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Élodie Gaden (février 2006)

Qui est-elle ?

Pour commencer, et donner le ton, citons cette Valentine de Saint Point : (Tendances nouvelles dans Montjoie ! n° 58, février 1913 - cité par Véronique Richard de la Fuente, p. 121)

Il faut être indulgent à ceux qui, au lieu de profiter paisiblement des grandes routes toutes tracées et foulées par les générations précédentes et par les aînés, s'en écartent pour chercher une autre voie. Ils ont au moins de l'audace et du courage, vertus essentielles aux conquérants, si modestes soient-ils. Ils ne sont pas tous des triomphateurs mais il ne faut pas sourire devant le sentier, si petit soit-il, que quelques uns parmi eux frayent dans n'importe quel domaine, parce qu'il y aura toujours des esprits insoumis qui préféreront aux belles routes battues les sentiers pittoresques et incertains, et aussi parce que des sentiers tracés peuvent devenir, grâce à ceux qui suivront et qu'ils auront tentés, de larges avenues.

Qui est cette Valentine de Saint Point ? Son ascendance plus que respectueuse - elle est la petite nièce de Lamartine, le Grand Poète - ne lui a pas épargné l'oubli. Pourtant, quelques décennies après son grand oncle - elle naît en 1875, et meurt en 1953 - elle connait elle aussi une forme de succès, du moins est-elle appréciée des milieux artistiques parisiens, notamment des Futuristes.

Les éditions des Mille et une Nuits viennent de republier son Manifeste de la femme Futuriste, dans un petit ouvrage de poche 2 qui ne compte pas que ce manifeste, mais aussi d'autres trésors que nous voulons explorer : le Manifeste de la Luxure, Amour et Luxure, Le Théâtre de la femme, et une conférence de Valentine sur la Métachorie, forme de danse qu'elle invente, qui est en réalité moins une « danse » qu'une nouvelle forme d'expression corporelle plus proche de la danse contemporaine que des ballets traditionnels de l'époque.

Car Valentine est tout cela à la fois : danseuse, penseuse, poète, qui participe pendant un certain temps à l'aventure Futuriste et devient la première femme Futuriste. Sa réflexion concerne tous les arts en général, et dépasse les clivages qui créent des barrières entre les disciplines. Au contraire, elle pense les arts entre eux, l'art et la vie de façon globale, avec un esprit de « conquérants » (comme elle l'écrit elle-même : voir la citation précédente).

Valentine de Saint Point, une expérimentatrice ?

Présentation générale

Valentine de Saint Point vécut pendant un temps en couple avec Ricciotto Canudo, poète italien né en 1877, mort en 1923. Cet homme est à la fois poète, narrateur, critique, esthéticien, musicien, homme de théâtre, et l'un des premiers à réfléchir sur le cinéma. Il publie en 1914 dans le Figaro un « Manifeste de l'art cérébriste, » et fonde la revue Montjoie ! en 1913 puis devient un des premiers théoriciens du cinéma, qu'il appelle « septième art ». Valentine et Canudo sont très amis avec Guillaume Apollinaire. Plus ou moins consciemment, ils développent tous trois - sans forcément se concerter - une nouvelle façon d'envisager l'art : par la simultanéité.

Dans leur conception, le matériau artistique ne doit pas être emprisonné dans sa linéarité, mais doit faire advenir ses éléments en simultané : c'est le principe même qui régit le cinéma - avec la superposition d'une image et d'une bande-son, mais aussi le principe des Calligrammes - qui brisent la lecture linéaire - ou encore de la danse qui met en relation la gestuelle du corps avec la musique. On discerne donc déjà le goût prononcé pour l'aventure, pour les arts nouveaux, ou en développement, comme le cinéma. Chez Valentine, la réflexion sur la danse s'oriente autour de la conception même du pas de la danseuse. Elle écrit dans la Métachorie :

La danse, sous quelque forme que ce soit, n'est que de la cadence marquée : par des pas traditionnels, comme dans les ballets d'opéra, ou par des attitudes ou des gestes instinctifs ou sensoriels [...] la danse moderne est à créer [...] on ne peut plus aujourd'hui, jouer rythmiquement avec son corps au hasard de l'inspiration charnelle. 3

Jusque là, la danse était une manifestation du corps, répondant à un certain instinct. Valentine propose une autre danse, qui soit au contraire cérébrale, entraînant une nouvelle conception du pas de la danseuse : ce qui fondait la danse (le pas - l'instinct - le corps) est remis en question, de même qu'à cette période Tzara ou Apollinaire brisent ce qui fondait le poème, c'est-à-dire la ligne, la page, la linéarité (de l'écriture comme de la lecture).

