Lettres et Arts Histoire Littéraire Moyen-Âge et 16ème siècle Histoire Littéraire 17 et 18èmes siècles Histoire Littéraire 19 à 21èmes siècles Littératures étrangères et francophones Maurice Rollinat Arts Techniques Anthologie Mythologie
Élodie Gaden (juin 2006)

I. Maurice Rollinat, éléments biographiques

Quelques repères dans le siècle

Maurice Rollinat n'est pas connu, et pour mieux le comprendre, on peut d'abord prendre quelques dates repères simples : né en 1846 et mort en 1903, Maurice Rollinat appartient à la génération de Paul Verlaine, né en 1844, et mort en 1896, mais aussi d'Alphonse Allais, né en 1854 et mort en 1905. Il est également contemporain de Jules Laforgue (1860 – 1887) qui publie ses Complaintes en 1885 (mais qu'il élabora entre 1882 et 1883 soit en même temps que Rollinat publie ses Névroses).

On notera par ailleurs que les principales sources d'inspiration de Maurice Rollinat sont Egdar Poe, né en 1809 et mort en 1849, et Baudelaire, né en 1821 et mort en 1867 :

Avant mon départ de Châteauroux, j'avais acheté un nouvel ouvrage de Baudelaire, collection Michel Lévy. Il renferme Les Petits Poèmes en prose et Les Paradis artificiels. Inutile de dire que je me délecte dans cette lecture si féconde en impressions bizarres et creusantes. Je vous engage à lire ce volume où le talent de Baudelaire est à son apogée selon moi 1.

Sa famille

Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846 à Châteauroux. Il est issu d'une vieille famille berrichonne originaire d'Argenton sur Creuse, une famille de notaires et d'avocats. Son père, François Rollinat, était avocat. Sa mort brutale le 13 août 1867 constitua un choc sentimental et nerveux pour Maurice. Il était moins proche de sa mère, qui avait une conception rigide de la morale et de la religion contraire aux aspirations de Maurice. A cet égard, la relation mère – fils rappelle des témoignages que d'autres poètes ont rapportés concernant cette rupture d'ordre générationnelle avec la mère, qui symbolise l'oppression, l'absence de liberté aussi bien morale, religieuse que poétique. On pense notamment au « Poète de sept ans » de Rimbaud.

Le frère aîné de Maurice, Émile, quant à lui, se suicida à l'âge de 33 ans. Ces deux deuils (le frère et le père) choquèrent bien entendu Maurice et le firent côtoyer la mort de près, ce qui transparaît fortement dans sa poésie, soit comme des moments de confession de la fragilité de l'homme, soit comme un besoin de railler la mort et de s'en défaire par l'ironie.

Maurice Rollinat est toujours associé, dans les biographies qui lui sont consacrées, à George Sand, dont on croit souvent (à tord) qu'elle était la marraine. En réalité, elle était sa marraine de cœur, sa marraine littéraire... Elle était amie de son père, et entretint un rapport privilégié avec Maurice devenu poète. Elle ne cesse de lui conseiller de développer dans sa poésie le sentiment de la nature, plutôt que les angoisses qui traversent les futurs poèmes publiés dans Les Névroses. Il lui envoie en effet régulièrement ses poèmes pour obtenir des conseils de la grande dame.

Jusqu'en 1877 – Ses premiers écrits

Avant d'écrire Les Névroses, œuvre la plus connue – ou plutôt la moins oubliée – Maurice Rollinat compose un certain nombre de pièces dont il souhaiterait faire un premier recueil, en 1871. Pour se faire connaître, et pour améliorer son style, il envoie certains de ses poèmes à Théodore de Banville en décembre 1871, puis à Théophile Gautier en avril 1872 (2). Pourtant, la réponse de Banville n'est pas réellement positive et ce recueil ne sera finalement pas publié.

Entre 1872 et 1877, Rollinat continue d'élaborer de nouvelles poésies, qui seront éditées soit dans le recueil Dans les brandes, qu'il publie à compte d'auteur en 1877, soit pour certaines, dans Les Névroses en 1883.

« Brande » est un synonyme de « bruyère » (« bruyère des terrains incultes (3) »). Cela paraît orienter le recueil vers une poésie rustique, proche de la nature, en complète opposition avec les ouvrages futurs, comme Les Névroses ou L'Abîme. De plus, le fait que ce recueil ait été dédié à la mémoire de George Sand, morte un an plus tôt en 1876, ne fait que trop souvent conforter cette interprétation.

