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Évelyne Buissière (mars 2006)

II - Kant : analyse du jugement esthétique

Kant analyse le jugement esthétique selon les catégories qui sont celles de l’entendement : quantité, qualité, modalité relation. Le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance, il ne conduit à aucun concept, mais il met un sens, un ordre dans le monde. Il est donc normal de l’aborder par les catégories de l’entendement qui sont la façon la plus générale d’ordonner le divers de l’intuition.

Kant va montrer à chaque fois comment dans la mise en oeuvre de ces catégories, le jugement de goût n’apporte pas de connaissance sur le contenu mais échappe pourtant à la relativité d’une définition du goût comme phénomène simplement anthropologique ou social.

Du point de vue de la qualité

Lorsque nous jugeons qu’un objet est beau, nous mettons sa représentation en rapport non aux déterminations de l’objet mais en rapport « au sujet et au sentiment de plaisir et de peine de celui-ci ». C’est la représentation et non l’objet qui est cause du sentiment de plaisir ou de peine. Pour formuler un jugement de goût, il faut être indifférent à l’existence de l’objet. Il ne doit pas nous affecter dans sa matérialité. C’est uniquement sa représentation qui doit être à l’origine du sentiment de plaisir ou de peine.

C’est pourquoi le beau n’est pas l’agréable.

L’agréable est ce qui plaît aux sens. L’agréable est une conséquence de la matérialité de l’objet qui cause un effet sur mes sens. Il y a bien un plaisir de l’agréable mais c’est un plaisir empirique, lié à un enchaînement causal : la rencontre entre un aliment agréable et vos papilles gustatives produit un plaisir empirique.

Au contraire, dans le jugement du goût, c’est la simple représentation de l’objet qui entre en compte. Nous ne sommes donc pas affectés empiriquement. « Le jugement de goût est seulement contemplatif. ». §5. C’est pourquoi Kant parle d’une satisfaction désintéressée. L’intérêt est la satisfaction liée à la représentation de l’existence d’un objet. Il a un rapport avec la faculté de désirer. Dans la contemplation esthétique, aucun intérêt n’entre en jeu. C’est un plaisir libre, « une faveur » dit Kant. La matérialité de l'objet est exclue : une couleur pour Kant ne peut pas être belle toute seule

Kant conclut donc :

Le goût est la faculté de juger d’un objet ou d‘un mode de représentation sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction. §5

Dans l’Assujettissement philosophique de l’art, Danto s’interroge sur ce que peut bien être ce plaisir désintéressé :

Kant « tenait à montrer que le jugement esthétique est universel, ce qui, d’une façon ou d’une autre est incompatible avec le fait d’être lié à un intérêt : si mon jugement est contaminé par les intérêts, il peut difficilement prétendre à l’approbation de ceux dont les intérêts sont différents. »

Mais en faisant sortir l’art du monde des intérêts, « l’art est systématiquement neutralisé. ». En conséquence, le plaisir qu’il procure n’est qu’un semblant de satisfaction. « Kant a pensé que l’art devait procurer du plaisir, mais un plaisir désintéressé, c’est-à-dire une satisfaction insipide, puisque sans rapport avec la satisfaction des besoins réels ou l’accomplissement des tâches véritables. ».

Dans Après la fin de l’art, il approfondit les conséquences : « le jugement esthétique est essentiellement universel et se situe en dehors de la politique, précisément parce que cette dernière est la sphère des conflits et plus particulièrement des intérêts conflictuels. » Avec cette notion de plaisir désintéressé, Kant élabore ainsi la notion de distance esthétique qui vide l’art de tout pouvoir pratique.

Du point de vue de la quantité

Puisque la satisfaction fournie par l’objet jugée beau est une satisfaction désintéressée, tout un chacun peut l’éprouver. « Qui a conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d’intérêt, ne peut faire autrement que d’estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour tous. ». §6. Mais cette universalité ne se fonde pas sur un concept (une connaissance de l’objet qui montrerait que son concept inclut à titre de détermination le fait d’être beau et que tout être connaissant devrait reconnaître), car le jugement de goût n’est pas déterminant mais réfléchissant, il a rapport aux facultés du sujet, à son sentiment de plaisir ou de peine et non aux déterminations de l’objet. Donc, cette universalité ne se fonde pas sur un concept. C’est une universalité sans concept, une universalité esthétique.