La spécificité de Valentine, par rapport à ses amis artistes dont elle partage le désir de briser la linéarité, consiste en l'articulation de deux mouvements :

Les premières œuvres de Valentine sont saluées pour leur « lyrisme fougueux », nourri de la célébration expressive et intime de la nature. Ses écrits décrivent ses impressions musicales, autant qu'olfactives ou gustatives, autre façon de penser la simultanéité. De même, son écriture est marquée par des influences artistiques diverses dont elle fait la synthèse : V. Richard de la Fuente parle d'un style à la fois parnassien, classicisant, et symboliste par une dimension mystique très forte. Valentine aime Baudelaire : elle est très attirée intellectuellement par l'idée d'une langue incantatoire, ou encore par le symbole comme relation entre un univers sensible et un univers spirituel.

De 1905 à 1914 - c'est-à-dire de la parution de son premier ouvrage poétique au début de la guerre, qui marque une rupture dans ses idéaux - Valentine s'essaye à la fois à des genres canoniques comme le roman, et à beaucoup de formes artistiques nouvelles ou en révolution : la performance dansée, la déclamation, le théâtre (qu'elle veut rénover pour donner à la femme des rôles à la hauteur de son talent). « Expérimentatrice » paraît le bon adjectif pour parler de Valentine, mais cela lui veut, dans les débuts de sa carrière artistique, de violentes attaques de la presse : pourtant, c'est paradoxalement ainsi qu'elle parvient à se faire connaître, et à édifier sa réputation.

Sa vie dans le milieu culturel parisien

La presse a en effet de nombreuses occasions de critiquer Valentine car elle organise des réceptions dans son atelier du XVIème arrondissement à Paris. Femme belle et séductrice, elle devient très vite le centre des convoitises. La presse n'est pas unanime dans les critiques et certains aiment à décrire ce personnage hors du commun :

Son atelier, richement décoré de meubles gothiques, de tissus orientaux, est aménagé dans une salle d'armes très haute. Elle ne prétend pas avoir bon caractère, elle fait une heure d'escrime par jour, pour se préparer à la guerre. Si pour dîner, vous portez un chapeau qui déplaît à Madame de Saint Point, elle exécutera le fautif. Anonyme, Chez Valentine de Saint Point, in La Petite République, 23 juin 1912 (cité par V. R. F.)

Ces réceptions deviennent d'ailleurs très vite un moyen, non seulement de faire connaître ses réflexions, et de montrer ses chorégraphies, mais aussi de « choquer le bourgeois ». Il ne s'agit pas là d'un jeu mais bien d'une volonté de remettre en cause toute une conception de l'art défendue par la bourgeoisie de la deuxième moitié du XIXème, encrée dans la tradition, contraire aux idéaux de nouveauté que prime Valentine. Par ailleurs, Valentine défend très tôt une conception nouvelle de la femme (sur laquelle nous reviendrons plus loin) et le fait même de s'afficher, de faire de l'art, et d'organiser des réceptions, en tant que femme, est un acte choquant :

Par ses attitudes, ses déclarations, Valentine entretenait le mythe de la femme altière, complexe, provocatrice, qui attirait le regard et suscitait les commentaires d'un public voyeur. Mais c'était pour elle le seul moyen d'être intégrée au monde grâce à un jeu social et culturel très élaboré, basé sur l'exhibition maîtrisée, censée la valoriser. Il devait servir la reconnaissance spécifique de son sexe féminin car Valentine revendiquait pleinement son sexe. En tant que femme nouvelle, elle souhaitait se montrer dans le rôle d'un être indépendant, épanoui, créatif, auto-suffisant, tant dans la vie privée que dans son activité professionnelle. (V. R. F., p. 43)

« Une exhibition maîtrisée » : Valentine ne diffuse pas ses idéaux uniquement par la création artistique, mais surtout par une certaine attitude, une exhibition, qui lui permet de faire parler d'elle et de faire connaître sa pensée. L'art dépasse la création artistique et prend forme dans des postures à la fois intellectuelles et existentielles : l'art n'est pas seulement lié à la création matérielle d'oeuvres mais il est surtout incarné et vécu.

