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Élodie Gaden (juillet 2006)

A - L'expérience aux Hydropathes et au Chat Noir

Il nous faut donc à présent revenir aux sources de notre propos, à ce que nous évoquions dans la présentation générale de Maurice Rollinat, c'est-à-dire sa participation à la vie de cabaret, car il s'agit moins d'un fait anecdotique que d'une pratique révélatrice d'une mutation dans l'histoire de l'usage artistique, et notamment de la poésie.

Marc Partouche consacre l'essentiel de son ouvrage La Ligne oubliée1 à clarifier l'émergence des différents clubs, cafés, cabarets au XIXe siècle, et réserve une attention particulière à ceux qui naissent après la Commune, à partir des Hydropathes :

Dans un mélange de rencontres potaches, artistiques et poétiques, de beuverie et d'énergie juvénile, de colères politiques, les Hydropathes fondent une tradition dont le moteur est la dérision subversive. [...] ils élaborent une nouvelle société marginale au sein de laquelle le non-conformisme est la règle2.

On sait que Maurice Rollinat a participé à l'élaboration de ce cabaret d'un nouveau genre en 1878, et en 1881, il est encore là pour la fondation du Chat Noir. Il a donc suivi de près le développement et l'essor du cabaret comme lieu d'expression et de synthèse des arts (que Maurice Rollinat lui-même représente, à l'échelle individuelle). Les Hydropathes et le Chat Noir s'ancrent dans une lente progression vers la liberté d'expression, à une époque encore tourmentée par les restrictions de liberté de la presse. « La doctrine hydropathesque consiste précisément à n'en avoir aucune3 » écrivait Émile Goudeau, cristallisant ainsi par une formule paradoxale autant que fumiste, le fondement de ces nouveaux cabarets à la fois apolitiques, et ne se réclamant d'aucune tendance esthétique, sinon de toutes à la fois :

Toutes les tendances esthétiques du moment s'y retrouvent : romantiques, parnassiens, symbolistes et nouvelle génération. Jules Lévy recense 235 écrivains et musiciens [...] parmi lesquels : Alphonse et Paul-Émile Allais, Léon Bloy, Paul Bourget, Ernest Cabaner, Félicien Champsaur, Émile Cohl, Coquelin Cadet, Charles Cros, [...] Jules Laforgue, [...] Jean Richepin, Gustave Rivet, Maurice Rollinat, [...] Laurent Tailhade [...]4.

Même sans reproduire l'intégralité des noms cités par Marc Partouche, on comprend déjà que les anarchistes (Laurent Tailhade) côtoient des personnages apolitiques comme Rollinat ou que Laforgue côtoie Rollinat bien qu'il le déteste5 ! Le cabaret est ouvert à tous comme l'atteste cet extrait paru dans le journal des Hydropathes, qui explique le mode de « recrutement » du cabaret :

Le cercle des Hydropathes est un cercle artistique et littéraire. Il est composé d'artistes dramatiques, de littérateurs, de musiciens, de chanteurs et enfin d'un très grand nombre d'Étudiants. Pour faire partie du cercle, il suffit d'adresser sa demande au Président du Cercle (Bureau du journal Les Hydropathes, 50, rue des Écoles). La demande doit être signée par deux parrains. Le futur hydropathe doit faire preuve d'un talent quelconque : poète, musicien, littérateur, déclamateur, etc6.

Ni école ni rassemblement pour une même idée de la poésie, le cabaret est un « cercle » d'artistes (le terme « cercle » est particulièrement intéressant) qui n'ont en commun aucune idéologie sinon le plaisir de « déclamer », ni aucun mode de production artistique a priori (« un talent quelconque »). « Ce n'était point une petite église que les hydropathes, mais une sorte de forum ouvert à tous7 » dit aussi Émile Goudeau.

C'est exactement la même non-idéologie qui règne, tant politiquement qu'artistiquement, au Chat Noir, sorte de « mère gigogne8 » qui associe plusieurs modes de représentation de la poésie, sans en exclure aucune : lectures, chansons, courtes pièces de théâtre, discussions, mais aussi monologues9 et théâtre d'ombre10... voilà ce qui assure au cabaret son attraction et sa réussite.

Maurice Rollinat a fait « la couverture » d'un numéro de la revue des Hydropathes le 5 mai 187911. Le dessin est particulièrement révélateur : il représente Maurice Rollinat en habit de costume noir, assis au piano, de profil. Jusque là rien de très important, mais deux éléments cristallisent ce qui fait l'intérêt du dessin et de la posture qu'incarne Rollinat : 1) deux têtes de mort sont dessinées à côté de Rollinat et regardent de notre côté alors qu'une autre est posée sur le piano ; 2) la tête de Rollinat est disproportionnée par rapport au reste du corps et occupe une place prépondérante dans le dessin. Cette image est donc conforme à celle que nous nous sommes efforcé de dégager des Névroses : celle d'un poète macabre, entouré de fantômes ou de cadavres (symbolisée par les têtes de mort). C'est donc bien ainsi que ses contemporains interprétaient les œuvres de Rollinat. Mais la couverture des Hydropathes révèle par ailleurs l'image d'un poète qui est aussi chanteur, et même, un chanteur qui se fait crieur, si l'on en croit la force sonore qui semble sortir de sa bouche grande ouverte.

Maurice Rollinat représente à merveille la notion que Marc Partouche ou Françoise Dubor ont appelé l'« auteur-interprète » qui prend de l'essor et se systématise dans les cabarets à cette époque : « les statuts, pourtant très distincts, d'auteur, de comédien et de spectateur finissent en effet par se confondre, quand on examine les conditions de production et de réception des monologues dramatiques12 ». Ce qui vaut pour les monologues, objet spécifique de l'étude de F. Dubor, ne vaut pas moins pour les autres catégories artistiques et correspond à une évolution générale dont Émile Goudeau s'est fait l'instigateur :

Aussi dès lors, je m'enfonçais dans mon système : faire dire par les poètes eux-mêmes leurs propres œuvres ; trouver une scène quelconque, et jeter en face du public les chanteurs de rimes, avec leur accent normand ou gascon, leurs gestes incohérents ou leur gaucherie d'allure ; mais avec cette chose particulière, cette saveur de l'auteur produisant lui-même au jour l'expression de sa pensée13.

C'est un nouveau « système » qui se met en place, celui d'un lieu artistique où on ne lit pas ses textes mais où on les dit, chante, ou crie. Parlant de la création des Hydropathes, Françoise Dubor écrit : « cette initiative répond, selon les propres termes de Goudeau, à la nécessité de « dire » plus que de « lire » : il s'agit de communiquer dans l'immédiateté de la parole14 ». De même, Philippe Hamon, dans son ouvrage consacré à l'ironie littéraire, après avoir cité longuement Théophile Gautier décrivant Paris comme la ville qui cristallise la joie et la légèreté, conclut :

L'esprit, on le voit, au XIXe siècle, s'allégorise et se territorialise en un lieu de parole, et Paris, c'est d'abord le lieu d'exercice d'un certain type de parole, Paris est un parloir15.

Paris, et plus encore les cabarets des Hydropathes et du Chat Noir sont des « parloirs de l'ironie » où l'on vient faire de la poésie et de l'art. L'ironie ne touche pas seulement le langage et les blagues, mais le mode même de production artistique, puisque ces parloirs abolissent les frontières des genres et des catégories (l'auteur = l'interprète).

Notes