Pourtant, il nous semble que cette première œuvre est moins naïve que l'on peut le penser, et qu'il ne faudrait pas considérer qu'il existe deux poétiques propres à Rollinat, l'une exaltant le sentiment de la nature, et une autre, liée à la vie parisienne. En effet, Les Brandes contiennent déjà en germe les éléments d'une poétique que Rollinat ne fera que développer ensuite, de façon plus libre, basée sur la morbidité.

Quoi qu'il en soit, la publication de ce premier recueil reste un faible succès : si Banville fait des éloges à Maurice Rollinat, et si quelques articles paraissent, le félicitant pour sa qualité littéraire, les critiques restent peu nombreuses, et le public relativement absent. Régis Miannay explique bien que « le premier volume de Rollinat ne fut connu que d'un petit nombre d'écrivains et de journalistes. Ils appartenaient, pour la plupart, à un cercle étroit d'amis et de relations du poète (4) ». C'est plus tard, à la publication des Névroses, que le public découvrira Dans les brandes. Les lecteurs retiennent surtout un certain manque de maturité dans cette œuvre, et l'absence d'une philosophie réellement originale, proprement rollinatienne.

Marie Serrulaz

À cette période, lors d'un voyage à Saint Julien de Ratz, en Isère (chez le beau frère de M. Guymon, critique d'art, ami de G. Sand) il rencontre Marie Serrulaz, musicienne et écrivain, d'origine bourgeoise. Ils tombent amoureux l'un de l'autre et elle devient en quelque sorte son égérie. Elle lui inspire, tout au long de leur relation, plusieurs poèmes dont « L'Amante macabre » ou d'autres poèmes acrostiches.

Ils se fiancent et se marient à Lyon le 17 janvier 1878 : lui a 32 ans, elle 23. Après un voyage de noces en Italie, ils s'installent à Lyon dans la famille de Marie. Mais cette vie un peu trop sage en province ne correspond pas aux aspirations du poète qui connaissait déjà Paris. Il convainc Marie de quitter Lyon pour Paris, où ils s'installent, boulevard Saint Germain. Là, ils connaissent le bonheur conjugal pendant près de six mois, mais très vite, Maurice reprend ses activités noctambules.

1878 – Les Hydropathes

C'est à cette période, en 1878, qu'il fréquente les Hydropathes : Diego Malevue, dit Émile Goudeau décide avec Maurice Rollinat et Georges Lorin de créer un cabaret qu'ils inaugurent le 11 octobre 1878, avec grand succès. Après quelques mois, le cabaret, d'abord basé sur la rive gauche de la Seine à Paris, migre vers la rive droite, c'est-à-dire vers Montmartre, amorçant un mouvement qui se perpétuera ensuite avec d'autres cabarets comme le Chat Noir, qui s'implanteront à Montmartre et donneront à la butte son caractère festif :

la courte période hydropathesque (1878-1880) suivie de celle des Hirsutes, des Zutistes et du Chat Noir, semble relever d'un âge d'or, d'une utopie souriante, d'une parenthèse démocratique dans la vie littéraire (5).

Le cabaret possède rapidement son journal, L'Hydropathe, dont chaque numéro représente le portrait d'un membre différent (Maurice Rollinat fait la couverture du huitième numéro).

Mais Marie ne supporte pas cette vie et le quitte pour retourner à Lyon. Cela plonge Maurice dans un réel désarroi : il ne trouve comme remède à sa détresse que le retour, seul, à Châteauroux, d'où il supplie la famille Serrulaz de lui rendre Marie. Il passe quatre mois sans elle, avant qu'elle lui annonce son retour à Châteauroux, nouvelle qui lui inspire « La Ballade du retour ». Pourtant, l'envie de succès et la nostalgie de la vie parisienne le font quitter la campagne pour retourner à Paris. La vie avec Marie est définitivement terminée.

1881 – Le Chat Noir

De retour à Paris, Maurice « progresse dans la voie du succès (6) » : il publie six mélodies à compte d'auteur, bien accueillies par la critique (deux articles dans Le Figaro et dans le Gil Blas lui sont consacrés). Il fréquente le salon de Nina de Villars, et fait partie du Chat Noir.

