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Élodie Gaden (novembre 2005)

La réflexivité dans les biographies imaginaires

Un des aboutissements du genre de la biographie imaginaire est la réfelxion qui s'articule autour de la réflexivité dans les recueils : en effet, certaines biographies dites imaginaires semblent être, par un moyen détournée, les biographies de nos auteurs. Et ce à trois niveaux :

L'inquiétude identitaire

D'abord, en ce qui concerne l'inquiétude identitaire. En effet, nos recueils sont tous traversés de thématiques récurrentes qui coïncident avec une forme d'angoisse liée à l'identité.

Jorge-Luis Borgès utilise le masque dans la nouvelle « Hakim de Merv » : il s'agit à la fois d'un moyen de montrer l'imposture de Hakim - qui se cache derrière ce masque pour mieux exercer son pouvoir - mais aussi d'un moyen métaphorique pour désigner le travail du biographe, et à fortiori du biographe imaginaire, qui se cache derrière ce masque pour mieux « tromper » le lecteur, ou pour créer une connivence. On peut rappeler par ailleurs que la nouvelle « L'homme au coin du mur rose » a été publiée sous un pseudonyme - et pas n'importe lequel : Borgès avait utilisé le nom d'un de ses ancêtres - alors même qu'il inscrivait son propre nom dans la nouvelle, pour désigner l'interlocuteur du narrateur. Subtil jeu de masque et de dérobade qui conduisent le lecteur à s'interroger sur la duperie de chaque fiction biographique et sur l'imposture.

Ce thème est d'ailleurs majeur, toujours chez Borgès, puisque la plupart des personnages biographés de L'Histoire universelle de l'infamie sont des imposteurs. Nous avons déjà évoquer Hakim de Merv. Il faut ajouter Lazarus Morell, qui en plus d'être un assassin, se permet de jouer avec la liberté des nègres et de les tromper. Il y a aussi Monk Eastman, dont le portrait débute par l'évocation de ses diverses identités. Quant à « L'homme au coin du mur rose, » l'imposture constitue la nouvelle, jusqu'à la révélation finale, qui agit comme un coup de théâtre : c'est cette fois le lecteur qui a été dupé. C'est donc apparemment chez Borgès que l'inquiétude identitaire est la plus récurrente, puisqu'elle se retrouve dans presque toutes les nouvelles du recueil (mais aussi dans certains de ses poèmes) et qu'elle est même un ressort presque dramaturgique.

Mais cette dimension réflexive transparaît aussi, en filigrane de l'œuvre de Tabucchi. En effet, par le truchement du rêve, Tabucchi parvient le mieux à rendre compte des angoisses les plus profondes, dont l'angoisse identitaire, des artistes biographés. Par le rêve, c'est avant tout l'instabilité de l'identité qui transparaît.

Le recueil s'ouvre avec le rêve de Dédale et ces mots : « une grande anxiété et un désir d'air pur. » L'être paraît emprisonné en lui-même, peut-être dans sa propre identité. Puis le recueil s'achève sur la figure de Freud, rêvant qu'il est devenu Dora, donc une femme, et ne pouvant s'exprimer librement, piégé dans ce corps de femme - ou bien ce rêve et ce travestissement sont-ils au contraire révélateurs d'un désir de Freud, d'être un autre / une autre. Ainsi, la fiction biographique est un moyen de réfléchir sur l'inquiétude liée à l'identité et à l'instabilité ontologique, qui deviennent des thèmes majeurs dans la biographie.

Le choix des biographés

Mais ce n'est pas le seul : la dimension réflexive du recueil se situe aussi peut-être dans le choix des biographés. En effet, comment expliquer le choix majoritaire fait par Tabucchi et dans une moindre mesure par Schwob, de vies d'artistes. On peut s'interroger sur ces figures d'artistes : sont-elles des doubles de l'auteur ? Sont-elles au contraire des figures de repoussoir ? Il semble que le choix de Tabucchi soit lié à des intérêts personnels, et à ses goûts comme on peut le lire sur la quatrième de couverture de Rêves de Rêves : « Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j'ai aimés. » Tabucchi rend hommage à ces artistes : ni figures de repoussoir ni vraiment projections de Tabucchi sur ses biographés, on peut penser que l'idée de Tabuchi est plus de rendre compte de la vie et des inquiétudes d'artistes qu'il aime, comme pour affirmer qu'on ne peut séparer l'œuvre et la vie d'un artiste.

C'est toute une conception de l'art et de la littérature qu'il nous expose par le choix du rêve imaginaire, et qui consiste à lier la production à la vie de l'auteur voire à son inconscient - et que Tabucchi essaye de reconstituer. En d'autres termes, Tabucchi incarne ses biographés, le temps d'un rêve, pour tenter d'expliquer les pulsions créatrices qui ont conduit à la production de Goya, Toulouse Lautrec, ou encore de Stevenson. Ce n'est pas tant une autobiographie de Tabucchi qui se projette dans les fictions biographiques, que l'envie d'expliquer la Création et de faire corps avec les auteurs.

La figure du biographe en creux

Et justement, il semble que dans certaines nouvelles, la figure du biographe se dessine en creux, et qui plus est la figure du biographe imaginaire. En effet, particulièrement dans les deux nouvelles « Burke et Hare » et la vie de Tom Castro, il semble que la fiction biographique deviennent le lieu d'un questionnement sur le genre lui-même, autrement dit, le moyen d'une réflexion métalittéraire.

Dans "Burke et Hare", on peut lire :

Semblable au calife errant le long des jardins nocturnes de Bagdad, il désira de mystérieuses aventures étant curieux de récits inconnus et de personnes étrangères.

Ce « il » désigne peut-être de façon détournée la figure même de Schwob? Toute cette nouvelle peut s'interpréter comme une réflexion de Schwob sur la biographie et plus vastement sur le besoin de création.

Chez Borgès, l'ami de Tom Castro, Bogle, est un fin stratège :

Il s'en fut chercher l'inspiration le long des honorables rues de Londres. C'était le soir. Bogle erra (...) Le dieu le visita.

Cette phrase est comparable à celle extraite de Burke et Hare citée plus haut avec les thématiques de l'errance et de l'inspiration. Les coups de génie de Bogle sont comparables à l'imagination que les auteurs de fictions biographiques déploient. Ainsi, la réflexivité va jusqu'à représenter, en creux, ou de façon plus explicite, la figure même de l'auteur en biographe imaginaire, autrement dit, et pour rejoindre ce que nous évoquions plus haut, en imposteur. On peut penser que c'est à ce moment précis que l'autobiographie affleure de la façon la plus intéressante - mais aussi la plus problématique - car les auteurs dévoilent un peu de leur personnalité en tant qu'auteur plus qu'en tant qu'individualité.