Valentine rejette le concept de normalité, pour faire place à la nouveauté : c'est en cela qu'elle est une expérimentatrice. Elle prône non seulement une nouvelle conception artistique mais surtout un nouvel art de vivre, basé essentiellement sur la reconnaissance des désirs et des aspirations de la femme.

Elle n'est donc pas une figure mineure, mais une véritable actrice de premier plan de la condition de la femme, et « un passeur culturel », une femme authentique, « une utopiste sensible » selon V. Richard de la Fuente 4.

L'aventure Futuriste

Valentine est une des premières artistes à accueillir les Futuristes dans son atelier rue de Tourville. Elle connaît les premiers Futuristes par l'intermédiaire de son compagnon Canudo et convie d'abord les peintres Severini et Boccioni compatriotes de Canudo, avant de rencontrer Marinetti chez son éditeur Albert Messein.

Il n'est pas étonnant que Valentine se soit mêlée à eux. Ils s'engagent dans un renouvellement complet de l'art : cela correspond parfaitement aux pratiques et conceptions de Valentine, Canudo et Apollinaire dont nous avons parlé plus haut. Le Futurisme est, en quelques mots, une philosophie du comportement qui prône le culte de l'énergie.

« L'attitude » des Futuristes, et les « phrases incendiaires qu'ils déversaient partout où ils se trouvaient exercèrent chez la jeune poétesse, en quête d'expériences nouvelles et de défis au monde, une véritable fascination. » (V. R. F., p. 124)

La misogynie des Futuristes ne trouble pas Valentine, car elle est elle aussi persuadée que la nature des femmes occidentales est mauvaise, et elle ne s'identifie pas à ces femmes dont parle Marinetti. Elle lui écrit :

Moi, femme que vous dépréciez tant, je suis d'accord avec vous Futuristes, sur bien des points. Je suis aussi pour la guerre et les idées fortes qui tuent, je hais la morale et le féminisme socialisants. [...] le problème, Marinetti, c'est que la société contraint les femmes à se transformer d'êtres supérieurs en personnages languissants et sentimentaux que je déteste autant que vous, tout comme je déteste ces rôles d'ouvrières anonymes que les féministes tiennent tant à promouvoir. 5

Elle partage donc avec les Futuristes le même goût pour la provocation anarchiste anti-bourgeoise. Marinetti a une grande et particulière estime pour Valentine, au point de lui proposer de devenir, pour ainsi dire officiellement, la première femme Futuriste. C'est ainsi qu'elle est intégrée au groupe : cette appartenance lui donne plus d'importance qu'elle n'en a déjà au sein du milieu intellectuel et artistique parisien.

Elle renforce sa « notoriété » en écrivant le Manifeste de la femme Futuriste en 1912. Le manifeste prend position face aux affirmations de Marinetti de 1909 sur son mépris des femmes, et répond clairement à une phrase extraite du Premier Manifeste du Futurisme de Marinetti, placée en épigraphe au manifeste de Valentine :

Nous voulons glorifier la guerre, seule hygiène du monde, le militarisme, la patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent et le mépris de la femme.

Elle lance des tracs publiés simultanément à Paris et à Milan le 25 mars 1912 : cela démontre la volonté de Valentine de diffuser ses idées, y compris à l'étranger. Cela correspond aussi à une des fonctionnalités du manifeste qu'évoque Régis Debray dans « Qu'est-ce qu'un manifeste ? », article écrit en 1946 :

Fonction de totalité : l'art déborde l'art. Il concerne le tout de l'homme et s'adresse non aux mondains mais au monde entier, en son devenir. L'esthétisation de la réalité et la réalisation de l'esthétique sont vécues comme complémentaires, union parfois baptisée « Révolution. » L'événement artistique est pensé comme philosophique et donc, souvent, politique et social.

