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Élodie Gaden (avril 2006)

Paul Bourget - Baudelaire et la décadence

Nous avons reproduit l'article que Paul Bourget consacre à Baudelaire dans son ouvrage Essais de psychologie contemporaine.

Lire Les Fleurs du Mal à dix-sept ans, lorsqu'on ne discerne point la part de mystification qui exagère en truculents paradoxes quelques idées, par elles-mêmes seulement exceptionnelles, c'est entrer dans un monde de sensations jusqu'alors inouïes. Il est des éducateurs d'une précision d'enseignement plus rigoureuse : M. Taine, par exemple, et Henri Beyle. Il n'en est point de plus suggestifs et qui fascinent d'avantage.

Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait...

a-t-il écrit d'une des femmes coupables dont il a subi la magie ; il traîne quelque chose de cette attirance et de ce regard au long de ses vers mystérieux et câlins, ironiques à demi, à demi plaintifs. Des stances de lui poursuivent l'imagination qu'elles inquiètent avec une obsession qui fait mal. Il excelle surtout à commencer une pièce par des mots d'une solennité à la fois tragique et sentimentale qu'on n'oublie plus :

Que m'importe que tu sois sage,
Sois belle et sois triste...

Et ailleurs :

Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée...

Et ailleurs :

Comme un bétail pensif sur le sable couchées
Elles tournent leurs yeux vers l'infini des mers...

Par tempérament et par rhétorique, Charles Baudelaire fait flotter comme un halo d'étrangeté autour de ses poèmes, persuadé, comme l'esthéticien du Corbeau, qu'il n'est de beauté qu'un peu singulière et que l'étonnement est la condition du sortilège poétique. C'est un sortilège, en effet, pour qui ne se rebute pas des complexités de cet art. L'impression est comparable à celle qu'on ressent en présence des figures peintes par Léonard, avec ce modelé dans la dégradation des teintes qui veloute de mystère le contour du sourire. Une dangereuse curiosité force l'attention et invite aux longues rêveries devant ces énigmes de peintre ou de poète. A regarder longtemps, l'énigme livre son secret. Celui de Baudelaire est le secret de plus d'un d'entre nous. Il y a bien des chances pour qu'il devienne le secret du jeune homme qui se complaît dans cette lecture, inépuisable en révélations.

I – L'esprit d'analyse dans l'amour

Il y a d'abord dans Baudelaire une conception particulière de l'amour. On la caractériserait assez exactement, semble-t-il, par trois épithètes, d'ordre disparate comme notre société. Baudelaire est tout à la fois, dans ses vers d'amour, mystique, libertin et analyseur. Il est mystique, et un visage d'une idéalité de madone traverse sans cesse les heures sombres ou claires de ses journées, rappelant la présence, en quelque autre univers dont le nôtre ne serait que l'épreuve dégradée et grossière, d'un esprit de femme « lucide et pur », d'une âme toujours désirable et toujours bienfaisante :

Elle se répand dans ma vie
Comme un air parfumé de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l'Éternel !...

Il est libertin, et des visions dépravées jusqu'au sadisme troublent ce même homme qui vient d'adorer le doigt levé de sa Madone. Les mornes ivresses de la Vénus vulgaire, les capiteuses ardeurs de la Vénus noire, les raffinées délices de la Vénus savante, les criminelles audaces de la Vénus sanguinaire, ont laissé de leur ressouvenir dans les plus spiritualisés de ses poèmes. Il s'échappe un relent d'alcôve infâme de ces deux vers du magnifique Crépuscule du Matin :

Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide...

Le visage, lustré comme l'ébène, d'une amie aux dents d'ivoire, aux cheveux crépus, a inspiré cette litanie de tendresse :

Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
0 Vase de tristesse, ô grande taciturne...

Des prêtresses païennes eussent reconnu un dévot de leurs fêtes clandestines dans la description de ce boudoir, – fermé par autorité de justice, – où Hippolyte accoude ses lassitudes :

A la pâle clarté des lampes languissantes
Sur les profonds coussins tout imprégnés d'odeur...

Et la plus belle pièce du recueil, à mon avis du moins, « la Martyre », pourrait porter comme épigraphe la sinistre phrase que l'auteur de la Philosophie dans le boudoir se proposait d'inscrire sur une des chambres de la petite maison de ses rêves : Ici l'on torture!...

L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
Malgré tant d'amour, assouvir,
Combla-t-il, sur ta chair inerte et complaisante,
L'immensité de son désir ?