Il faut donc voir ce sur quoi repose cette universalité. Ce qui est communiqué, ce n’est pas un contenu objectif. C’est un « état d’esprit qui se présente dans le rapport réciproque des facultés représentatives. »§6. Les facultés qui interviennent sont l’imagination (au sens de la capacité à unifier une diversité sensible pour produire une image) et l’entendement (comme capacité à produire la synthèse qu’est le concept). Dans la connaissance, imagination et entendement s’accordent pour produire un concept d’un objet auquel corresponde une intuition. Cet accord est strictement normé par l’objectivité qu’il faut atteindre. Or, dans la représentation esthétique, il n’y a pas de concept : imagination et entendement peuvent fonctionner ensemble sans limites. C’est ce que Kant appelle un « libre jeu de l’imagination et de l’entendement. »§6. La représentation de l’objet entre parfaitement sous la notion de beauté et la beauté semble s’incarner parfaitement dans l’objet alors que nous n’avons pas de concepts de beauté. Mais les opérations de subsumer un particulier sous du général et de schématiser une notion pour lui donner une image particulière (opérations qui sont le travail commun de l’entendement et de l’imagination dans la connaissance) se font ici avec une aisance parfaite ! Le plaisir vient de « l’harmonie des facultés de connaissance. » §6.

Kant conclut dans son analyse « Est beau ce qui plaît universellement sans concept. » §6. Une analyse en termes cognitifs d’une œuvre d’art (son sens, la signification de ses éléments) n’est donc pas pour Kant un jugement de goût. La jugement de goût n’a rien de cognitif.

Du point de vue de la relation

On a une fin lorsque la représentation d’un objet le précède et est sa cause. « La représentation de l’effet est alors le principe déterminant de sa cause et la précède. » §10. On a finalité lorsque une volonté a ordonné une action à partir de la représentation d‘une fin et de certaines règles pour l’obtenir. Mais on peut penser une finalité sans représentation claire de la volonté qui en est à l’origine ni des fins qu’elle s’est fixées. On parlera de finalité sans fin : l’objet semble finalisé mais on ne sait pas vers quelle fin. « La finalité peut donc être sans fin dans la mesure où nous ne posons pas les causes de cette forme en une volonté. ». Dans l’objet beau, c’est comme si cet objet avait été fait pour stimuler le jeu de nos facultés mais on ne peut en être certain. Kant s’intéresse surtout à la beauté naturelle et à moins de supposer que Dieu a fait la nature pour le plaisir de nos yeux, on ne sait pas la finalité de la beauté des paysages qui nous entourent. Le plaisir n’est donc pas la finalité de l’objet beau, c’est parce que l’objet nous semble finalisé qu’il y a plaisir esthétique.

L’idée de finalité sans fin interdit d’identifier la beauté à la perfection. La perfection suppose une finalité représentée, ou du moins de règles clairement établies pour réaliser cette perfection. Si l’œuvre était belle dans la mesure où elle était parfaite, on aurait une représentation de la fin et on n’aurait plus affaire à un jugement proprement esthétique. « Le jugement de goût est un jugement esthétique , c’est-à-dire un jugement qui repose sur des principes subjectifs et dont le principe déterminant ne peut être un concept , ni par conséquent le concept d’une fin déterminée. »§15. Ce sont nos facultés qui fonctionnent de façon finalisées quand nous contemplons la beauté. Ce n’est pas l’objet qui est finalisé.

Kant va faire au détour de cette analyse la distinction entre beauté libre et beauté adhérente. beauté libre : « des fleurs », « le colibri », « le perroquet » ne correspond à aucun idéal de perfection. Dans ce cas, « le jugement de goût est pur. » La nature est le meilleur exemple de beauté libre qui permet un jugement de goût pur.

Par contre, quand on suppose le concept d’une fin, on parle de « beauté adhérente » et le jugement de goût n’est pas pur car on a une liaison de la satisfaction esthétique et de la satisfaction intellectuelle.

Kant conclut ce moment : « la beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans la représentation d’une fin. »

Du point de vue de la modalité

Le jugement de goût est universel. « Celui qui déclare une chose belle estime que chacun devrait donner son assentiment à l’objet considéré et aussi le déclarer comme beau. »§19. Il fonde donc une communauté sensible a priori. « Ce n’est donc que sous la présupposition qu’il existe un sens commun… qu’un jugement de goût peut être porté. » § 20. Mais Kant se demande si ce sens commun est un fait ou plutôt une exigence de la raison qu’il faut réaliser. En tout cas, l’idée d’un sens commun ne signifie pas que tous les hommes trouvent belles toutes les mêmes choses, sinon, l’objection à la thèse kantienne serait évidente.

Kant conclut ce quatrième et dernier moment : « est beau ce qui est reconnu sans concept comme objet d’une satisfaction nécessaire. ». Il y a une prétention à la nécessité sans concept. C’est une nécessité sans loi qui dérive non de l’objectivité d’un concept mais de l’universalité d’un état subjectif.

Le jugement esthétique n’est pas une espèce de désir puisqu’il ne peut se réduire à la volonté dans son usage inférieur (l’agréable) ou supérieur (le bien). Mais il conserve tout de même les caractères du désir : la satisfaction et le plaisir mais c’est un plaisir esthétique, un plaisir sans désir.

Le jugement esthétique n’est pas une espèce de connaissance, il n’apporte aucune connaissance de l’objet sur lequel il porte.