Valentine donne une lecture publique de son manifeste salle Gaveau à Paris le 27 juin et Marinetti est un auditeur des plus attentifs. Ce manifeste est un outil efficace pour s'adresser au public (à la fois par la voie écrite et par la lecture publique, ce qui lui permet d'imposer aussi sa présence physique, son attitude). Ce manifeste est pour Valentine un défi au sens où il est un acte viril d'abord car les écrits polémiques de ce type sont alors réservés aux hommes, ensuite car elle y défend une conception virile de la femme.

Une nouvelle conception de la femme

Si Valentine veut redorer l'image de la femme moderne, elle le fait à rebours des idéaux revendiqués par les féministes. Son combat ne s'appuie pas sur un désir de reconnaissance sociale, contrairement aux luttes féministes de cette époque, qu'elle considère comme trop réductrices. Le féminisme se préoccupe, selon elle, de problèmes matériels et sociaux, alors qu'il faut baser la réflexion sur un fond intime et spirituel.

En 1910, dans Une Femme et le désir elle décrit la psychologie féminine : les attitudes des femmes sont alors perverties par une société misogyne qui les a menées à la régression ou à l'aliénation. La littérature tient un rôle majeur dans la construction de l'image de la femme : Valentine s'insurge contre cette littérature qui place toujours la femme dans un cadre mièvre et sentimental, ou qui réduit son rôle à celui d'une bonne mère de famille :

Assez des femmes, pieuvres des foyers, dont les tentacules épuisent le sang des hommes et anémient les enfants ; des femmes bestialement amoureuses qui, du Désir, épuisent jusqu'à la force de se renouveler ! [...] La femme n'est pas sage, n'est pas pacifiste, n'est pas bonne. 7

L'image d'une femme modérée est à l'opposé de son idéal : Valentine veut plutôt réactualiser l'héroïne des épopées mythiques à la fois virile, instinctive et érotique.

La surfemme nietzschéenne

Les écrits de Valentine relèvent moins d'une interrogation purement littéraire que d'une implication philosophique et mystique. Elle est très influencée par la philosophie de Nietzsche, de Bergson, de Schopenhauer, de Stirner, et d'Adler. Ajoutées aux principes du Futurisme, ces lectures forment un tout détonant qui anéantit certains concepts dépassés comme celui de l'amour, généralement associé à la femme. Ces lectures philosophiques déterminent sa conception de la femme. Ainsi, Valentine met en avant la fonction guerrière de la femme :

Pour servir un dogme d'énergie revitalisante, Valentine poussa un cri de passion, un cri aux accents guerriers qui devait exhorter les femmes à prendre leur destin en main. [...] c'est bien le désordre qu'évoquait Valentine, une sorte de révolution des mœurs. (V. R. F., p. 53)

Le portrait de la femme du Futur correspond à un modèle inaccessible, une héroïne prête à affronter toutes les situations et à se lancer dans les aventures de la vie sans état d'âme avec la seule force de ses convictions. En cela, elle constitue l'égale de l'homme. Cette conception veut avant tout remettre en question et détruire la notion de sexe faible et la compassion qui lui est attribuée. La femme ne doit pas s'inscrire dans une situation de passivité mais doit renouer avec une nature instinctive et dominatrice.

Valentine dégage de ses lectures de Nietzsche l'idée selon laquelle les êtres humains sont les créateurs de leurs propres valeurs : chacun doit comprendre qu'il est libre de choisir les valeurs les plus conformes à ses intérêts. Elle comprend ce que signifie « oser » au sens nietzschéen : il s'agit de privilégier l'affirmation de la vie. L'être humain qui parvient à « oser » et à développer son potentiel devient le Surhomme, que Valentine adapte pour son sexe : la Surfemme.

