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Évelyne Buissière (mars 2006)

I - Kant : le jugement de goût

Pour comprendre ce que l’art apporte à l’homme et s’il est une façon pour lui de réaliser son humanité, plutôt que de se placer du point de vue de l’œuvre, on peut se placer du point de vue du sujet qui perçoit l’œuvre d’art. Puisque d’ailleurs dans l’œuvre comme objet, nous n’avons pu identifier aucune caractéristique permettant de la définir comme œuvre d’art, le qualificatif d’artistique n’est pas une propriété des objets mais un jugement porté sur ces objets :

De la norme du goût, Hume : « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente. »

Les sensations sont plus vivaces que les idées pour Hume. Il affirme : « les perceptions qui pénètrent avec plus de force et de violence nous pouvons les nommer impressions… Par idées, j’entends les images effacées des impressions dans nos pensées et nos raisonnements. » => Le sensible n’est pas de l’intelligible dévalué. Au contraire, les idées ne sont que des perceptions affaiblies => La sensibilité est réévaluée, elle occupe une place centrale et incontournable.

C’est au moyen de notre sensibilité que nous jugerons d’une œuvre : les impressions produites par l’œuvre vont donner lieu à des idées ; ces idées vont évoquer des sensations plus ou moins pénibles et de là naîtra notre appréciation, positive ou négative, sur l’œuvre :

En peinture, il n’y a pas de règle plus raisonnable que l’équilibre des formes : il faut les placer avec la plus grande précision sur leur propre centre de gravité. Une forme mal équilibrée est disgracieuse ; elle provoque en effet l’idée de sa chute et celle de dommage et de douleur, ce sont des idées pénibles quand par sympathie elles acquièrent quelque degré de force et de vivacité, écrit Hume.

Le goût est important car il gouverne les actions des hommes qui cherchent le plaisir, alors que la raison ne nous fait pas agir :

ex : il n’est pas contraire à la raison pour Hume de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt. C’est par le goût que nous agissons, il est à l’origine des passions qui nous mettent en mouvement.

Il faut donc réfléchir sur le goût et sur l’accord des goûts entre les individus, chercher une norme du goût pour que les hommes puissent vivre ensemble.

Hume analyse ce qui fait la beauté d’un poème :

On peut donc bien dégager un critère formel du jugement de goût au-delà des différences des goûts individuels : Exercer son goût c’est laisser ses passions se lier entre elles.

Hume pose donc bien le problème d’une origine et d’une unité du jugement de goût car il faut trouver un terrain d’entente à propos du goût pour que les hommes puissent coexister avec leurs diverses passions. Il faudrait donc un principe a priori des jugements de goût et non seulement des préférences empiriques.

C’est dans cette perspective que Kant va s’intéresser au jugement de goût. Il aborde l’esthétique sous l’angle du jugement de goût : « c’est beau » C’est donc du point de vue du spectateur qu’il se place.

Un jugement c’est toujours le lien d’un sujet et d’un prédicat sous la forme « S est P. » Un jugement n’est donc pas une perception. La perception est l’image mentale d’un objet. Le jugement est toujours l’attribution d’une qualité à un sujet. « S est blanc » ou « S est beau », sont des jugements. Par le jugement, on va mettre de l’ordre dans nos perceptions, organiser notre monde.

Certains jugements sont porteurs d’une connaissance, c’est-à-dire qu’ils permettent de former un concept d’un objet, une synthèse de ses déterminations. Un concept, c’est en effet une synthèse de déterminations qui constituent l’objet pour nous.

Dans la Critique de la Raison Pure, Kant analyse la formation des concepts à partir du divers de l’expérience. C’est le travail de l’entendement sur le divers de l’intuition qui permet de construire des concepts. Mais les concepts sont généraux.

Or, dans l’expérience, je suis toujours confronté à du particulier. Il me faut donc passer du général au particulier et du particulier au général. C’est le travail de la faculté de juger : elle permet ce passage continuel, cette adaptation du général et du particulier (quelqu’un qui a de la jugeotte, c’est un individu qui est habile à adapter ses connaissances à des cas particuliers). Si on part d’un concept déjà donné pour aller au particulier, ce sera un jugement déterminant. Par exemple, je vais ranger un quadrupède aboyant sous le concept de chien.

Par contre, si je n’ai pas le concept donné mais que pour penser le particulier, je dois former ce concept, ce sera un jugement réfléchissant. Par exemple, pour penser ce qu’est un animal, je vais le penser sous la notion d’organisme vivant. Mais je n’ai pas de concept de l’organisme, je n’en ai qu’une idée : quand je pense un organisme, je pense un fonctionnement harmonieux des différents organes, pour avoir un concept, il faudrait que je connaisse en détail comment ces différents organes fonctionnent : par ex. comment le foie et l’estomac interagissent. Même si je ne la sais pas, cela ne m’empêche pas de former la notion d’un organisme.

Ce concept d’organisme n’est donc pas porteur d’une connaissance, il n’est pas constitutif dit Kant (il ne constitue pas une définition de l’objet). Il est simplement régulateur : il me permet de penser un certain type d’objet. Nous allons par exemple former l’idée d’une unité de la nature pour penser une harmonie possible des lois de la nature que notre connaissance identifie, unité qui suppose une finalité globale, une intention.