Il permet de penser une communauté humaine sensible et aussi de penser une réconciliation entre la sensibilité et l’intelligence dans l’homme puisqu’il s’agit d’éprouver du plaisir (sensible) à une forme (abstraite). Ni les animaux ni les purs esprits ne sont sensibles au beau : « La beauté n’a de valeur que pour les hommes, c’est-à-dire des êtres d’une nature animale mais cependant raisonnable, et cela non pas en tant qu’êtres raisonnables mais aussi en temps en tant qu’ils ont une nature animale. » §5.

Cette communicabilité universelle que fonde le goût laisse-t-elle entendre qu’un homme isolé n’aurait aucune raison d’avoir des jugements de goût ni de rechercher le plaisir esthétique ? « Un homme abandonné sur une île déserte ne tenterait pour lui-même d’orner ni sa hutte, ni lui-même ou de chercher des fleurs encore moins de les planter pour s’en parer. » §41. Mais il faut distinguer ce qui tient du plaisir et du goût pur. L’admiration pour la beauté de la nature peut être solitaire et elle révèle un sens moral : « J’accorderais volontiers que l’intérêt relatif aux beautés de l’art ne donne aucune preuve d’une pensée attachée au bien moral…. En revanche, je soutiens que prendre un intérêt immédiat à la beauté de la nature est toujours le signe d’une âme qui est bonne. »§131. En lecteur de Rousseau, Kant se méfie du plaisir pris à la culture qui peut être un plaisir lié à la seule vanité de paraître cultivé. Par contre, le plaisir pris à la nature ne permet pas de briller en société et il est le signe d’une capacité à ne pas voir le seul aspect matériel, sensible des choses, il est une approche du désintéressement nécessaire à l’attitude morale. « Celui qui dans la solitude contemple la belle forme d’une fleur sauvage, d ‘un oiseau, d’un insecte, etc. afin de les admirer, de les aimer, celui-là prend un intérêt immédiat à la beauté de la nature. »

L’imagination est libre. « Si donc dans les jugements de goût l’imagination doit être considérée dans sa liberté, elle ne sera pas comprise en premier lieu comme reproductrice, comme lorsqu’elle est soumise aux lois de l’association, mais comme productive et spontanée (en tant que créatrice de formes arbitraires d’intuitions possibles. ». §22. Elle suppose ainsi une variété qui s’accorde avec l’entendement mais sans qu’on ait une règle. Il y a donc dans le beau une diversité.

C’est pourquoi le beau de la nature est pour Kant plus significatif que l’art dans lequel il y a du répétitif à cause de sa part de techné : « Même le chant des oiseaux que nous ne pouvons ramener à aucune règle musicale paraît comprendre plus de liberté et pour cette raison contenir plus pour le goût que le chant humain qui est dirigé suivant toutes les règles de l’art musical ; c’est que l’on se lasse bien plus tôt de ce dernier lorsqu’il est répété souvent et longtemps. » §22

En effet, le chant peut être ramené à des règles et il n’y a plus ce libre jeu de nos facultés, plus cette finalité sans fin. Au bout d’un moment, on a compris et on s’ennuie. Tandis que dans la nature, comme la finalité n’est jamais connue, le libre jeu des facultés n’a pas de fin et on peut s’enchanter à l’infini d’un paysage tandis qu’au bout d’un moment, on a l’impression d’avoir compris un tableau ou un morceau musical et on a envie de passer à autre chose. Kant a le sens de la beauté de la nature qui permet ce jeu infini de nos facultés. « Il en est ainsi dans la vision des changeantes figures d’un feu en une cheminée, ou d’un ruisseau qui chante doucement, car ces choses qui ne sont point des beautés, comprennent néanmoins pour l’imagination un charme, puisqu’elles en soutiennent le libre jeu. » §22. Ce ne sont point des beauté car il y a une finalité repérable. Mais la diversité des figures soutient le libre jeu de nos facultés et c’est pour nous un plaisir inépuisable. Nous avons donc trouvé un plaisir proprement esthétique.

Pour apprécier un paysage, il n’est pas besoin d’être cultivé. Ce n’est pas le peintre qui nous apprend à voir la nature pour Kant. La beauté naturelle est donc supérieure à la beauté artistique pur Kant car elle est purement esthétique tandis qu’il y a une part de plaisir cognitif dans l’œuvre artistique.

Une telle approche du jugement de goût nous conduit à réfléchir sur l’art, car si le jugement de goût relève d’une finalité sans fin, d’une universalité sans concept, l’art en tant qu’œuvre d’art, est toujours le produit d’une activité intentionnelle. Comment Kant définit-il l’art pour qu’il puisse être objet d’un jugement de goût et que donc le jugement de goût ne porte pas seulement sur la beauté naturelle même si la beauté naturelle en constitue le paradigme ?