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Doriane Farrier (mars 2009)

Le Malade Imaginaire, testament dramaturgique

Article rédigé par Doriane Farrier, certifiée de lettres classiques, professeur de français et de latin.

Le Malade imaginaire est une des comédies les plus fameuses de Molière. C’est, en effet, en pleine représentation, que Molière dans le rôle d’Argan meurt sur scène. Il est vrai que cette mort de comédien a contribué à la renommée de la pièce, mais cette dernière est aussi la plus achevée des comédies-ballets du dramaturge.

Il faut rappeler que Molière est l’instigateur de ce genre qui n’aura pas de continuateur (il s’agit de mêler à la comédie, des parties chantées et dansées). Pour cela, il s’adjoint dans un premier temps la collaboration de Lully et de Beauchamp. Par la suite, Lully, développant l’opéra en France, sera remplacé par Charpentier. Le Malade imaginaire est donc une comédie-ballet réalisée par le trio Molière, Charpentier et Beauchamp en 1673. Le sous-titre exact de cette comédie n’est pas « comédie-ballet », mais « comédie mêlée de musique et de danses ». C’est pourquoi elle est constituée de trois actes (selon le découpage traditionnel de la comédie) entrecoupés d’intermèdes chantés et dansés.

Molière prend comme objet de satire les médecins. Au sujet traditionnel de la comédie – les amours contrariés de jeunes gens – se superpose cette acerbe critique des médecins. Celle-ci est le plus grand ressort comique de la pièce. Mais si, comme Rabelais, nous nous attachons à « sucer à la substantifique moelle », sous le rire apparaît un message : celui de la vacuité du proverbe latin castigat ridendo mores.

Tout le génie du style de Molière est d’avoir réussi à lier deux genres différents : la comédie et le ballet et d’en n’avoir fait qu’un. En effet, il faut remarquer à quel point la musique et le chant se mêlent à la comédie. Molière a pris soin d’assurer la liaison entre les actes et les intermèdes et vice et versa. Ce lien peut se lire à double sens.

La comédie s’ouvre sur une pastorale dont les résonances sont à chercher chez Virgile. Molière place d’emblée le spectateur dans l’univers de la fête, celui de la campagne, des amours entre bergers et bergères. Le Malade imaginaire a effectivement pour but de « délasser » Louis XIV à son retour de la guerre. Ce dernier, comme il se doit, est loué dans ce ballet champêtre initial. Il revient victorieux de la guerre. Ce ballet initial est donc un hymne à sa gloire. L’ouverture sur la première scène de la comédie, Argan faisant ses comptes, tranche avec l’univers pastoral initial. Nous passons de la campagne à un intérieur : une chambre, d’un univers festif où faunes, bergers se mêlent à un seul personnage, un bourgeois…Le contraste entre les deux mondes est saisissant et suscite l’intérêt du spectateur comme du lecteur qui cherche le lien. Pour cela, il faut se laisser entraîner dans cette comédie, dans cette fête à laquelle Molière nous convie.

En effet, à l’intérieur même des actes et des scènes, Molière mêle la musique et la danse. Ce n’est pas uniquement dans les intermèdes que l’univers du divertissement est présent. Pour ne prendre que deux exemples parmi leur nombre innombrable : le jeu de scène entre Argan et Toinette de l’acte I n’est pas sans rappeler l’univers du ballet. Argan et Toinette se courent après, comme dans une sorte de danse (I, 6). Mais l’exemple le plus probant et le plus évident du mélange de la comédie, du chant et de la danse est l’impromptu que Cléante propose à Argan. Nous avons ici à un véritable petit récital entre deux jeunes gens : Cléante dans le rôle d’un berger et Angélique, dans le rôle d’une bergère (II, 5). Le spectateur grâce à cette partie chantée est à nouveau plongé dans l’univers de la pastorale, ce qui fait subtilement écho à l’églogue initiale. Ainsi à la comédie s’entrelacent musique et danse.

De même, Molière « coud », pour reprendre un terme qu’il utilise lui-même, ses intermèdes à la comédie. Il prend soin de les annoncer et de justifier leur présence. Le spectateur, à la fin de chaque acte, assiste donc légitimement à un ballet. Toinette, par exemple, à la fin de l’acte I, fait allusion à son amant, « le vieux usurier Polichinelle » (I, 8). Alors s’ouvre la sérénade de Polichinelle qui tourne à la farce ; Polichinelle se fait battre. Cette incursion de la commedia dell’arte, avec un de ses principaux personnages, est non seulement un clin d’œil aux Italiens (on connaît l’importance de ces derniers dans le théâtre de Molière), mais aussi en adéquation parfaite avec l’univers festif que Molière veut créer. Il offre une petite farce aux spectateurs pour les divertir et les faire rire. Le théâtre entier de Molière se veut dévolu au rire. C’est la raison pour laquelle Béralde propose à son frère Argan un « divertissement [...] qui dissipera son chagrin et qui vous rendra l’âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. » (II, 9).

Tout est donc placé sous le signe du rire dans cette comédie-ballet. Les intermèdes participent eux-mêmes du rire et sont nécessaires au thème de la comédie à laquelle ils sont, en réalité, intrinsèquement liés.