Dans son Manifeste de la Femme Futuriste, un passage est significatif de l'ambition et du courage de la femme guerrière :

Que les prochaines guerres suscitent des héroïnes comme cette magnifique Caterine Sforza, qui, soutenant le siège de sa ville, voyant, des remparts, l'ennemi menacer la vie de son fils pour l'obliger elle-même à se rendre, montrant héroïquement son sexe, s'écria : « Tuez-le, j'ai encore le moule pour en faire d'autres ! » 8

Valentine n'a pas foi en une bipartition du monde selon une dialectique hommes / femmes, mais selon une différence nietzschéenne entre les Forts et les Faibles :

la luxure est une force parce qu'elle détruit les faibles. 9

ajoutant que :

Tout peuple héroïque est sensuel. 10

Sensualité et héroïsme sont deux composantes inséparables de la femme comme de l'homme : la femme ne doit pas être réduit au cliché de la mère de famille passive et attentiste, elle doit être, comme l'homme, guerrière et dominatrice, du côté des Forts au sens où l'entend Nietzsche. Dans son Manifeste de la Femme Futuriste, Valentine concède donc aux Futuristes :

Ce qui manque le plus aux femmes, aussi bien qu'aux hommes, c'est la virilité. Voilà pourquoi, le Futurisme, avec toutes ses exagérations, a raison. Pour redonner quelque virilité à nos races engourdies dans la féminité, il faut les entraîner à la virilité jusqu'à la brutalité. 11

Valentine confirme : Marinetti a raison de déclarer que les femmes doivent être méprisées. Il ne s'agit pas de mépriser l'essence féminine, la nature féminine, mais de reconsidérer la femme dans un autre cadre que celui dessinée par la culture occidentale jusque là. L'homme a jusqu'alors réprimé la virilité des femmes, pour en faire une caractéristique exclusivement masculine. Valentine réclame une égalité dans la virilité.

La position de Valentine vise avant tout à libérer la femme du stéréotype forgé par la gent masculine et plus généralement par la culture occidentale. Cette libération de la femme passe aussi par une reconnaissance des désirs : la femme n'est pas qu'un être aimant dévoué à son foyer, elle est surtout un être fait de chair mû par des désirs sexuels.

Le corps et le désir

Face aux angoisses liées au passage au nouveau siècle, Valentine développe une conception de la vie libre et basée sur le désir charnel, une vie spontanée et libérée des entraves culturelles et religieuses. En quelque sorte, elle remet en question les tabous liés au désir véhiculés par l'Église et la morale religieuse. Le passage au nouveau siècle apparaît comme un horizon de liberté pour la femme, via une exaltation du désir charnel. C'est pour ces raisons que Véronique Richard de la Fuente situe Valentine dans le cadre de la Renaissance néo païenne dont les composantes majeures sont les suivantes :

Valentine admire déjà ces principes chez Auguste Rodin, dont elle est l'élève et le modèle. Elle écrit dans La Double personnalité d'A. Rodin :

la luxure, comme une déesse antique ressuscitée par l'orgueil d'un génie, tord ses chairs et les étend en joie.

Elle veut renouer avec le désir et le débarrasser de la connotation que lui a attribuée la tradition sociale et religieuse française et plus généralement occidentale. Dans le Manifeste de la Luxure, elle déclare :

Qu'on cesse de bafouer le désir, cette attirance à la fois subtile et brutale de deux chairs qui se veulent, tendant vers l'unité. [...] Ce n'est pas la luxure qui désagrège et dissout et annihile, ce sont les hypnotisantes complications de la sentimentalité, les jalousies artificielles, [...] tout le cabotinage de l'amour. 12

L'amour est une valeur obsolète et doit être remplacé par le désir qui, loin de n'être lié qu'au seul plaisir charnel, est la condition d'une plénitude de l'être.

L'acceptation du désir permet seul de recouvrer une unité, car il est une composante de la fusion des corps et des esprits. Valentine purifie le désir et la luxure en leur attribuant une dimension ontologique et en leur accordant un statut de concept fondamental : ils ne sont plus liés à l'obscénité et au pêché.

