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Joanna Ducey (juillet 2014)

Le Fils du pauvre, Feraoun

La mort de Khalti dans Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun

(p.101-102 de l'édition de Poche)

Cet article a été rédigé par Joanna Ducey, étudiante américaine à l'université de Boston, département des "Romance Studies" (Graduate Student in French et Senior Teaching Fellow in French).

La première partie du Fils du pauvre de Mouloud Feraoun intitulée « La famille » se termine par un passage primordial retraçant la mort de Khalti qui déclenche une réponse tourmentée et inquiétante auprès de son entourage. Cet événement hautement symbolique sous-entend l’initiation très douloureuse que subit Fouroulou pour atteindre l’âge adulte, aussi bien qu’une rupture imposée et violente avec ses origines kabyles. Ainsi s’agirait-il non seulement d’un témoignage funeste de la perte de la tante bien-aimée mais aussi d’une méditation profonde sur la dissolution, voire la disparition, de toute une culture. Afin de mieux comprendre la gravité et la profondeur de l’écriture de Mouloud Feraoun, il convient de relever plusieurs aspects narratifs, épisodiques, stylistiques et lexicaux du passage en question.

Dès le premier paragraphe, il s’avère que le décès de Khalti entraîne une perte de certains repères culturels importants. D’abord, le burnous du père est accroché sur un mur près de la porte, « mouillé et sale » (100), rappel obsédant signalant l’échec précédent de ce dernier de ne pas avoir retrouvé et sauvé Khalti. La chaumière, précédemment décrite comme un lieu de protection [1] (« On pouvait imaginer qu[e Khalti] passerait la nuit dans la petite hutte couverte de chaume qui se trouve à un angle de la propriété… », 99), se transforme ici en endroit grièvement impuissant face au torrent acharné de la rivière. Pendant que le burnous s’égoutte sur le seuil, le père se cache désespérément sous une couverture, « dans son coin », comme si la vue de son burnous piteux l’assommait d’une honte insupportable. Réciproquement, les yeux rouges de la mère révèlent son propre sentiment de culpabilité, cette dernière se reprochant d’avoir trop négligé sa sœur pendant qu’elle était en vie (102).

Ces regrets accablants, ainsi que le choc paralysant et désespérant d’avoir perdu un proche, assurent que la famille ne s’en remet pas facilement. Au contraire, elle reste figée dans un passé perdu. Paradoxalement, cet événement capital du roman nécessite un changement profond dans la vie et l’attitude des successeurs de Khalti. L’emplacement du burnous près d’une porte, s’égouttant sur le seuil, indique un passage nébuleux, une entrée dans un espace inconnu et effrayant. En outre, la disparition de Khalti « restera une énigme pour toute la famille » (101) ; elle meurt sans cadavre, sans sépulture, sans trace (101), privée du passé et de l’avenir. L’utilisation singulière du verbe « restera » au futur simple signifie peut-être un mystère plus général d’une culture qui se voit supprimée, sans raison apparente, par la colonisation française et par la division culturelle et linguistique de son pays.

En effet, tout ce qui reste de Khalti, c’est ce mystère irrésolu et agonisant de sa mort, et l’image tragique de son corps noyé. On ne pourra même pas l’enterrer selon les rites, et son âme finira par n’être qu’un rappel de tout ce que la communauté kabyle perdit. Car si le trépas de Khalti voit « tomber le dernier rameau de l’arbre familial » (102), la chute brutale de cette dernière branche éteint un arbre déjà bien desséché par les morts de ses sœurs et de sa mère. La seule femme importante qui reste dans la famille Menrad, la mère de Fouroulou, ne sera pas capable de transmettre, toute seule, la culture riche et célébrée des femmes kabyles ; défaite et chagrinée, elle trouve refuge auprès de son mari et de ses enfants.

C’est ainsi qu’avec la disparition de Khalti expire aussi la capacité créatrice d’histoires fabuleuses. Tandis que les femmes insensées imaginent une mort romantique et spirituelle de Khalti :

on se hâta de déduire que la folle, telle une sainte des temps bibliques s’en était allée de vie à trépas, rejoindre sa sœur bien-aimée, avec des moyens terrestres comme s’il s’était agi d’un changement de résidence (101).