Nous faisons « comme si » : « comme si » un être intelligent avait pensé la nature comme un tout, ce qui nous guide dans nos recherches, la recherche d’un unité donne une orientation à la recherche concrète des lois de la nature. C’est un principe régulateur et non constitutif et cette supposition va nous aider à approfondir nos connaissances.

Lorsque nous trouvons une confirmation de notre principe régulateur dans la connaissance effective « nous nous réjouissons »

Cet accord de la nature avec les exigences de notre faculté de juger est tout à fait contingent et subjectif. C’est un heureux hasard : comme par miracle, tout se passe comme si la nature avait été faite pour s’accorder avec les exigences d’unité et de finalité de notre faculté de juger, comme si au lieu d’être un milieu hostile, étranger et indifférent, la nature était faite pour nous. L’homme se sent « chez lui » dans la nature. C’est de cet accord que naît le sentiment de plaisir lié à l’exercice de la faculté de juger, « plaisir devant cet accord de la nature avec nos facultés de connaître ». Enfin, le monde n’est plus une extériorité hostile.

La nature, sous la forme de notre nature est l’ennemi. Il s’agit d’affirmer notre humanité comme liberté, comme ce qui peut par l’autonomie de la volonté se soustraire à la causalité naturelle. Il s’agit non seulement d’agir moralement mais encore par pur respect de la loi morale. Nous sommes donc loin d’un accord entre notre faculté de désirer (de nous fixer des fins) morale et la nature ! Le domaine de la nature et celui de la liberté sont distincts.

Je connais la nature, je pense et surtout je veux la liberté. Pourtant, il est bien nécessaire de jeter un pont entre les deux car ma liberté se réalise dans la nature. Sinon, la liberté n’est qu’une idée et la nature un mécanisme dénué de sens. « Le concept de liberté doit rendre réel dans le monde sensible la fin imposée par ses lois et la nature doit en conséquence pouvoir être pensée de telle manière que la légalité de sa forme s’accorde tout au moins avec la possibilité des fins qui doivent être réalisées en elle d’après les lois de la liberté. ». (intro). Il nous faut pouvoir penser la nature comme ayant un sens pour l’homme, donc penser la nature non pas comme un mécanisme aveugle et indifférent à l’humanité mais comme un ensemble cohérent qui répond à une exigence de la raison humaine.

Jeter un pont entre la nature et la liberté, se sentir chez soi dans le monde de la nature c’est-à-dire se sentir libre et en accord avec la nature : c’est à la faculté de juger que revient la tâche de jeter ce pont sans lequel la vie humaine serait une tragédie (pont qui pour Kant n’est que subjectif, c’est avec Hegel qu’il deviendra objectif).

Par le travail de la faculté de juger, nous trouvons donc un accord subjectif et régulateur entre nos facultés et le monde extérieur de la nature. Si l’accord se fait simplement sur la forme de l’objet (et non sur l’élément matériel de la représentation, la notion de forme se précisera par la suite), « l’objet est alors dit beau et la faculté de juger d’après un tel plaisir se nomme le goût ». Par exemple, si je considère un animal, un oiseau, je peux le considérer suivant l’accord de sa forme à ma faculté de juger et je dirai qu’il est beau : les nuances de son plumage, son chant, etc. sont telles qu’on pourrait les penser produites intentionnellement pour produire cet effet, ce plaisir esthétique que je ressens en le voyant ou en l’écoutant. Kant note d’ailleurs que si l’on s’aperçoit que le chant du rossignol qui nous charmait est en fait une imitation par un homme, le plaisir disparaît aussitôt. En effet, un homme produit ces sons de façon intentionnelle et du coup, le miracle de cet accord de mes facultés et du monde extérieur n’a plus lieu d’être, ce n’est plus un heureux hasard mais le résultat de la volonté de celui qui imite le rossignol.

Qu’en est-il du plaisir pris à une œuvre d’art intentionnelle par définition ? La théorie du génie viendra nous sortir de cet épineux problème pour nous montrer qu’il faut bien distinguer plaisir esthétique et plaisir cognitif.

Il y a donc deux orientations de la faculté de juger : esthétique si on considère la forme de l’objet et téléologique si l’on considère son contenu. La troisième critique est ainsi divisée en deux moments : le jugement esthétique et le jugement téléologique. Mais il faut bien comprendre que les deux aspects sont fortement liés. Il s’agit dans les deux cas, de jeter un pont entre la nature et la liberté, de comprendre comment nos facultés subjectives peuvent s’accorder avec la nature sans que ce soit la nature, le phénomène, qui s’impose à notre entendement comme c’est le cas dans la connaissance conceptuelle qui travaille sur le divers de l’intuition ou notre raison qui s’impose à la nature comme c’est le cas de la moi morale qui s’oppose aux penchants naturels.

Un tel accord entre nos facultés et la nature jette les bases d’une communication non conceptuelle entre les hommes. La communication conceptuelle est médiate, elle est limitée à la communauté de ceux qui savent. Une communication sans concept est le fondement d’une humanité. La communication esthétique est la base d’une communication universelle.