse de recherche : le Marqueur de paroles est un Orphée antillais, et son parcours s’assimile à celui que réalise l’Orphée de l’antique mythe grec, qui, à la suite de la mort de son épouse Eurydice, descend aux Enfers et parvient à obtenir de l’Hadès que celle qu’il aime lui soit rendue. Le Marqueur, comme Orphée, attire à soi son amour, la parole avec laquelle il gravit en silence les marches de l’Enfer, les ombres de l’écriture. Il peut tout, désormais, sauf se retourner sur son aimée avant d’avoir franchi la porte du monde infernal, sauf écrire la parole. Mais, impatient et soucieux, peut-être, de reconnaître le visage d’Eurydice, il se retourne, il écrit, et la parole, trop aimée, meurt alors une seconde fois, et replonge inexorablement dans le gouffre infernal.

Ainsi comment écrire alors que disparaît dans ce mouvement paradoxal qu’est le retournement l’être que l’on aime ? Comment se retourner si la parole aimée n’est alors plus qu’une ombre silencieuse et insaisissable ? Et, en même temps, comment ne pas écrire ? Où trouver le courage d’affronter la mort, la disparition, l’oubli, l’indifférence ailleurs que dans l’écriture ? Telle est la problématique qui s’impose au Marqueur de paroles et que nous allons tenter d’affronter nous aussi. Le Retour, et le retournement, constituent la première étape de ce parcours orphique du Marqueur de paroles. C’est par le Retour, en effet, que le Marqueur découvre la beauté éblouissante de la parole, que s’impose à lui l’amour, et à travers lui, également, qu’il fait l’expérience profondément tragique de la mort et du désœuvrement. C’est par lui qu’il en vient à haïr l’écriture, mais par lui, en même temps, qu’il s’y attache profondément, par lui qu’il devient véritablement marqueur de paroles, traceur de mémoires… Le Détour constitue la seconde étape de ce parcours orphique. En effet, en se détournant d’Eurydice, comme le lui ordonne Hadès, et en mettant en place un certain nombre de ruses, le Marqueur parvient à attirer à soi la parole aimée, et avant que son regard ne le trahisse, il la touche presque, dans une étreinte aveugle et délicieuse. Mais c’est le Chaos qui, en constituant la troisième et dernière étape de ce parcours orphique, parvient à allier les contraires, la parole et l’écriture, l’amour et la haine, la vie et la mort, le passé et l’avenir, pour rendre éternel, dans l’œuvre du Marqueur, l’infime instant du crépuscule où le jour se retourne sur la nuit, et où leur rencontre donne naissance à une extraordinaire chaophonie de couleurs.

Afin de mener à bien notre problématique, nous commencerons par faire l’état de la question et à mettre en évidence ce qui a déjà été publié en relation avec notre sujet. Puis, nous tenterons d’élaborer un outil méthodologique, qui nous guidera dans l’analyse des œuvres de notre corpus. Nous présenterons ensuite un plan d’étude détaillé, pour finir sur la rédaction d’une partie. Le parcours du Marqueur étant à concevoir dans sa dimension diachronique, avec un début et une fin, il nous semble bon de commencer par le début. C’est donc au Retour que nous nous intéresserons particulièrement au cours de cette étude.

Notes