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Évelyne Buissière (avril 2007)

La critique de l’imitation

Hegel récuse dès le début de son Esthétique l’idée que l’art devrait imiter la nature. Hegel refuse de penser l’art sous l’idée de mimesis.

. L’art ne peut égaler la nature. « En voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un vers faisant des efforts pour égaler un éléphant. ». L’objet naturel est vivant. L’œuvre ne peut rendre la vie. Elle n’en est qu’une caricature (des portraits ressemblants jusqu’à la nausée).

. En imitant, l’artiste ne fait qu’étaler son habileté. C’est une petite satisfaction subjective mais en fait, il n’a rien créé. « Tout outil technique, un navire par exemple, plus particulièrement, un instrument scientifique, doit lui procurer plus de joie parce que c’est sa propre œuvre et non une imitation. ».

. L’imitation de la nature prive l’art de sa liberté. « C’est priver l’art de sa liberté, de son pouvoir d’exprimer le beau. ». L’œuvre a son but en elle-même, elle n’a pas de finalité extérieure. L’esprit qu’elle exprime lui est immanent, il n’y a pas la philosophie et l’art qui l’exprimerait en la contemplant comme modèle, il faut penser l’esprit comme le contenu substantiel et immanent de l’œuvre, l’esprit est ce par quoi une œuvre a sens, il ne lui est donc pas une finalité extérieure. Hegel est d’ailleurs très ironique et prosaïque sur la prétendue finalité morale de l’art : « Les représentations de Marie-Madeleine, la belle pécheresse, ont induit en péché plus d’hommes qu’elles n’ont suscité de repentirs » ! Si l’art, en tant qu’il a un contenu substantiel traduit bien l’esprit d’un peuple et donc par là même, sa moralité concrète, il ne peut être au service d’une fin morale qui lui serait imposée de l’extérieur. S’il est vraiment art, il ne saurait non plus être immoral car sinon, il ne traduirait qu’une perversité individuelle et non de façon sérieuse et authentique, l’esprit d’un peuple. Pour Hegel, le problème de la censure ne se pose pas. Ce qui serait éventuellement à censurer n’est pas de l’art. Hegel synthétise « L’œuvre d’art poursuit une fin particulière qui lui est immanente. ».

L’imitation a une utilité subordonnée. L’artiste doit étudier la nature puisque ce qu’il créé a toujours une apparence sensible mais il ne doit pas simplement imiter. L’imitation fait partie de l’apprentissage technique de l’art, pas de son sens. « L’imitation de la nature par l’art a cependant sa valeur et son importance. Le peintre doit se livrer à de longues études pour se familiariser avec les rapports qui existent entre telles couleurs et telles autres, avec les effets et les reflets de la lumière, et pour apprendre à les traduire sur sa toile ou son papier. ». Hegel ne critique pas la part d’imitation dans l’art qui est inévitable à son époque, mais il critique les conceptions qui veulent que l’imitation soit la règle de la création artistique. Si l’art imitait, l’activité de l’esprit sous forme artistique serait soumise à une norme extérieure qui le transcende, ce ne serait pas une libre création, l’art n’aurait plus rien de spirituel.

Pourtant, on ne peut nier une part de réalisme dans l’art, un contenu qui n’est pas directement signifiant du point de vue spirituel même lorsque l’art exprime des sujets religieux. «La naissance du Christ et l’adoration des rois mages comporte nécessairement la présence d’un bœuf, d’un âne et d’une étable tapissée de paille. ».

De plus, lorsque l’art n’exprime pas des sujets religieux, ne tombe-t-il pas nécessairement dans l’imitation du profane ? Il peut montrer « toute l’accidentalité des formes et des rapports… tout le coté changeant, variable et instable à l’infini du monde objectif. ». EstII. Ce qui est montré est le contingent, ce qui n’a pas d’intérêt substantiel. Hegel distingue réalité et contingence : la contingence c’est l’accidentel, ce qui n’exprime rien, par exemple les idiosyncrasies individuelles, nos goûts purement subjectifs, les conduites qui n’ont aucun impact historique. Pour Hegel, tout n’est pas signifiant (ce qui laisse à l’individu une certaine latitude dans cette contingence. Nous sommes en grande part insignifiants, mais en retour, nous n’avons à répondre devant aucune instance de conduites purement privées). Un art qui s’attache à de tels détails mérite à peine le nom d’art. L’artiste doit bien choisir son sujet. Le contenu n’est pas indifférent pour Hegel : « On est en droit de se demander si de œuvres pareilles méritent encore d’être considérées comme des œuvres d’art véritables. ». EstII.. C’est pourquoi Hegel s’ennuie terriblement au théâtre lorsque sur la scène ne sont représentés que des petits drames du quotidiens (pensez à l’ennui terrible que génèrent cerains films à tendance psychologique !) : « Tout le monde est cordialement las de la représentation naturelle de petites histoires de la vie domestique quotidienne… tous ces soucis et tous ces tourments, chacun peut les trouver chez lui, dans sa propre maison, sans avoir besoin d’aller au théâtre pour assister à leur reproduction plus ou moins fidèle. ». La subjectivité a bien assez à faire pour tenter de surnager dans sa propre contingence sans que l’art ne l’y renvoie encore comme si cette contingence était l’essentiel. Or, c’est l’essentiel que l’art doit montrer, c’est pour cela qu’il se doit de traiter avec hauteur tout sujet étroitement contingent (autant Hegel admire le Goethe de la maturité, autant, il est assez sévère pour les Souffrances du jeune Werther.).