Le Chat Noir est une aventure tout à fait remarquable à l'époque : si les Hydropathes ont crée un public nouveau et nombreux, le Chat Noir s'apprête à faire mieux, et à marquer plus encore les esprits. L'initiative revient à Rodolphe Salis, qui se nomme lui-même « gentilhomme cabaretier ». Il ouvre un débit de boisson au 84 boulevard Rochechouart à Paris, qu'il baptise « le Chat Noir », à la fois en référence à Edgar Poe, au mystère qui s'attache à « un félin tantôt bénéfique tantôt maléfique », mais aussi à « l'évocation allègre de la féminité (7) ». Salis inaugure le cabaret fin novembre 1881, et invite pour l'occasion Émile Goudeau, l'ancien Hydropathe, avec qui il finit par s'associer, amorçant un déplacement des poètes du Quartier Latin de la rive gauche, vers Montmartre, rive droite.

Très tôt, un journal est fondé : le premier numéro paraît le 14 janvier 1882, avec Goudeau pour rédacteur en chef, et Salis pour directeur. Ce journal permet à la fois de promouvoir le cabaret mais joue aussi le rôle de « manifeste qui exalte et célèbre Montmartre, ouvrant là une veine drolatique et chauvine qui ne cesserait jamais de s'épancher tout à fait8 ». Ce journal contribue donc à créer « l'esprit » de Montmartre, un esprit avant tout de rire et de dérision, notamment avec l'arrivée au Chat Noir d'Alphonse Allais qui signe son premier texte dans le journal le 6 mai 1882.

Le Chat Noir est un succès, et Maurice Rollinat qui, lors d'une soirée, fait un premier triomphe, s'insère complètement dans les idéaux de ce cabaret, dans cette :

façon d'être empiriquement en phase avec l'état d'incertitude et de doute d'une société qui venait successivement de perdre une guerre et d'imposer une guerre civile. La griserie, l'irresponsabilité, la confusion plus ou moins consciente formaient des recours de première urgence contre les valeurs et les croyances bien établies qui avaient mené au désastre. Le sérieux ne pouvait être toléré que s'il tolérait à son tour sa propre caricature (9).

En effet, c'est à cette même période que Maurice Rollinat commence à être apprécié des milieux littéraires. Sarah Bernhardt l'aide à se faire connaître en le présentant, le 5 novembre 1882, à quelques personnalités du Tout-Paris. Lors de cette fameuse séance au Chat Noir, il fait un tel triomphe qu'Albert Wolff parle de lui en première page du Figaro le 9 novembre :

Un homme, jeune encore, était au piano ; sur le clavier, couraient ses mains fiévreuses ; une abondante chevelure noire encadrait un visage inspiré, d'une belle expression [...]. C'était Rollinat qui chantait, en s'accompagnant, un dialogue de Baudelaire, mis en musique par lui. La voix est vibrante et chaude, sans être belle, une de ces voix d'artistes qui ne savent pas chanter selon le Conservatoire, mais qui viennent de l'âme et vont au cœur. Sur le visage du chanteur, on lisait le poème autant que dans les paroles : tantôt le regard inspiré se voilait sous des tendresses infinies, tantôt les yeux flamboyants prenaient une expression sauvage et d'une singulière puissance dramatique. Certainement, cet être étrange était un artiste de la tête aux pieds, un de ces artistes primesautiers sur qui l'inspiration étend sa baguette magique et lui dit : Tu Marcellus eris ! Tu seras quelqu'un (10)!

C'est donc le début d'un succès éphémère pour Maurice Rollinat : il fait la connaissance d'Oscar Wilde ; Victor Hugo le reçoit à dîner et parle à son propos d'une « beauté horrible ». Barbey d'Aurevilly est celui qui l'encourage le plus, et qui voit en lui le nouveau Baudelaire capable peut-être de dépasser le maître : il lui a consacré, avant Albert Wolff, une chronique dans Le Constitutionnel, le 1er juin 1882 :

L'auteur de ces poésies a inventé pour elles une musique qui fait ouvrir des ailes de feu à ses vers et qui enlève fougueusement, comme sur un hippogriffe, ses auditeurs fanatisés. [...] Rollinat est aussi son propre rhapsode, mais c'est un rhapsode d'un autre accent, d'un autre geste, d'un autre pincement de voix que l'ironique Baudelaire, ce diable en velours... Lui, Rollinat, c'est un diable en acier, en acier aiguisé, qui coupe et qui fait froid, en coupant. [...] Pour être poétiquement diabolique, Rollinat, cet homme de nervosité naturelle n'a besoin ni de piments, ni de moxas, ni de cantharides. Il n'a ni habileté, ni subtilité, ni rétorsion, ni préméditation d'art, scélérate. D'impression, c'est un naïf, et de longueur de souffle, un infatigable. [...] C'est là un poète visionnaire (11) !