La différence entre l'homme et la femme avait jusque là était pensée en terme de différence de désir. Mais au début du XXème siècle, certains philosophes comme Feurbach, Comte ou Stirner évoquent la possibilité de la présence de la femme dans l'homme et de la bisexualité de l'être humain. C'est aussi cette théorie que Valentine développe lorsqu'elle parle de la virilité de la femme. Cette idée majeure a des conséquences sur la pratique artistique puisque la femme ne peut plus être considérée comme le seul objet du sublime (la femme symbolise, par ses proportions parfaites, la perfection et la pureté). La femme, si elle reste objet artistique, doit être représentée dans l'exaltation du désir, faite de chair et de sang, émancipée par l'érotisme.

En tant que femme issue d'un milieu bourgeois, distant et stérile, elle cherchait avant tout à établir un nouveau rapport au monde par la redécouverte du corps, objet de mille tabous et de toutes les introversions, les perversions. [...] Elle voulait l'affranchir de toutes les entraves hypocrites hérités des religions occidentales, par la pratique de la luxure, du libre désir, de l'émotion authentique, et libérer ainsi la femme du poids de l'interdit, et par là même de l'obéissance, de la soumission à l'homme à qui tout était permis. (V. R. F., p 43)

La libération de la femme passe par la libération de son corps. La femme peut exister par elle même et occuper une place à part entière. L'érotisme devient une forme d'émancipation féminine et d'élévation spirituelle nécessaire.

L'Amante à l'amant : Sais-tu que plus que tout j'ai aimé le soleil, la terre, la mer, ils furent mes sublimes amants. Leurs caresses violentes et subtiles m'ont tordue d'ivresse, alanguie d'extase. Ils m'ont donné la volonté surhumaine. 13

La Métachorie

L'articulation entre l'expression du corps et la libération érotique trouve son aboutissement dans les recherches et réflexions de Valentine sur la danse, ou plutôt sur la nouvelle forme d'expression corporelle qu'elle crée, la Métachorie. Il s'agit d'une véritable entreprise de création et de renouvellement de l'art chorégraphique qu'elle promeut à la fois par des représentations données dans son atelier, mais aussi par des conférences à Paris et à travers le monde.

Elle présente pour la première fois la Métachorie dans une conférence14 lue le 29 décembre 1913 à Paris, ensuite publiée dans la revue Montjoie ! de R. Canudo. En octobre 1916, elle part pour les Etats-Unis afin de présenter cet art : elle engage en 1917 une tournée dans l'Ouest des Etats-Unis pour y donner un cycle de conférences sur Rodin et en même temps pour faire connaître la Métachorie.

A New-York, elle organise le « Festival of Metachory » au Métropolitan Opera House qui se déroule ainsi : Wallace Cox, assis à l'orchestre, lit des poésies puis les traduit. Vivian Postel du Mas s'occupe de la lumière et des costumes. Rudhyar assure la partie musicale. Cette description nous indique déjà qu'il s'agit d'un art de représentation qui allie différents matériaux : le son, la lumière et la poésie. En effet, il s'agit d'un spectacle « total » : alors que la danse est « une suite de mouvements cadencés du corps au son des instruments ou de la voix » 15 - donc un ajustement des mouvements du corps sur une musique - la Métachorie est un « Art Mobile » qui allie danse, musique et poésie : « la Métachorie forme un organisme vivant, dont l'idée est l'âme, la danse, le squelette, et la musique la chair. » 16

La Métachorie, danse de l'Esprit

La création de ce nouvel art chorégraphique naît avant tout d'un désir de rupture par rapport à ce qu'on appelle traditionnellement la danse. Comme les autres arts entrés dans l'ère moderne, la danse a le droit d'évoluer :

La musique, la peinture, etc... ont cessé d'être simplement instinctives, intuitives et sensuelles : la danse doit suivre la même voie. 17

La danse n'est qu'un détail matériel de la musique, elle est le pendant matériel de la musique, qui elle-même résulte de l'idée - explique Valentine dans sa conférence. La danse est réduite à une pantomime ou à une mimique, elle est une manifestation extérieure régie par les instincts, une apparence qui s'accorde avec la musique qu'elle ne fait qu'agrémenter.