Ce qui est substantiel c’est ce qui est historique, c’est-à-dire ce par quoi la liberté de l’esprit s’objective. Mais les deux aspects se mêlent et vous vous souvenez sans doute du rôle que Hegel assigne aux passions dans l’histoire. L’art peut s’attacher à l’insignifiant (on le verra avec l’exaspération de l’art romantique). Mais en se donnant pour thème le quotidien, il doit aussi saisir dans ce quotidien ce qui exprime l’histoire du peuple auquel il s’adresse, ce qu’il y a de substantiel dans cette vie concrète. C’est le cas de l’art hollandais pour Hegel. Il ne se contente pas de représenter des objets, à travers les objets, il signifie l’intériorité d’un peuple. « La satisfaction que procure la peinture n’a pas sa source dans l’existence réelle des objets ; l’intérêt qu’elle suscite est purement théorique ; c’est l’intérêt pour le reflet extérieur de l’intériorité. » est III. Le peintre va attirer notre regard sur des objets, sur des scènes de la vie quotidienne « L’art attire notre attention sur des objets qui nous échappent dans la réalité courante. » EstIII. L’objet est ici un résultat de l’élaboration de la conscience du peintre, il n’est plus une donnée immédiate pour les sens. L’objet signifie le sens que l’artiste lui confère, il n’est plus une extériorité sensible mais la manifestation d’une intériorité. C’est pour cela que l’exactitude n’est plus un critère de l’œuvre : « La vérité de l’art n’est donc pas celle de l’exactitude pure et simple….. l’art pour être vrai doit réaliser l’accord entre le dehors et le dedans. ». Le dedans de l’artiste doit être substantiel, s’il n’est que contingence, il n’exprime rien de l’esprit et son œuvre ne mérite pas le nom d’art. C’est pourquoi, la virtuosité peut être précoce mais le grand art appartient toujours à la maturité. Le dedans de l’artiste doit donc être pénétré de l’historicité. Dans l’art hollandais, la nature morte traduit l’intérêt d’un peuple pour une vie matérielle durement conquise. « Les Hollandais ont trouvé le contenu de leurs tableaux en eux-mêmes, dans l’actualité de leur propre vie. ». Le bien-être matériel est résultat de leur lutte contre la nature et contre la domination espagnole. Il n’est pas un donné naturel mais une conquête historique par leur travail. « C’est ce cachet de robuste nationalité qu’on trouve dans La Ronde de Nuit de Rembrandt ». L’art n’est pas un reflet, il est une expression Il est le moyen à travers lequel l’esprit se représente à lui-même ce qu’il a de plus substantiel. Certes, à chaque moment historique, il se représente le degré de liberté que l’esprit objectif lui permet de se représenter (une poésie romantique est impensable au moyen-âge), mais il se représente dans l’élément de la liberté, c’est-à-dire de l’auto-conscience.

L’art permet ainsi de distinguer l’apparence (l’apparaître des choses avec toute leur contingence) de la manifestation (la présentation sensible d’un contenu essentiel), il élève l’apparence à la manifestation. « L’art creuse un abîme entre l’apparence et illusion de ce monde mauvais et périssable, d’une part et le contenu vrai des évènements, de l’autre pour revêtir ces évènements et phénomènes d’une réalité plus haute, née de l’esprit. C’est ainsi encore une fois, que loin d’être par rapport à la réalité courante, de simples apparences et illusions, les manifestations de l’art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie. » : l’art révèle l’essentiel, mais cette révélation ne prend sens que dans et par la philosophie. « il (l’art) présente sur la réalité extérieure la même supériorité que la pensée : ce que nous recherchons dans l’art comme dans la pensée, c’est la vérité. ». Comme la pensée, l’art dégage l’essentiel du contingent et exprime de façon sensible cet essentiel. Dans le monde sensible, l’essentiel est caché sous l’amas de la contingence, l’art le met en évidence. Hegel prend l’exemple d’un portrait : le peintre va effacer les aspects contingents du visage (une écorchure, une ride….) et mettre en évidence l’expressivité qui traduit la personnalité du modèle. A l’opposé des portraits réalistes, « les Madones de Raphaël, au contraire, présentent des formes du visage, des joues, des yeux, du nez, de la bouche, qui s’accordent bien avec l’amour maternel, heureux et joyeux, pieux et humble à la fois. On peut bien dire que toutes les femmes sont capables d’éprouver cet amour, ; sans doute, mais toutes les physionomies ne se prêtent pas à l’expression de cette profondeur d’âme. ». L’art gomme l’accidentel pour laisser voir ce qu’il y a de plus profond, la physionomie devient le miroir de l’intériorité en se libérant de la contingence.

Même lorsqu’il n’est pas directement lié à un contenu religieux, c’est l’esprit d’un peuple que l’art traduit. Il est le point de passage de l’esprit objectif à l’esprit absolu, ce en quoi les formes concrètes de la vie se dégagent de leur contingence pour parvenir à la conscience d’elles-mêmes. En tant que moment de l’esprit, l’art doit être compris dans son historicité (puisqu’il est spirituel, donc historique) et son historicité est logique (puisque manifestant un contenu essentiellement spirituel). Hegel ne fait pas une théorie générale de l’art sans tenir compte des œuvres (comme le fera Heidegger par exemple), il ne fait pas non plus une analyse empirique des œuvres. Il veut comprendre le sens de l’historique de l’art. C’est ce qui explique sa classification des arts.