Le thème même du Malade imaginaire est la critique grinçante des médecins. C’est d’ailleurs le plus important ressort comique de la pièce.

Les médecins sont un sujet cher à Molière qui les a raillés dans nombre de ses pièces et notamment dans une précédente comédie-ballet : L’Amour médecin. Ce sont des personnages de la farce par excellence. Le ridicule de leur costume (chapeau et grande robe noire) ainsi que celui de leur utilisation intempestive du latin en fait des personnages propres à susciter le rire. Le Malade imaginaire, à ce propos, est singulier dans toute l’œuvre de Molière. C’est la première fois que Molière inclut dans ses comédies de vrais médecins et non pas seulement des personnages de la comédie qui jouent au médecin, comme c’est le cas de Toinette dans cette pièce. Or de véritables médecins sont des personnages à part entière de la pièce et prennent part à la comédie, comme les Diafoirus ou encore Monsieur Purgon et son apothicaire qui lui est fidèlement dévoué. Thomas Diafoirus est promis à Angélique. Toute la pédanterie du personnage est admirablement mise en évidence dans son discours de présentation à Angélique (II, 5) ou bien lorsqu’il lui présente, dans la même scène, sa thèse en gage d’amour.

Molière en travestissant Toinette en médecin dénonce toute l’absurdité et la vacuité du corps de la médecine. En effet, il prête à Toinette les mêmes mimiques qu’aux vrais médecins de sa pièce. Ainsi celle-ci avec une série de questions les plus absurdes les unes que les autres et quelques formules de latin parvient à convaincre Argan de son statut de médecin.

Ce que dénonce Molière n’est donc pas la médecine, la science, mais la façon dont celle-ci est pratiquée. Il critique le « galimatias » et le verbiage des médecins et ce notamment dans une admirable scène où Monsieur Purgon fait l’étale de tout son savoir en citant les noms scientifiques des maladies qui, croissant dans l’ordre de gravité, ne font qu’apeurer Argan, se voyant déjà mort (III, 7).

Mais les médecins ne sont pas les seuls à être ridicules, Argan, leur patient, l’est tout autant, sinon plus. C’est lui le malade imaginaire, c’est à partir de son caractère hypocondriaque que se développe toute la pièce. La première scène de la comédie s’ouvre sur ce personnage étrange qui calcule scrupuleusement tout l’argent dépensé pour se soigner même s’il n’est physiquement pas malade ; il court, crie après Toinette. Le mal dont il souffre, est, en réalité, plus pernicieux : il est sous l’emprise d’un amour immodéré pour la médecine. Il tient à marier sa fille à médecin et consent lui-même, dans une cérémonie burlesque finale, à devenir médecin.

Mais, bien plus encore que les médecins, Molière raille la folie d’Argan. C’est lui le centre de ce carnaval final qui accède par ce statut final de médecin, quoique fictif, au rôle le plus ridicule : il est le fou du carnaval en habit de médecin.

Le Malade imaginaire, sous le rire, est porteur d’un message bien amer. Il signe pour Molière l’échec de la catharsis, de la comédie comme médicament de l’âme.

L’adage latin castigat ridendo mores a conduit Molière durant toute sa carrière de dramaturge. Il a essayé de soigner les affections des mœurs par le rire. La cabale contre son Tartuffe remet en question sa conception même de la comédie. Le Malade imaginaire, sa dernière comédie, est alors le reflet de ce changement de perspective. Molière admet dans cette pièce l’échec de la comédie, du rire pour soigner les folies. Argan est, à la fin de la pièce, intronisé médecin et donc conforté dans sa folie, il n'est pas soigné.

C’est Béralde lui-même qui avoue son échec. A la fin du second acte, Béralde propose un divertissement à Argan qui « vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon » (II, 9). Or c’est lui qui à la fin du troisième acte donne l’idée à Argan de se faire médecin (III, 14). Il admet qu’il est impossible de soigner Argan et qu’il faut laisser cours à sa folie. Il convainc même son frère qu’il est capable de devenir médecin et propose aux autres personnages d’accompagner Argan dans cette cérémonie burlesque.

Lors de la cérémonie finale (qui fait écho à l’intronisation du bourgeois gentilhomme en mamamouchi), toute l’absurdité de l’acte ressort : trois médecins s’expriment dans une langue à mi-chemin entre le français et le latin, Argan est dénommé par le nom de bachelarius, comme un étudiant qui passe sa thèse. Tout le monde prend part à cette fête. Béralde invite tous les autres personnages à participer à cette fête : « Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. ». Tout le monde se travestit et la comédie se conclut en un véritable univers de fête comme elle avait commencé. Toute la pièce est un « carnaval », pour reprendre le mot de Béralde.

Il s’agit d’accompagner Argan dans sa folie. Béralde le précise d’ailleurs très explicitement à sa nièce « ce n’est pas tant le jouer que de s’accommoder à ses fantaisies. » (III, 14). La mascarade finale signe l’échec du rire et le triomphe de la maladie de l’âme. Les vices moraux resteront, il n’y a rien qui puisse les guérir.

C’est cet amer constat que Molière laisse en guise de testament dramaturgique.