La Métachorie relève au contraire de l'Esprit : « l'idéal est de garder l'instinct, mais de le diriger, de le contrôler, de le rendre conscient au gré de la volonté, de l'Esprit. » La Métachorie est une danse d'essence cérébrale, créée spirituellement avant d'être réalisée plastiquement. Il s'agit d'une danse « idéiste : suggérée cérébralement par l'idée, la vision, le thème à interpréter, idée nullement vague, errante et désordonnée. » Cette nouvelle forme d'expression supprime ainsi toute connotation sensuelle à la danse pour privilégier l'Idée poétique. Cela marque une rupture avec les grâces ingénues des danseuses : la danse ne faisait finalement que perpétuer le cliché de la femme sensuelle et mue par l'instinct. Certes Valentine veut réactualiser le potentiel sensuel, sexuel et érotique de la femme, mais il faut surtout supprimer sur scène toute image cliché de la femme : elle est aussi capable de penser et de faire de l'art avec des Idées. 18

La fusion des arts dans la Métachorie

Par ailleurs, la Métachorie est créée comme « la fusion de tous les arts » 19 et Valentine elle-même explique :

J'écris ma danse graphiquement, comme on écrit une partition d'orchestre, non pas d'une manière conventionnelle et arbitraire, mais de façon rationnelle. 20

La rationalité et la simultanéité sont deux notions fondamentales pour la Métachorie, tant pour la création de l'oeuvre que pour sa représentation sur scène. La Métachorie est basée sur une stylisation géométrique, qui marque une volonté de retour à un essentiel, à un élémentarisme artistique que l'on retrouve à la même période chez les Dadas : le poème peut, au lieu d'être composé de mots formant des phrases et du sens, être l'agencement de sons et de lettres, matériau essentiel de la langue.

L'idée d'une « partition d'orchestre » et d'une création qui mêle plusieurs activités artistiques est au cœur de la préoccupation des mouvements d'avant-garde de l'époque : les Futuristes et les Dadas s'interrogent sur cette façon nouvelle de faire de l'art à rebours. L'image de la partition est très intéressante car elle est aussi utilisée par Tristan Tzara qui compose un « Poème simultan » : « L'Amiral cherche une maison à louer. » Cette création ne relève pas du seul langage traditionnel, ni de la seule composition linéaire. Il s'agit d'un poème à la fois linéaire et qui superpose plusieurs voix, comme le fait une partition musicale. Ce poème simultan superpose trois langues - donc trois types de langage différents - et cinq lignes qui régissent cinq exécutants différents, qui s'offrent dans leur simultanéité aux spectateurs. Chez Valentine, on retrouve cette image donc, mais aussi ce même désir d'allier différents matériaux (sonore, visuel et l'olfactif ; l'instinctif et l'esprit) et aussi le même mode de transmission de l'œuvre, c'est-à-dire une représentation devant un public. Cela correspond à un désir de remettre en cause une tradition qui emprisonne l'art dans des musées ou des bibliothèques : au contraire, l'art doit être vécu et partagé, et si besoin, il peut être un instrument de revendication :

La Métachorie offrait le spectacle de la destruction définitive du Solennel et du Sublime, tout en présentant en spectacle de plaisir, mais un plaisir nouveau, mental. (V. R. F., p. 147)

La création artistique dépasse les frontières des genres et les codes de représentation : les danses de Valentine sont réalisées devant des grandes toiles éclairées par des lumières colorées. De plus, « pour étayer les correspondances géométriques et métaphysiques qui existaient entre les différents tableaux, des équations mathématiques étaient projetées sur les murs tandis qu'une musique de Satie et des extraits de compositions de Debussy soulignaient à contre-temps la chorégraphie sophistiquée. Baigné dans une couleur intense, le corps ne se relevait que par son relief lumineux, scintillant : ainsi était éliminée toute note sensuelle. » (V. R. F., p. 147)

Vers la danse de demain...