1883 – Les Névroses

Pourtant, ce vif succès que connaît Rollinat dans les cabarets, en tant qu'homme de scène, ne lui assure pas le succès des Névroses : en effet, il y a un décalage entre le succès dans les cabarets (en 1881 et 1882) et la publication de son recueil Les Névroses en février 1883. Le milieu littéraire commence à connaître un certain agacement de la thématique de la névrose, un peu trop de mode alors. On lui préfère Paul Verlaine qui, de retour sur Paris, souhaite vivement reprendre sa place dans la vie littéraire, et n'entend pas pactiser avec Rollinat, qu'il n'apprécie guère.

Le volume des Névroses est annoncé pour la première fois dans la Bibliothèque de la France du 10 mars 1883, puis publié à Paris dans la bibliothèque Charpentier de l'éditeur Georges Charpentier. Le livre est imprimé par la maison Chamerot, avec un portrait de Maurice Rollinat par F. Desmoulins. Sur la couverture figurent le titre et l'épigraphe suivante (12) :

Putredini dixi : pater meus es ; mater mea et soror mea vermibus. Job, chapitre 17, 14

qui signifie :

Je dis à la pourriture : « c'est toi qui es mon père. » Et aux vers : « ma mère et ma soeur. »

Le recueil est composé de plusieurs sections :

Les Âmes, Les Luxures, Les Refuges, Les Spectres, Les Ténèbres, De Profundis.

Les Névroses sont tirées à plusieurs reprises : le 13 mars, le 7 avril, 6000 exemplaires en tout en mai 1885 ; en 1910, on en compte 10 000.

Mais, le succès est ambigu : il est moins grand que celui escompté, et le peu qu'il suscite ne fait qu'augmenter les jalousies... Rollinat commence à devenir le petit maître copieur de Baudelaire dans l'esprit de la critique et des lecteurs :

Pour parler de M. Rollinat, j'ai donc attendu son livre. Il l'a intitulé Les Névroses et ce titre en dit bien long. M. Rollinat n'est déjà plus le poète d'une école, c'est le poète, l'enfant chéri et gâté d'un cénacle. Et ce cénacle est formé d'hommes qui cultivent avec un soin jaloux le petit grain de folie que quelques-uns ont dans la cervelle. [...] à franc parler, je ne vois pas en eux la sincérité et l'émotion qui font les vrais poètes, même avec une forme insuffisante. Dans leur œuvre comme dans la vie, ils sont des imitateurs. [...] Je viens de parcourir le volume de M. Rollinat, et je ne saurais dire si j'en ai été plus intéressé ou plus impatienté. [...] De ce gros volume de poésies, l'homme est absent. J'y ai cherché vainement un de ces sentiments simples et universels que les grands poètes ont toujours exprimés et par lesquels ils ont été grands. [...] c'est œuvre de manière, d'imitation, de mode, écrite par un écrivain raffiné qui met au service de l'incohérence systématique une patience de bénédictin bien doué (13).

Par ailleurs, et ce, déjà avant la publication des Névroses, au début de l'année 1883, Rollinat commence à se méfier de cette célébrité qui s'esquisse : en effet, elle est essentiellement liée à ses performances de chanteur, et à son appartenance à tel groupe littéraire. Maurice se considère avant tout comme un poète, et regrette que ce ne soient pas ses vers qui suscitent autant d'éloges. Cela explique, selon Régis Miannay14, que l'aventure dans les cabarets ait pris fin avec le Chat Noir : en août 1883, Rollinat ne suivra en effet pas Charles Cros dans l'aventure des Zutistes.

C'est ce moment que choisit Rollinat pour partir brusquement de Paris : cela est perçu comme un aveu de culpabilité par les détracteurs du poète. Alors commence le début de l'exclusion du monde des lettres. Ce retrait de la scène littéraire correspond à un retrait à Fresselines dans la Creuse. Là, il vit avec sa compagne Cécile Pouettre, connue au Chat Noir (son nom de scène est Mme de Gournay).

Cette année 1883 concentre ainsi des éléments qui vont nous intéresser tout particulièrement : 1883 marque en effet l'apogée de la carrière poétique de Rollinat puisqu'elle est, après six années passées dans les cabarets parisiens, l'année de publication des Névroses, seul ouvrage vraiment retenu par la critique. 1883 marque un vif succès en même temps que le début de l'oubli pour le poète, qui se retire de Paris. 1883 cristallise ainsi la dimension paradoxale que nous voudrions explorer pour mieux interpréter et comprendre les raisons de l'oubli.

Notes