Fouroulou trouve leurs suppositions ridicules, et nie leurs réclamations optimistes par sa propre vision sinistre et (sur)réaliste. Selon lui, la rivière personnifiée du Sebaou aurait presque violé et meurtri Khalti par ses rives « spacieuses et indulgentes » et son torrent « impétueux ». Elle l’aurait abusée et « rejetée », laissant son corps tuméfié, le ventre et langue enflés, les lèvres boursouflées. Un tel dessin lancinant et vivide du cadavre supprime la possibilité d’une mort honorable et favorise la déformation de la beauté du monde. Si la pluie et l’eau servent souvent à purifier, ici elles pourrissent implacablement la vie des Menrad, hantant le père et la mère et trahissant le corps sacré de Khalti. Cette rivière brutale qui vainc Khalti évoque aussi le processus personnel douloureux du passage de Fouroulou à l’âge d’adulte. En transmettant cette représentation sanglante de la mort de sa tante, le narrateur semble suggérer que toute formation kabyle et traditionaliste ayant eu lieu pendant son enfance lui sera violemment arrachée et sera éternellement exténuée, un peu comme le personnage de Khalti.

Tout en conservant à l’esprit les multiples pertes et passages poignants au sein de l’extrait, il convient d’examiner le développement de la narration et du point de vue à travers ces cinq paragraphes. En raison des pronoms possessifs nombreux, le « moi » s’avère une voix considérable, surtout à l’amorce du texte : mon réveil, mon père, ma mère, ma part. De même, le « on » est un sujet vague et général, dénotant une identité du groupe faible ou au moins indéchiffrable. Est-ce que le sujet « on » désigne la famille des Menrad ou bien toute la communauté ? Or, cette ambiguïté s’efface au fur et à mesure que le texte avance, lorsqu’un « on » (ou « nous ») de plus en plus spécifique se substitue au « moi ». En effet, le sujet personnel « je » n’apparaît que deux fois, alors que le « on » et le « nous » s’expriment 19 fois. En outre, les pronoms possessifs « notre » et « nos » semblent prendre la place des « mon » et « ma » à la fin, les derniers pronoms possessifs singuliers servant à décrire la vente de la maisonnette précieuse des tantes défuntes : « (…) la maisonnette de mes tantes fut vendue par mon père à un voisin qui abattit tout de suite la cloison » (102). Cette progression narrative suggère un éloignement depuis une identité personnalisée (chez Fouroulou) à une identité très partagée, et prépare le lectorat pour le changement du point de vue dans la deuxième partie, lorsque le « je » sera entièrement remplacé par « il ». La signification du nom Khalti – « ma tante » en arabe – est un autre indice de la perte du « moi ».

Ainsi, d’un côté, l’identité du groupe s’affirme à la fin de cette première partie, les gens se rassemblant de plus fort pour traverser une période difficile ; de l’autre, la disparition de Khalti au réveil de Fouroulou représente une perte monumentale qui est à la fois personnelle, familiale et communautaire. C’est un « nous » soumis, qui, par nécessité, se réduit à passivement « se serrer peureusement autour du père et de la mère » (102). C’est aussi un « nous » quasi-chaotique, vacillant, selon la phrase, entre la communauté, la famille, et les enfants. Or, ce « nous », s’il languit de retrouver l’éclat de son passé avant la tragédie, se sent trop défait pour se redéfinir et s’affirmer : « …nous étions plutôt fatigués de cet état de choses et nous désirions un peu de joie et de bonheur » (101-2).

La mort de Khalti est une tragédie éternelle qui empoisonne mais qui ne permet ni la compréhension ni le deuil. La ruine des symboles culturels tel le burnous du père et la chaumière, la méchanceté violente et conquérante de la nature, l’horrible mort de la tante et la dépersonnalisation du « moi » mettent tous en exergue la gravité de cette transition malheureuse. Ce drame symbolise le rejet complet et involontaire d’une culture, la destruction inexplicable de sécurité et le sentiment d’être abandonné : « Nous n’eûmes plus notre cher nid, personne à aimer en dehors de nos parents, personne qui s’intéressât à nous ». La fin de la première partie du roman démontre aussi le deuil d’un adolescent qui vient de perdre, contre son gré, non seulement son enfance, mais aussi des constituants très importants de son identité personnelle et culturelle ; il s’agit alors d’un réveil injuste, insensé et tragique pour lui comme pour toute la communauté kabyle de Tizi-Ouzou.


Notes bas de page :


[1] « On pouvait imaginer qu[e Khalti] passerait la nuit dans la petite hutte couverte de chaume qui se trouve à un angle de la propriété… » (99).