Marinetti n'appréciait pas la Métachorie car elle ne produisait pas d'œuvre concrète : en effet, il s'agit d'un art éphémère, qui n'a de sens et d'importance que le temps de sa représentation, car c'est à ce moment que la synthèse des arts est appréciable. Pourtant, au delà de l'absence d'œuvres matérielles, la Métachorie offre une réflexion et une philosophie sur l'art ou plutôt sur les arts : elle nous propose un discours sur l'art, sur le rapport entre eux, sur l'alliance du corps à l'esprit, et sur le rapport entre l'artiste et l'objet de création puisque l'artiste devient l'objet de sa création.

C'est sûrement pour cette raison que la Métachorie n'a pas survécu en tant que tel à Valentine : pendant la Première Guerre Mondiale, elle diffuse ses idées aux Etats-Unis, mais de retour en France en 1918, elle constate que le Paris artistique l'a plus ou moins oubliée pendant son absence. Sans sa présence pour représenter les œuvres, et pour diffuser ses théories, la Métachorie ne s'étend pas, ne trouve pas de nouveaux théoriciens.

Pourtant, il semble qu'elle ait tout de même été un maillon dans la chaîne de l'histoire de la danse. En rupture avec la danse traditionnelle, elle amorce ce qui va devenir la danse contemporaine qui, même si celle-ci ne revendique pas de filiation directe avec Valentine de Saint Point, exploite des concepts parfois similaires, comme la disjonction entre musique et geste chorégraphique, le lien entre corps et pensée, et aussi une image de la femme plus libre et sans corset.

La danse, via la Métachorie, trouve ses premières lettres de noblesse, en devenant un art autour duquel on peut établir des théories. La Métachorie participe aussi à l'émancipation progressive de la Femme.

Elle ne se contente pas de dire ses poèmes, elle les danse, ce qui est assez surprenant [...] Mme De Saint Point danse ses idées... 21

Annexe

Sur le site de l'Université de Paris I , on peut lire un article synthétique sur l'évolution de la danse

Bibliographie :

Véronique Richard de la Fuente, Valentine de Saint Point, une poétesse dans l'avant-garde Futuriste et méditerranéiste, Édition des Albères, 2003 Valentine de Saint Point, Manifeste de la Femme Futuriste, Mille et Une Nuits n°482, 2005

Notes

  1. Véronique Richard de la Fuente, Valentine de Saint Point, une poétesse dans l'avant-garde Futuriste et méditerranéiste, Édition des Albères, 2003. Toutes les références à V. Richard de la Fuente renverront à cet ouvrage (nous adoptons le code V. R. F. pour parler de Véronique Richard de la Fuente)
  2. Valentine de Saint Point, Manifeste de la Femme Futuriste, Mille et Une Nuits n°482, 2005.
  3. Valentine de Saint Point, Ibid., « La Métachorie », p. 51 et suivantes
  4. V. Richard de la Fuente, Op. Cit., p. 10
  5. Correspondance avec Marinetti, collection privée. Cité par V. Richard de la Fuente, Id., p. 125
  6. « Qu'est-ce qu'un manifeste littéraire ? », article disponible sur le site internet de Régis Debray
  7. Valentine de Saint Point, Op. Cit., p. 10 puis 11
  8. Ibid., p. 10-11
  9. Ibid., p 14
  10. Ibid.
  11. Ibid., p. 9
  12. Valentine de Saint Point, Ibid., p. 20-21 (Manifeste de la Luxure)
  13. Valentine de Saint Point, Un Amour, Paris, Ed Vanier Messein, 1906
  14. Cette conférence est reproduite par l'édition des Mille et Une Nuits déjà citée : p. 51 et suivantes
  15. Ibid., p. 51
  16. Ibid., p. 59
  17. Valentine de Saint Point, « Les débuts chorégraphiques », Lettre ouverte au Figaro publiée le 14 décembre 1913. Editée dans l'édition du Manifeste de la Femme Futuriste, Id. p. 45
  18. Voir l'annexe sur l'historie de la danse, plus bas
  19. Valentine de Saint Point, « La Métachorie », Ibid., p. 54
  20. Ibid., p. 57
  21. Article de Georges Casella paru dans Comoedia le 21 décembre 1912